MADANIYA
L’enracinement entre mondialisation et
nostalgie
Roger Naba'a
Mercredi 28 novembre 2018
L’enracinement est,
à juste titre, lié au nom de Simone
Weil, non seulement parce que ce fut la
première à en avoir explicitement parlé
mais surtout parce que ce fut la
première à en avoir fait un «objet de
pensée». Soit! Mais on a eu tort, je
crois, de réduire la révérence à ce seul
nom. C’est à l’histoire de l’Europe que
je voudrais le référer. Et comment, au
terme de ce détour par l’histoire, l’on
retrouvera L’Enracinement de Simone
Weil, mais sous un éclairage différent
mais néanmoins tragique.
1. De l’allochtonie
L’Europe dont il
s’agit est celle dont l’histoire
commence au XVe siècle alentour, après
la découverte du Nouveau Monde qui
marque son entrée dans la Modernité.
Cette Europe-là, était, et l’est
toujours, saisie de bougeotte. Ainsi,
entre les XVe-XIXe siècles, l’Europe a
entrepris quelque cent voyages
d’exploration, soit une moyenne de 25/an
ou de 2/mois.
Tout y a passé: les
continents, les mers et les océans, les
montagnes, les vallées et les sommets,
les fleuves, les forêts et les déserts
et, bien évidemment, les pays… qu’elle a
renommé d’ailleurs au gré de son humeur
conquérante; tout y passe veut dire donc
tout le monde connu puisque,
parallèlement à ces voyages
d’exploration, la Modernité européenne a
aussi initié les expéditions militaires
de conquête et d’exploration (Cf.
Christophe Colomb et tant d’autres) qui
bâtiront à l’Europe – avec des distinguo
et le temps – un empire universellement
colonial sur tous les continents et
parcelles de la Terre.
Saisie de
bougeotte, certes, mais pas sous la même
espèce. Aux XVe-XVIIe siècles, on était
sûr, à moins d’un accident, que ceux qui
partaient rentraient. Les XVIIIe-XIXe
changèrent la donne. Sans annuler ou
affaiblir la tendance lourde des
«voyages collectifs» – expéditions
d’exploration ou de conquêtes, allez
faire la différence! -, les XVIIIe-XIXe
inventèrent une nouvelle forme de
voyager, familiale parfois mais
massivement individualisée que les
Anglais appelleront le Grand Tour.
Du tourisme avant
la lettre: un tourisme aristocratique.
Mais ce n’est pas le seul trait que ces
siècles ajouteront aux sens du voyager.
Certains, comme
Loti -pour réduire cette tendance à un
référent et ce référent à un symbole-,
finiront par préférer le pays phantasmé
au leur propre; d’autres plus
abruptement y ajoutèrent «s’expatrier»
puisqu’ils choisirent de vivre dans ces
pays lointains séduits par un exotisme
de mauvais goût; d’autres enfin – comble
du comble! – s’expatrièrent dans la
religion de l’autre.
Ceux-là partaient
pour ne plus revenir; ceux-ci, même s’il
leur advenait de rentrer y
rentraieraient comme des «revenants»,
c’est-à-dire, en l’occurrence, en
«déracinés» établis comme des étrangers
chez eux en exil.
Mais revenons à ce
XVIIIe décidément riche. La fin du XVIIe
siècle (1688) inventa le mot «nostalgie»
(Johannes Hofer) pour nommer une maladie
bizarre qui frappait les mercenaires
helvètes qui avaient dû quitter les
alpages pour servir en France ou en
Italie. Si pour Hofer, le terme revêtait
un aspect strictement médical et
s’analysait en termes de traumatisme dû
à l’«expatriation/déracinement», très
rapidement, la mode intellectuelle s’en
empara: des philosophes – comme Kant qui
s’y intéressa de près dans son
Anthropologie pour tenter de comprendre
les raisons psychologiques de ce mal;
des Hommes de Lettres – comme Rousseau
qui rapporta, dans son Dictionnaire de
musique (1767), cette anecdote tragique;
à savoir, le pourquoi de l’interdit qui
frappait de mort les mercenaires suisses
qui chanteraient ou joueraient la
mélodie du «ranz des vaches» au prétexte
qu’immanquablement elle déclenchait un
violent sentiment de «mal du pays» et
des troubles de l’ordre militaire.
