Opinion
Variations autour du racisme
Rudolf Bkoucke
© Rudolf
Bkoucke
Mercredi 16 mars 2016
Introduction : quand
les opprimés deviennent oppresseurs
Lorsque j’étais
adolescent, à la fin de la seconde
guerre mondiale, je pensais qu’un Juif
ne pouvait être raciste. Comment les
victimes du racisme pourraient-elles
être racistes ? Et puis j’ai appris que
cette question n’avait aucun sens.
J’ai d’abord été
frappé, dans l’enseignement de
l’histoire que j’ai reçu au lycée, par
le fait que des opprimés pouvaient
devenir oppresseurs. Lorsque les
Hongrois, après avoir lutté contre
l’Empire d’Autriche, obtinrent la
transformation de l’Empire autrichien en
Empire austro-hongrois, les peuples
soumis à l’Autriche furent partagés
entre ceux qui dépendaient de Vienne et
ceux qui dépendaient de Budapest.
Lorsque les peuples dépendant de
Budapest revendiquèrent les mêmes droits
que les Hongrois avaient conquis sur les
Autrichiens, ils furent réprimés par les
Hongrois. Ainsi ceux qui se révoltèrent
contre l’Autriche surent à leur tour
s’opposer aux revendications de ceux
qu’ils dominaient.
Cette situation n’a
rien d’exceptionnel, elle est courante
dans l’histoire, l’exemple emblématique
étant celui des Chrétiens qui, après
avoir pris le pouvoir dans l’Empire
Romain avec l’arrivée de l’empereur
Constantin, n’eurent de cesse d’imposer
le christianisme aux habitants de
l’Empire. Ainsi les Chrétiens persécutés
dans l’Empire Romain devinrent à leur
tour persécuteurs.
Dernier exemple,
lorsque, en 1954, les Algériens se
soulevèrent contre l’occupation
française, les Français qui avaient
lutté contre l’occupation allemande de
leur pays menèrent une guerre brutale
contre les Algériens jusqu’à ce qu’ils
comprennent que, même gagnant sur le
plan militaire, ils ne pourraient
vaincre ceux qui se battaient pour la
liberté de l’Algérie.
Plus tard, je me
souviens avoir été choqué par cette
réflexion d’un Touareg qui m’expliquait
qu’après avoir été colonisés par les
Français, les Touareg étaient
aujourd’hui colonisés par les Algériens.
Quant aux discours sur l’unité
algérienne au ton très jacobin, ils
m’ont rappelé combien était difficile la
question de la libération des peuples.
Pour revenir aux
Juifs, je pourrais rappeler combien les
Juifs d’Algérie, devenus Français par la
grâce du décret Crémieux de 1870, se
sentaient, au milieu du XXe siècle bien
plus français qu’algériens, et que, dans
leur grande majorité, ils ont choisi la
France contre l’Algérie [1].
Ce que le FLN algérien n’a pas compris.
C’était la première fois que j’ai
compris que des Juifs pouvaient, malgré
leur histoire, devenir racistes.
Et c’est bien plus
tard que j’ai compris combien le
sionisme allait conduire au
développement d’un racisme anti-arabe
parmi les Juifs, rappelant une fois de
plus qu’aucun groupe humain n’est
préservé de cette gangrène qu’est le
racisme.
Jouer à la
science
On peut considérer
que le racisme est une invention récente
liée au développement du colonialisme,
c’est une vision quelque peu
simplificatrice. Il est vrai que le
colonialisme a su utiliser le racisme
particulièrement en contribuant à son
développement parmi les populations
européennes qui allaient s’installer
dans les colonies (cf. ci-dessous le
paragraphe consacré aux "petits
blancs"), mais réduire le racisme à une
conséquence du colonialisme revient à
oublier sa signification
anthropologique [2].