Très rapidement
donc la nostalgie et sa consœur
mélancolique devinrent tout à la fois et
simultanément un mode d’être, un mode de
penser et un mode de langage, dès lors
que, un peu plus tôt, une autre maladie,
appelée «mal du pays» -expression qui
apparaît pour la première fois en 1651
d’après les lexicographes-, s’est
retrouvée désignant la même maladie que
désignera la «nostalgie» de Hoffer
quelque quarante ans plus tard.
Décidément, le fond
de l’air en Europe était chargé tant et
si bien que la nostalgie, qui ne
s’appliquait qu’aux Suisses au début du
XVIIIe, cessa très vite, dès les milieux
de ce même XVIIIe, d’être l’apanage des
Suisses expatriés et frappa de sa
malédiction autant les Allemands que les
Français plus tardivement, et les autres
Européens encore plus tard.
Ne se contentant
pas de franchir les frontières
nationales, elle franchit tout aussi
allègrement les frontières des classes
et couches sociales dans toutes sortes
de direction et toutes sortes de
domaines pour qualifier, par exemple,
les marins enrôlés de force dans la Navy,
les paysans transplantés à la ville, les
provinciaux déracinés dans les
capitales.
Un simple coup
d’œil à la Table des matières de
L’Enracinement de Simone Weil
(«Déracinement ouvrier». «Déracinement
paysan». «Déracinement et nation») donne
une idée de son usage transversal. A ces
nombreux déplacés de toutes sortes qui
sillonnaient les routes et les pays de
l’Europe, les révolutions du XIXe
siècle, baptisé «Siècle des exilés»,
(Sylvie Aprile) firent émerger une
nouvelle figure de «déplacé», encore
une, celle du «réfugié politique».
Nostalgique tous
ceux-là qui ont été forcés de quitter
leur pays? Non, pas tous! Seulement ceux
d’entre eux qui ont vécu cet éloignement
comme une rupture et une séparation
douloureuse, c’est-à-dire encore comme
un exil.
C’est en sens que,
selon la belle définition de Starobinski
(2012), la nostalgie/mélancolie est une
«variété du deuil» … en ce que s’y
révèle, il me semble, le pressentiment
d’une perte fatale, existentielle que
confirment, d’ailleurs, les usages
métaphoriques qui relient «nostalgie» à
«déracinement», «déracinement» à «exil»,
«exil» à «mort» … comme un immense
serpent qui n’en finirait pas de se
mordre la queue dans un entrelacs de
mots et d’expressions qui se renvoient
les uns les autres en effets de miroirs.
Le «vivre en exil»,
s’il induit le désir de rentrer chez
soi… et si ce désir de rentrer… est si
fort qu’il en devint une maladie,
n’est-ce pas parce que cette maladie
dévoile en l’oblitérant la question de
l’identité consubstantiellement liée à
la terre natale, et par-delà, à la Terre
elle-même?
N’anticipons pas.
Contentons-nous pour le moment de
constater que s’il y a maladie – «mal du
pays» ou «nostalgie» – c’est bien parce
que le «vivre en exil» rend
littéralement invivable le hic et nunc
de l’exilé, et lui porte la mort: en le
délogeant de son milieu (le «hic»)
l’expatriation le déloge de son temps
(le «nunc»).
Toutes balises
spatio-temporelles perdues, l’exil
constitue pour l’exilé une menace
existentielle de dépossession de soi: la
perte de la terre est alors vécue comme
perte d’identité, comme mort.
Paradoxal
trajectoire du «voyage» qui «formait la
jeunesse» au temps de Montaigne et
entraine la mort aux XVIIIe-XIXe !
Or il se trouve que
les Guerres mondiales d’Empire,
conduites aux XVIIIe-XXe siècles, le
tour précipité donné à la mondialisation
de l’Après-Seconde Guerre et la
dynamique de territorialisation qui s’en
est suivi n’ont fait que souligner en
abyme la menace séculaire qui travaille
depuis le XVIe siècle l’imaginaire
européen. Si, pour reprendre le célèbres
propos, «un spectre hante l’Europe», aux
lendemains de la Seconde Guerre mondiale
c’est bien celui du déracinement… dans
l’Empire-monde qui se construit à grand
pas.