Encore qu’il faille savoir distinguer
entre le racisme et les différents
phénomènes de rejet telle la xénophobie
ou l’intolérance religieuse. Le terme
"barbare" qui désigne, chez les Grecs de
l’Antiquité, ceux qui ne savent pas
parler parce qu’ils ne parlent pas grec
est-il une forme de racisme ? Quant à
l’intolérance religieuse, en particulier
celle des monothéismes, participe-t-elle
du racisme ? En principe les Infidèles
qui se convertissent entrent dans la
communauté des croyants [3].
Le racisme s’appuie
sur la notion de race, mais qu’est-ce
qu’une race ? On a donné à ce terme un
sens biologique renvoyant aux races
animales et végétales, mais peut-on
réduire le racisme entre les hommes à un
phénomène d’ordre biologique. Il est
vrai que le XIXe siècle scientiste a
tenté d’élaborer une classification des
hommes et que les adeptes du racisme ont
cherché à s’appuyer sur la biologie pour
non seulement définir une
classifications des races humaines mais
encore définir une hiérarchie entre ces
races, plaçant la race blanche au
sommet [4].
D’une certaine façon leurs prétentions
scientifiques allaient conduire à un
déplacement de la question. Tandis que
certains, s’appuyant sur la biologie,
cherchaient à donner une légitimité
scientifique au racisme, d’autres, pour
contrer ce "racisme scientifique", loin
de se contenter de montrer l’inanité de
cette légitimation "scientifique" du
racisme, cherchaient au contraire à
montrer que la biologie était
antiraciste. Ainsi se développaient deux
discours en miroir, l’un proclamant la
vérité des races et du racisme, l’autre
rétorquant qu’ils n’existaient pas de
races à l’intérieur de l’espèce humaine
et proclamant la fausseté du racisme.
Mais qu’est-ce que
cela veut dire que le racisme est faux ?
Le racisme est une idéologie qui
s’intéresse aux relations entre les
hommes et il faut critiquer le racisme
en tant qu’idéologie. S’il est important
de démonter les arguments
pseudo-scientifiques qui justifient le
racisme, il est illusoire de penser que
cette nécessaire critique soit
suffisante pour lutter contre le
racisme.
Du racisme
Le racisme est une
façon pour un groupe humain (qu’on
l’appelle peuple, civilisation ou autre
chose importe peu ici) de se défendre
contre les autres groupes humains,
attitude d’autant plus forte que les
mœurs de ces autres groupes peuvent
apparaître comme "une sorte de
monstruosité ou de scandale" comme
l’explique Lévi-Strauss dans Race et
Histoire [5],
une façon aussi de marquer sa
spécificité voire sa supériorité. Le
racisme consiste alors non seulement à
classer les divers groupes humains mais
à les essentialiser au sens où les
membres de chacun des groupes
possèderaient des caractères immuables,
bons ou mauvais, auxquels il ne saurait
échapper. Il devient alors facile de "scientifiser"
cette essence, la biologie apparaissant
comme l’une des formes les plus
pertinentes de cette "scientifisation" [6].
La lutte contre le racisme exige de
lutter contre cette essentialisation.
Cela renvoie à l’opposition "nature /
culture" entre ce qui caractérise
l’espèce humaine du point de vue
biologique, et on sait aujourd’hui qu’il
existe une seule espèce humaine, et ce
qui participe de la culture, laquelle
prend des formes différentes dans les
divers groupes humains. Contrairement à
la biologie, la culture ne définit pas
une essence dans la mesure où elle se
transforme au cours de l’histoire,
transformation dont les hommes sont
acteurs. C’est bien la distinction entre
l’évolution des espèces mise en avant
par Darwin, phénomène naturel, et
l’histoire des hommes faite par des
hommes. Si le ressort de l’évolution est
lié à ce que Darwin appelait la
sélection naturelle, laquelle est
indépendante des espèces qui la
subissent, la situation est différente
en ce qui concerne l’histoire des
hommes. Darwin explique lui-même que la
sélection naturelle a produit une espèce
qui échappe à la sélection naturelle,
une espèce qui est devenue responsable
de son histoire. C’est en cela que l’on
peut dire que l’espèce humaine est
sortie de l’état de nature.