C’est bien contre
cette menace d’allochtonie
(«dès-autochtonie» serait plus éloquent,
mais!…) qui effraie son imaginaire
depuis maintenant cinq siècles, que
Simone Weil, en pleine Seconde Guerre
mondiale, lança en Cassandre et avec
toute l’énergie du désespoir ce cri
d’enracinement, dans la mesure où, après
des siècles voire des millénaires de
sédentarisation, l’errance devient la
règle.
Et tout le problème
-qui est le défi des défis
d’aujourd’hui- consiste à savoir comment
penser l’instabilité et le mouvement qui
caractérisent le monde présent sans pour
autant perdre le rapport à la mémoire, à
la continuité intellectuelle, au profit
d’une exaltation du présent?
Voilà qui remet en
question bien des notions, dont celle de
l’identité. Et il est vrai que, jusqu’à
une date récente, il ne pouvait exister
d’être humain sans appartenance à une
communauté qui l’intègre et lui lègue,
de génération en génération, ses valeurs
et le sentiment d’appartenance à un
territoire, à une culture, à une langue,
qui se présentait aux yeux de
populations entières comme une source
d’identification individuelle et
collective.
Or, partout
aujourd’hui, La Mondialisation s’élève
et vient désaccorder, troubler,
problématiser ce code paradigmatique.
Comment saisir ce que devient l’identité
à l’âge du mouvement, de la diversité,
du métissage?
II – De la Métaphore
et des métaphores
Si chaque vécu
humain, chaque expérience humaine a et
trouve son langage n’est-ce pas parce
que la vie elle-même n’échappe pas à ce
processus de construction d’une
sémiotique qui, à la fois, construit le
vécu et l’expérience, lesquels se
trouvent eux-mêmes construits par ce
langage? Les mots pour les dire
représentent alors la forme discursive
et symbolique du sens et de
«pouvoir-savoir» (Foucault, 1969) au
sein d’une pratique culturellement et
socialement identifiée.
Dans quel univers
sémiotique et selon quel langage s’est
manifestée, exprimée et construite
l’expérience européenne de l’allochtonie
-comme nom générique à tous ceux qui
sont en rupture de ban avec leur terre
natale, quelle qu’en soit la raison ou
le motif: «réfugiés», «proscrits»,
«bannis», «exilés», «migrants»,
«émigrants», «déportés», «expatriés»
«déracinés», «voyageurs»…?
M’appuyant sur les
travaux de Lakoff & Johnson sur la
métaphore (1980), j’ai eu pour ambition
dans mon propos, de décrire les enjeux
existentiels qui se sont joués -et se
jouent toujours- dans la
perception/représentation métaphorique
du déracinement/enracinement que s’est
construite l’Européen (mais pas
seulement lui) pour contrer les effets
dévastateurs de la
Modernité/Mondialisation cependant
qu’elle lui ouvrait tout grand, pour la
première fois dans l’histoire de
l’humanité, le Monde de l’ailleurs et de
l’autre.
C’est depuis ce
temps mémorial que s’est posé à l’Europe
la grande question de facture
paradoxale, il me semble, et qui n’a, en
tout cas, toujours pas trouvé de
réponse.
Comment aller chez ou vers l’autre tout
en restant soi? Ou, pour le dire
autrement, dans les termes du colloque
qui nous réunit aujourd’hui : comment se
déraciner sans se déraciner?
C’est, depuis ces
temps, que l’allochtonie/autochtonie
s’est constituée en objet de «nostalgie
structurelle» qui serait, selon Bourdieu
(Silverstein, 2003, pp. 33 et sv.) une
«forme moderne de souvenir social
largement partagée».
La nostalgie nous
apparaitra alors comme nostalgie d’un
temps d’avant le temps de la Modernité,
avant que l’identité menace se perdre
dans l’horizon du Monde. Et c’est depuis
ce temps mémorial que la machinerie
métaphorique s’est mise en mouvement
pour nommer ce «vécu déracinant» ou
cette «expérience du déracinement» qui
advenait à l’Europe.
Revenons à la
métaphore pour tenter d’en comprendre
les enjeux.
Si pour Aristote la
métaphore est un concept rhétorique, si
les linguistes y découvrent un aspect
fondamental du langage, si les
anthropologues la saisissent dans son
œuvre au cœur de la formation des
symboles, si les psychologues s’y
intéressent pour s’intéresser aux
rapports du langage et du psychisme, si
les «pragmaticiens» du langage la
saisissent au travers de son rôle dans
l’argumentation, Lakoff & Johnson
montrent, en 1980, dans leurs Métaphores
dans la vie quotidienne, que non
seulement notre langage dans son usage
le plus quotidien est traversé par les
figures/tropes mais qu’il est truffé de
métaphores. Partant de ce constat, ils
montrent que les concepts au moyen
desquels nous appréhendons la réalité
sont métaphoriques.