Le racisme des
petits blancs
L’expression "petit
blanc" est une expression de mépris.
Elle désigne, dans les colonies de
peuplement, les plus pauvres des
colonisateurs, ceux qui sont au bas de
l’échelle mais qui trouvent une
compensation dans le fait d’être au
dessus des colonisés. C’est ce sentiment
de supériorité qui les conduit à être
solidaires de la colonisation et qui les
conduit à un racisme exacerbé contre les
indigènes. C’est ainsi que les "petits
blancs" de l’Algérie française, qui
représentaient une grande partie de la
population européenne, se sont retrouvés
dans l’OAS luttant à la fois contre les
Algériens et contre le gouvernement
français, croyant défendre leurs
"privilèges" de soutiers de la
colonisation alors que les plus riches
des colons préparaient leur venue en
France [7].
Ce phénomène "petit blanc" s’est étendu
en France avec le développement de
l’immigration venue des anciennes
colonies françaises dont les enfants et
petits-enfants, même devenus français,
sont encore considérés comme des
étrangers comme le montre le numérotage
des générations [8].
Ainsi se développe un racisme populaire
qui fait les délices d’un mouvement
comme le Front National qui met en avant
le slogan "Les Français d’abord". Reste
qu’il faut se garder de renvoyer ce
racisme de "petit blanc" au seul Front
National, la référence à ce mouvement
permettant d’occulter un mouvement
raciste plus large qui s’étend jusqu’à
la gauche comme le montre le rôle des
gouvernements de gauche dans
l’élaboration de lois contre
l’immigration ou, plus proches de nous,
le projet de déchéance de la nationalité
française pour les binationaux qui
participeraient à des actions
terroristes ou mettraient en danger
l’Etat. Dans ce cas, ceux qui sont visés
ne sont pas les étrangers ou les
Français d’origine étrangère mais ceux
d’entre eux qui viennent des pays
arabes. On rejoint ici ce qu’on appelle
l’islamophobie, laquelle est
essentiellement un racisme anti-arabe,
jouant sur une confusion classique entre
Arabe et Musulman.
Le racisme comme
essentialisme
Ce qu’on appelle
islamophobie est essentiellement un
racisme anti-arabe jouant sur la
confusion classique entre Arabe et
Musulman. On semble ignorer qu’il existe
des Arabes non musulmans et que la
majorité des Musulmans ne sont pas
arabes. Mais cela importe peu aux
islamophobes qui, en bon racistes, ont
essentialisé les Musulmans. Comme tout
essentialisation d’un groupe humain,
cette essentialisation repose sur une
ignorance : l’Islam serait "un" comme
s’il n’y avait pas une multiplicité de
courants dans l’Islam. Cette croyance en
un Islam monolithique conduit les uns à
voir dans tout Musulman un fanatique
proche de DAESH et les autres, au nom du
refus de l’islamophobie, à refuser de
voir que DAESH est un courant de
l’Islam, un courant parmi d’autres. Ces
deux attitudes ont en commun une volonté
d’essentialisation de l’Islam. On voit
ainsi apparaître d’autres formes
d’essentialisation que celle qui
s’appuie sur la biologie ; c’est alors
moins la notion de race au sens
biologique qui est en cause, la notion
de race n’est qu’une forme
d’essentialisation qui consiste à
classer et à hiérarchiser les groupes
humains. Mais quelle que soit la forme
de cette essentialisation, elle est
présentée par ses adeptes comme
naturelle. Ainsi à côté de
l’essentialisation "biologique", on peut
voir des essentialisations
"culturelles", lesquelles sont peut-être
plus anciennes et plus importantes que
l’essentialisation biologique qui n’est,
somme toute, qu’une caricature de
science.
Si
l’essentialisation "biologique" est
théoriquement facile à démonter, les
essentialisations "culturelles" sont
plus sournoises dans la mesure où elles
s’appuient sur une occultation de
l’historicité. On oublie ainsi que les
religions s’inscrivent dans l’histoire
et que, loin de relever de quelque
transcendance, elles sont œuvre humaine.