Aussi la métaphore,
selon eux, ne saurait se réduire à ce
que leurs illustres devanciers en ont
dit; elle relèverait tout à la fois du
sémiotique et du cognitif, et c’est à ce
titre qu’elle organise le réel et lui
donne du sens en lui permettant de
passer dans le langage, de dire ce qui
sans elle ne saurait être dit, et dans
notre cas, l’expérience de l’allochtonie
pour se signifier, a dû passer par les
«racines» des arbres pour que l’on
puisse en parler, en prendre conscience
et en faire un objet de pensée. Du coup,
la métaphore n’est pas comme une chose
qui serait indépendante de la façon dont
nous comprenons le réel et l’exprimons.
La conclusion
s’impose d’elle-même: Si «la métaphore
n’est pas seulement affaire de langage
ou question de mots» c’est que «le
système conceptuel humain est structuré
et défini métaphoriquement» en ce que la
métaphore offre à l’homme la possibilité
de parler du monde et du réel et qu’elle
lui «permet de comprendre quelque chose
et d’en faire l’expérience en termes de
quelque chose d’autre».
La réduire à un pur
procédé de l’imagination ou à un objet
de la rhétorique en oblitère sa
dimension fondamentale: son aspect
existentiel, puisqu’elle elle est ce qui
permet de nommer le monde pour nous le
rendre habitable, d’appeler les choses
par «leur» nom pour nous les rendre
familières.
En ce sens donc, la
métaphore est un «processus cognitif
fondamental» dans notre saisie du monde
ou du réel, ce qui explique qu’«une
large part de nos concepts est
métaphoriquement structurée». (L&J,
1985, p. 15 et sq., passim).
III – D’un certain
usage de la métaphore existentielle
Quoique non
spécialiste en la matière, j’aurai quand
même à émettre, bien timidement, une
réserve a la thèse de Lakoff & Johnson:
celle d’avoir réduit au seul langage
quotidien l’œuvre «conceptuelle» de la
métaphore. Les philosophes, et en
l’occurrence Simon Weil dans le cas qui
nous occupe, en ont volontiers usé.
D’ailleurs le
concept d’«idée» lui-même, concept
philosophique s’il en est, ne vient-il
pas du latin «idea», lui-même issu du
grec «ἰδέα/idèa» qui, dérivant de «ideîn»
(«voir), signifiait à l’origine «forme
visible, aspect», bref quelque chose de
sensible, que l’on «voit», et non pas le
sens «abstrait» -quelque chose que l’on
«pense»- qu’en a retenu la philosophie?
Tout ce détour par
la métaphore -qui fut quelque peu long
et pas mal savant- pour revenir à la
question de l’enracinement: pourquoi,
pour parler de l’allochtonie, l’Europe a
emprunté la métaphore des «racines» ou
le langage de la botanique et de
l’agriculture?
Que l’histoire de
la modernisation de la vie sociale -et
ses reconstructions nostalgiques-
emprunte au langage de la botanique et
de l’agriculture n’a rien de vraiment
surprenant en soi, les tropes de
l’enracinement/déracinement ont une
longue histoire dans le discours
concernant les cultures et les nations.
Ne parle-t-on pas, pour dire son
identité, d’«arbre» généalogique?
Dès lors, en
retrait dans les mots de la botanique,
la métaphore de l’enracinement ne parle
d’enracinement et ne dit ce qu’elle en
dit qu’en parlant d’autre chose: elle ne
parle d’enracinement que pour parler,
sous son couvert, d’identité laquelle
s’atteste au travers de la métaphore
elle-même, puisque dans un enracinement
ce qui compte ce sont les racines dont
le singulier est l’Identité.
Pour s’en
convaincre il suffit de relire la
définition qu’en donne Simone Weil:
«L’enracinement est peut-être le besoin
le plus important et le plus méconnu de
l’âme humaine. C’est un des plus
difficiles à définir. Un être humain a
une racine par sa participation réelle,
active et naturelle à l’existence d’une
collectivité qui conserve vivants
certains trésors du passé et certains
pressentiments d’avenir. Participation
naturelle, c’est-à-dire amenée
automatiquement par le lieu, la
naissance, la profession, l’entourage.