De même, on oublie que les nations se
construisent dans l’histoire et on
définit la nation comme une entité
transcendante comme le montre par
exemple le classique discours sur la
France éternelle [9].
C’est cette volonté
d’éternité qui conduit à oublier que le
monothéisme est un phénomène historique
et que l’apparition de ses différentes
formes, la juive, la chrétienne et la
musulmane, relève de l’histoire.
Indépendamment des jugements que l’on
peut porter sur le monothéisme et ses
diverses formes, ce qui importe c’est de
rappeler qu’il s’agit de phénomènes
historiques. S’il est difficile pour un
croyant d’accepter que sa foi s’inscrive
l’histoire, c’est la prise en compte de
cette historicité qui permet à la fois
de lutter contre l’intolérance
religieuse et contre cette forme de
racisme que constituent les agressions
contre les croyants [10].
Cet oubli de
l’historicité a deux conséquences. D’une
part il conduit certains courants
religieux, dans les trois monothéismes,
à chercher dans la tradition un modèle
de vie, oubliant que la tradition est
une réinvention permanente. D’autre part
il conduit à voir dans une religion un
bloc monolithique, et cela autant chez
les adeptes que chez les adversaires,
oubliant la diversité des courants et
les oppositions entre ces courants.
De la critique
du racisme
Le racisme est une
idéologie aux effets dangereux par les
violences auxquelles elle conduit. En
cela la lutte contre le racisme est
nécessaire moins pour des raisons
éthiques que pour le maintien de
l’équilibre social, c’est en cela que
l’antiracisme relève du Droit. Mais
lutter contre le racisme demande d’abord
de chercher à comprendre les ressorts de
cette idéologie et les raisons qui
amènent certains à y adhérer. Il y a une
forme de lutte contre le racisme qui
consiste à trouver les coupables, ainsi
le colonialisme déjà cité, l’intolérance
religieuse, y compris lorsque l’on
transforme la laïcité en dogme,
autrement dit en une nouvelle religion,
et certaines formes de nationalisme.
Mais si trouver les coupables peut nous
éclairer sur le fonctionnement du
racisme, cela est insuffisant. On oublie
trop souvent que si une idéologie
réussit, c’est parce qu’elle donne
l’illusion de résoudre un problème. Si
le racisme réussit, c’est moins parce
que des "manipulateurs" réussissent à
convaincre qu’ils ont raison que parce
que ceux qu’ils veulent convaincre sont
prêts à accepter leurs arguments,
autrement dit si des "manipulateurs"
réussissent c’est parce qu’ils savent
que les "manipulés" sont prêts à
accepter ce qu’on leur propose. Lutter
contre le racisme demande de regarder
autant du côté des "manipulés" que du
côté des "manipulateurs".
Nous avons cité ci-dessus l’exemple des
"petits blancs" et la tendance à la
transformation des populations de
certains pays d’immigration en "petits
blancs" ; c’est le cas en France avec
l’arrivée d’immigrés venus des anciennes
colonies françaises. Face à cette
tendance, il est alors facile de
s’attaquer aux immigrés comme on le voit
avec les succès relatifs du slogan du
Front National "Les Français d’abord"
qui reprend le vieux slogan
d’extrême-droite "La France aux
Français" mais plus encore avec les
politiques de contrôle des immigrés
mises en place par des gouvernements de
droite ou de gauche qui ont su montrer
leur incapacité, voire leur refus, de
lutter contre le racisme. On le voit
encore avec cette politique
"sécuritaire" qui, pour répondre aux
attentats islamistes [11],
ne peut qu’augmenter la méfiance envers
les Français d’origine arabe ou
africaine, comme si ces Français
considérés comme "pas tout à fait
français" étaient complices des auteurs
d’attentats. On le voit encore avec le
refus européen des réfugiés baptisés
"migrants" comme si cette nouvelle
appellation rendait moins insupportable
le refus d’accueillir en Europe des
étrangers considérés comme des intrus [12].
Contre cette transformation d’une partie
des populations européennes, il ne
suffit pas de crier au populisme comme
on l’entend souvent. Il faut revenir sur
ce qui fonde le racisme,
l’essentialisation des étrangers et en
particulier aujourd’hui
l’essentialisation des Musulmans. Comme
si l’Europe voulait réaffirmer ses
racines chrétiennes et rappeler que la
guerre entre le monde chrétien et le
monde musulman est toujours actuelle [13].
C’est d’ailleurs au nom de cette guerre
que l’on a inventé la "tradition
judéo-chrétienne" qui permet de
substituer au racisme antijuif un
racisme antimusulman [14].
Mais la lutte contre le racisme
essentialiste doit être claire. Cette
lutte est politique et renvoie au Droit
avant que de participer d’une éthique ou
de relever de l’affectif. De même que la
notion d’amour du prochain des religions
monothéistes peut conduire à distinguer
parmi les hommes qui a droit au titre de
prochain et qui ne l’a pas, la notion de
droits de l’homme, si elle est posée en
termes d’affects, peut conduire à
distinguer parmi les hommes qui a droit
au titre d’homme et qui n’est que
sous-homme, distinction qui relève du
racisme le plus brutal et qui traduit le
fait que pour nombre d’Etats, les droits
de l’homme consistent à défendre ceux
qui sont opprimés par les Etats ennemis
et d’oublier les autres. Ici l’affectif
ne peut que conduire à entretenir des
discriminations.
La question n’est pas de refuser toute
sympathie envers les victimes du racisme
mais de rappeler que la sympathie ne
saurait être le ressort de la lutte
contre le racisme et plus généralement
de la lutte contre les oppressions [15].
C’est cela qui nous conduit à revenir
sur la distinction entre fraternité et
solidarité telle qu’est explicitée par
Hannah Arendt [16].
Annexe 1 :
fraternité et solidarité
Pour préciser ce que nous disons, nous
revenons sur la distinction entre
fraternité et solidarité
La fraternité exige l’amour de tous,
autant dire qu’elle n’exige rien tant la
notion d’amour de tous est vague et
n’est souvent qu’un masque destiné à
permettre la distinction entre ceux qui
sont dignes d’être aimé (le prochain des
religieux) et les autres. . En ce sens
la fraternité participe de l’affectif et
non du politique, elle marque à la fois
une proximité entre ceux qui se
reconnaissent frères et une exclusion
des autres. Comme le dit Hannah Arendt,
on peut considérer que la fraternité est
"le grand privilège des peuples
parias", entendant par cela que la
fraternité est une manifestation "des
peuples persécutés". Que l’on
partage ou non le point de vue de Hannah
Arendt, on peut considérer que la
fraternité joue un rôle important dans
la lutte que mènent les opprimés pour
leur libération.
Mais si le sentiment de fraternité a
joué et joue encore un rôle dans les
luttes des opprimés dans la mesure où
elle renforce les liens entre eux, il ne
saurait être question d’étendre ce
sentiment et cela pour deux raisons. La
première signalée par Hannah Arendt, est
que la fraternité, en tant qu’elle est
un privilège des parias, n’est pas
transmissible. La seconde est que, si la
fraternité des parias est la marque
d’une réelle solidarité entre les
membres d’un groupe humain persécuté,
elle ne peut s’étendre à moins de se
réduire à un ersatz de l’amour
prôné par les religions monothéistes,
celui du commandement "aime ton
prochain comme toi-même". Il n’y a
a priori aucune fraternité entre
les parias et les autres, celle-ci ne
peut-être qu’un sentiment artificiel,
aussi sincère soit-il, qui peut conduire
pour des raisons diverses le non-paria à
aimer le paria, mais cela risque de
n’être qu’une forme de condescendance,
et le paria à aimer celui qui prend la
peine de se pencher sur son triste sort.