Chaque être humain a besoin d’avoir de
multiples racines. Il a besoin de
recevoir la presque totalité de sa vie
morale, intellectuelle, spirituelle, par
l’intermédiaire des milieux dont il fait
naturellement partie.» (Idem, p. 36;
SPN).
Pouvoir de la
métaphore qui condamne qui veut parler
de l’enracinement en termes d’identité,
à en parler en une imagerie qui,
immanquablement, la «naturalise», comme
l’illustre la définition de Simone Weil,
et définition qui, comble du comble pour
une définition, mêle inextricablement,
dans les mêmes énoncés définitionnels
s’expliquant en boucle les uns par les
autres, des qualificatifs qui relèvent
de la nature et du monde physique
[romain/gras] pour expliciter des
qualificatifs qui relèvent de l’âme
humaine [italiques/gras]; le tout
progressant à coups d’assertions, en
lieu et place de la démonstration.
Dans la définition
que donne Simone Weil de l’enracinement
tout se passe comme si, inlassablement
redoublé en elle-même, la tautologie
secrète qui nous porte alternativement
du monde de la Nature au monde de l’Ame
(ou de l’Esprit) -quand bien même elle
s’envelopperait de significations qui
d’ailleurs font sa causalité efficace et
sa vraisemblance-;
Tout se passe comme
si la fonction d’une telle définition
semble non pas seulement de donner un
sens à l’identité au travers des
racines, mais d’agir sur le Monde à la
façon d’une incantation dès lors que
cette répétition interne induit la
réalisation «magique» de l’identité dans
le discours métaphorique.
C’est que la
métaphore arboricole, pour signifier les
représentations de l’éloignement du
pays, a pour effet de conférer un
caractère «naturel» aux liens entre les
personnes et les lieux, de consacrer la
constance de l’être sous le signe d’une
métaphysique de la persévérance et de la
mêmeté: de par l’enracinement on pense
s’approprier le milieu, en faire un lieu
d’ancrage, voire un lieu d’emprise au
service de l’identité.
Mais de par
l’enracinement on pense aussi
s’approprier le temps de la mêmeté en ce
que l’Homme s’assure une fixité afin
d’éponger sa bougeotte et ses
transformations qui se consument alors
dans la perception de la continuité de
son être. Elle permet, par-là, de
rejoindre l’une des volontés
fondamentales de l’humaine condition: si
l’on cherche à s’enraciner dans un
milieu, à s’ancrer dans la terre et à se
fixer, c’est pour s’y réaliser.
Et c’est bien ce
que susurre la métaphore de la racine:
l’enracinement comme référence
identitaire procède de la projection de
l’individu dans un double héritage
mythique: temporel – une langue, un
groupe, une famille; et spatial – une
terre, un lieu, le tout nous unissant à
des parents, à des usages, à une mémoire
commune, à des façons de vivre,
cependant que la Mondialisation nous
incite à faire éclater toute assignation
à résidence, à rompre précisément avec
ces liens qui nous enserrent et nous
fixent.
Désormais que la
mondialisation est notre contexte et
qu’il y a de fortes chances qu’elle soit
le contexte des temps futurs, la
métaphore des racines ne vise-t-elle pas
à conjurer le sort qui menace l’avenir
en fixant ce qui dorénavant est condamné
au changement, maintenant que l’être
n’est plus permanence -et ne doit plus
être- pour n’être plus que l’événement
pur d’un passage.
Les plantes, comme
on le sait, n’aiment pas voyager,
l’homme de l’enracinement non plus. Plus
exactement, il n’aime pas l’espace
mobile de la Mondialisation, mouvant
comme les sables qui fuiraient sous ses
pas, l’empêchant de pouvoir se sécréter
une identité, ses marques de passage et
ses supports, faute de points fixes où
l’accrocher. C’est bien pour cela qu’il
n’aime pas l’allochtonie. Tout comme un
arbre déraciné est un arbre mort, un
homme déraciné est un homme mort, comme
le note Simone Weil elle-même:
«Le déracinement
est de loin la plus dangereuse maladie
des sociétés humaines, car il se
multiplie lui-même. Des êtres vraiment
déracinés n’ont guère que deux
comportements possibles : ou ils tombent
dans une inertie de l’âme presque
équivalente à la mort, comme la plupart
des esclaves au temps de l’Empire
romain, ou ils se jettent dans une
activité tendant toujours à déraciner,
souvent par les méthodes les plus
violentes, ceux qui ne le sont pas
encore ou qui ne le sont qu’en partie.