La fraternité devient ainsi
inégalitaire, ce qui ne remet pas en
cause la sincérité des uns et des autres
mais la sincérité est ici secondaire [17].
Toute autre est la notion de solidarité.
Elle s’appuie sur les liens effectifs
qui existent entre les hommes et qui les
conduisent à se regrouper devant un
danger commun [18],
il n’est point question d’amour mais de
nécessité et en cela elle engage de
façon impersonnelle au sens qu’elle
construit des liens qui dépassent les
sentiments individuels ; c’est dans
cette dépersonnalisation des rapports
qu’il faut comprendre la notion de
droit.
Annexe 2 : des
droits de l’homme
La notion de droits de l’homme,
aujourd’hui trop souvent galvaudée, se
définit via la dépersonnalisation
des relations, c’est cette
dépersonnalisation qui permet d’assumer
la tension entre un universalisme formel
et les particularismes autour desquels
se groupes humains [19],
ce que l’on résumer en disant que pour
préserver l’universalisme, c’est-à-dire
l’égalité entre les hommes [20],
il faut que les particularismes puissent
s’exprimer. Ce que Levi-Strauss résume
succinctement sous la forme suivante :
"L’humanité est
constamment aux prises avec deux
processus contradictoires dont l’un tend
à instaurer l’unification, tandis que
l’autre vise à maintenir ou rétablir la
diversification." [21]
Pour que le droit
atteigne l’universel, il faut qu’il se
débarrasse de toute notion d’amour ;
l’amour n’existe qu’à travers des
affinités nécessairement subjectives
(que ce soit la subjectivité des
personnes ou la subjectivité des groupes
humains). En ce sens la démocratie au
sein de la nation se définit moins à
travers la fraternité qu’à travers les
solidarités de fait qui se construisent
entre les membres de cette nation [22].
Je ne suis pas obligé d’aimer mon voisin
mais je dois le considérer comme mon
égal du point de vue du droit, et c’est
parce qu’elle se situe au-delà des
sentiments personnels que l’égalité des
droits se relie à la solidarité.
En ce sens la lutte contre le racisme
relève moins du "aimez-vous les uns
les autres" des religions
monothéistes que du "respectez-vous
les uns les autres" de l’égalité des
droits.
[1] On
peut rappeler que l’Algérie française
fut l’un des hauts lieux de
l’antisémitisme français et que Drumont
fut député d’Alger à la fin du XIXe
siècle. Rappelons qu’à l’époque les
Algériens, définis comme sujets
français, ne participaient aux
élections.
[2] Nous
renvoyons à l’ouvrage de Claude
Lévi-Strauss, Race et Histoire et
Race et Culture, Albin Michel, Paris
2001
[3] Ils
deviennent ainsi des "prochains"
rappelant que le commandement d’amour
s’adresse d’abord à ceux que l’on
considère comme des "prochains".
[4] Mais
qu’est-ce que la race blanche ? Dans
l’ancienne classification des quatre
races, la blanche, la noire, la jaune et
la rouge, que l’on enseignait encore
dans les années cinquante du siècle
dernier, la race blanche incluait les
caucasiens (les Européens) et les
Arabes, aujourd’hui la tendance est de
réduire la race blanche aux seuls
Européens, ainsi vont les modes. On a
pendant longtemps confondu la
classification des races et la
classification des langues ce qui n’a
pas grand sens, on sait que la
propagation des langues et leur
développement relève de l’histoire et
non de la biologie.
[5] Claude
Lévi-Strauss, Race et Histoire et
Race et Culture, Albin Michel, Paris
2001, p.43
[6] Il
existe d’autres formes de
scientifisation comme nous le verrons
ci-dessous.