(…) Qui est déraciné déracine. Qui est
enraciné ne déracine pas. » (Simone
Weil, 1949, p.39).
Ci-git, dans la
Mondialisation, L’Enracinement de Simone
Weil qui sonne comme le chant du cygne
de l’identité comprise comme propriété
substantielle, comme ce qui reste face
au déracinement et au choc des nouvelles
terres. Pour penser l’homme de la
Mondialisation, il faudra il me semble
le penser dans les signes d’une
métaphysique du passage (à inventer) que
porte dans ses flancs la Mondialisation.
L’identité et son corollaire
l’enracinement pourraient-elles être
toujours maintenus comme propriétés de
l’être?
Il sera difficile,
me semble-t-il, de se débarrasser de
l’autochtonie. Elle engage en amont et
en aval, la question de l’identité: en
amont.
Elle engage la
question de l’altérité et chaque société
semble éprouver ce besoin de marquer la
distinction entre ceux qui sont d’«ici»
contre ceux qui viennent d’«ailleurs»,
les allochtones; en aval, par rapport à
soi, parce qu’elle essentialise
l’«essence» de l’homme en une image
«fabriquée» de l’identité où se
revendique une sorte de
consubstantialité du sol et du soi —
comme le disait je ne sais plus poète:
«Quand le sol consubstantiel est en
cause, on touche au “sacré”».
Habiter une terre
ne serait donc pas —ou pas seulement une
affaire profane dès lors que lorsqu’on
se qualifie par une relation
d’appartenance à la terre natale avec
laquelle on fait corps.
Il en est des
motifs de voyage selon le gré de
l’histoire humaine. Certains voyagent
vers un ailleurs désiré et leur motif
est un désir d’ailleurs; d’autres pour
fuir un pays d’enfer, et leur motif est
un désir de décampe; d’autres encore
pour le plaisir de voyager, et leur
motif est l’agrément. Avec la Modernité,
l’homme découvre la nécessité de voyager
sans motif: il voyage parce qu’il doit
voyager. Il n’habitera plus une terre
«autochtone», mais la terre du «monde».
L’Enracinement de Simone Weil renvoie
donc, il me semble, à l’histoire de la
crise violente de l’allochtonie de
l’Homme.
Notes
- Sylvie Aprile
(2010). Le Siècle des exilés. Bannis
et proscrits de 1789 à la Commune,
Paris: CNRS Editions.
- Pierre
Bourdieu et Abdelmalek Sayad (1964;
nouv. éd. 1996). Le Déracinement, la
crise de l’agriculture
traditionnelle en Algérie: Paris,
éd. de Minuit.
- George Lakoff
et Mark Johnson (1980). Les
Métaphores dans la vie quotidienne,
Univesity of Chicago Press (Paris:
1985 pour la trad. fr., éd. de
Minuit, ici cité).
- Michel
Foucault (1969). L’Archéologie du
savoir, Paris: Gallimard.
- Petra Rethmann
(2008). «Nostalgie à Moscou»,
Anthropologie et Sociétés, n° 32,
vol. 1-2/Mondes socialistes et
(post)socialistes, pp. 85-102.
- Paul Ricœur
(1975). La Métaphore vive, Paris:
Seuil.
- Jean
Starobinski (1966). «Le concept de
nostalgie», in Diogène, n0 54, pp.
92-115.
- Jean
Starobinski (2012). L’Encre de la
mélancolie, Paris: Seuil, Col. «La
Librairie du XXIe siècle».
- Simone Weil
(1949). L’Enracinement. Prélude à
une déclaration des devoirs envers
l’être humain, Paris: Gallimard,
Col. «Idées»; existe en édition
électronique:
http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/enracinement/weil_Enracinement.pdf
- Paul A.
Silverstein (2003). « De
l’enracinement et du déracinement.
Habitus, domesticité et nostalgie
structurelle kabyles», in Actes de
la recherche en sciences sociales
5/2003, n0 150, pp. 27-42.
Reçu de René Naba pour publication
Le sommaire de René Naba
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