[7] On
parle souvent des rapatriés pour
désigner les Français d’Algérie après
leur "retour" en France. Mais que
signifie le terme "rapatrié". La plupart
des Français d’Algérie ne connaissaient
pas la Métropole et considéraient
l’Algérie comme leur patrie, mais une
Algérie sans Algériens comme on peut le
lire chez Camus, que ce soit à travers
ses textes poétiques comme Noces
dans lesquels les Algériens sont absents
ou à travers certains de ses romans
comme L’Etranger où l’Algérien
assassiné par Meursault n’est qu’un
faire valoir pour décrire Meursault. Et
pourtant, Camus se voulait antiraciste,
et même s’il fut un grand écrivain
français, il restait marqué par sa
vision de "petit blanc". On peut lire
l’une des meilleures analyse de l’œuvre
de Camus dans l’ouvrage d’Edward Saïd,
Culture et Impérialisme.
[8] Notons
que le numérotage des générations est
apparu avec l’immigration issue des
anciennes colonies françaises.
[9] Récemment,
Schmuel Trigano a publié un ouvrage
Le nouvel Etat d’Israël (Berg
International, Paris 2015) à la gloire
de l’Israël éternel, le terme
"Israël" renvoyant à la fois au
religieux et au national.
[10] Nous
rappelons la distinction entre la
critique des doctrines qui participe du
débat intellectuel et les agressions,
verbales ou physiques, qui participe de
l’intolérance.
[11] Le
terme "islamiste" est vague. Nous
l’employons ici, à défaut d’un terme
adéquat, pour désigner les partisans
d’Al Qaida ou de DAESH.
[12] Le
terme "migrants" rappelle l’usage du
terme "personnes déplacés" utilisée à la
fin de la seconde guerre mondiale.
[13] Il
est vrai que certains pays européens
savent ménager leurs alliances lorsque
la géopolitique l’exige. Ainsi, dans un
pays comme la France où se développe
l’islamophobie, le gouvernement ne voit
pas de contradictions entre faire la
guerre à DAESH et s’allier avec l’Arabie
Saoudite, alors que l’un et l’autre
partagent la même conception de l’Islam.
Mais il est vrai que dans ce cas la
géopolitique prime l’idéologie.
[14] On
peut lire, par exemple, l’ouvrage de
Jacques Ellul, Islam et
judéo-christianisme (1991),
"Interventions Philosophiques", PUF,
Paris 2004
[15] Rudolf
Bkouche, "De la phobie et la philie",
http://www.ujfp.org/spip.php?article4370
[16] Hannah
Arendt, "De l’humanité dans de sombres
temps" in Vies politiques, textes
traduits de l’anglais et de l’allemand,
Gallimard, Paris 1974
[17] Précisons
que cette critique d’un amour universel
entre les hommes ne concerne pas les
sentiments d’amour entre individus qui
relèvent des relations personnelles.
[18] En
ce sens la fraternité des parias est une
véritable solidarité, mais d’une part
elle ne concerne qu’un groupe de parias,
d’autre part elle est liée à l’état de
paria et ne survit pas à la libération
comme le note Hannah Arendt dans le
texte cité ci-dessus (p. 26)
[19] On
pourrait dire que c’est cette
dépersonnalisation qui permet la
coexistence des communautés en évitant
l’affrontement des communautarismes.
[20] Nous
avons distingué ailleurs deux formes
d’universel, l’universel des faits qui
est indépendant des hommes et
l’universel des valeurs qui s’inscrit
dans une culture et qui, en ce sens, ne
relève pas de l’universel. Lorsque nous
parlons d’universalisme, nous renvoyons
à l’universel des valeurs ce qui conduit
à parler des universalismes. Reste qu’on
peut considérer que parmi les divers
universels des valeurs, le seul qui
relève de l’universel, soit celui de
l’égalité des droits.
[21] Claude
Lévi-Strauss, Race et Histoire et
Race et Culture, Albin Michel, Paris
2001, p. 119
[22] C’est
ainsi qu’on peut critiquer le troisième
terme de la trinité française
"Liberté, Egalité, Fraternité", ce
terme s’inscrivant bien plus dans la
tradition chrétienne que dans la
tradition des Lumières.
Le sommaire de Rudolf Bkoucke
Les dernières mises à jour
|