Vu du Droit
Aides publiques à Air France :
privatisation des profits, socialisation
des pertes. Comme d’habitude
Philippe Prigent
Lundi 27 avril 2020 Aides publiques
à Air France : un nouveau détournement
de fonds publics ?
Par Philippe
Prigent, avocat au Barreau de Paris
Les actionnaires et
les dirigeants d’une société qui menace
ruine doivent-ils être renfloués par
l’argent du contribuable ou l’Etat
doit-il gérer ces fonds comme un bon
gestionnaire de patrimoine en rachetant
l’entreprise pour une bouchée de pain ?
Les garanties étatiques offertes à Air
France/KLM posent la question de
façon saisissante, notamment d’un point
de vue juridique.
Selon ses propres
dirigeants, l’entreprise était sur le
point de tomber en faillite et elle ne
pourrait reprendre une activité normale
avant au plus tôt 2022. Cette analyse
était exacte : le transport aérien de
passagers restera infime tant que le
covid-19 circulera.
Un investisseur
privé normal en tirerait les
conséquences en rachetant l’entreprise à
sa valeur de marché, c’est-à-dire pour
rien. De nombreuses sociétés en
difficulté sont d’ailleurs acquises
ainsi, sans aucune indemnisation pour
les actionnaires expropriés puisque par
hypothèse la société et donc les actions
qui composent son capital ne valent
rien. Cela permet au repreneur de
consacrer entièrement son budget de
reprise à la relance de la société au
lieu d’en sacrifier une partie au
bénéfice des anciens actionnaires.
Si l’Etat souhaite
sauver l’entreprise Air France/KLM (et
il aurait raison), il lui suffit donc de
citer l’évidence et les déclarations des
dirigeants de l’entreprise pour la
racheter 1 € symbolique voire de la
racheter juste après son placement en
redressement judiciaire pour la
débarrasser des contrats en cours
inutiles (un bon nombre des multiples
contrats avec des consultants en
stratégie est manifestement d’une
utilité douteuse). Oui, les actionnaires
privés auront perdu de l’argent mais
c’est la règle de l’économie de marché :
un actionnaire a le droit de conserver
les dividendes pour lui (s’il y en a) en
contrepartie du risque de perdre son
investissement.
Au lieu de ça, le
Gouvernement français a choisi de prêter
directement 3 milliards € à Air
France/KLM et de garantir à 90% des
prêts bancaires d’un montant total de 4
milliards €. Pour faire bonne mesure,
l’Etat néerlandais prêtera de 2 à 4
milliards € supplémentaires à la
compagnie franco-néerlandaise.
Le problème est que
non seulement les ministres concernés
ont appliqué mécaniquement le principe «
privatisation des profits et
mutualisation des pertes (c’est-à-dire
prises en charge par le contribuable) et
gère très mal très mal les fonds
publics, mais ils les ont détournés au
sens pénal par cette libéralité
excessive à l’égard des actionnaires et
dirigeants sociaux d’Air France/KLM.
Avant d’en venir au
droit pénal, rappelons une évidence : la
question n’est pas de savoir s’il faut
« sauver Air France » mais s’il
faut RENFLOUER SES ACTIONNAIRES ET SES
DIRIGEANTS, qui se sont versés
dividendes et grasses rémunérations
pendant de nombreuses années au lieu de
prévoir des réserves financières afin de
faire face en cas de crise. On peut tout
à fait sauver une entreprise sans sauver
ses actionnaires et ses dirigeants,
c’est même la façon la plus efficace
d’écarter les incompétents de la
direction des entreprises.
Pour les curieux, voici l’excellente
explication de Nassim Nicolas Taleb à ce
sujet.
Autre évidence, il
était tout à fait possible que les Etats
français et néerlandais se partagent Air
France/KLM ou que la France passe en
force en nationalisant une partie de
l’entreprise.
Détournement
de fonds publics
Le détournement de
fonds publics est prévu par l’article
432-15 du Code pénal :
« Le fait, par
une personne dépositaire de l’autorité
publique ou chargée d’une mission de
service public, un comptable public, un
dépositaire public ou l’un de ses
subordonnés, de détruire, détourner ou
soustraire un acte ou un titre, ou des
fonds publics ou privés, ou effets,
pièces ou titres en tenant lieu, ou tout
autre objet qui lui a été remis en
raison de ses fonctions ou de sa
mission, est puni de dix ans
d’emprisonnement et d’une amende de 1
000 000 €, dont le montant peut être
porté au double du produit de
l’infraction. […]
La tentative des
délits prévus aux alinéas qui précèdent
est punie des mêmes peines.».
De toute évidence,
les fonds avancés à Air France/KLM et la
garantie donnée à cette compagnie sont
des fonds publics maniés par des
dépositaires de l’autorité publique, à
commencer par le Premier Ministre et les
deux ministres de Bercy, MM. Le Maire et
Darmanin. La dernière condition à
remplir pour consommer le délit est que
les fonds publics aient été détruits,
détournés ou soustraits.
L’article 432-15 ne
réprime pas seulement le fait d’emporter
chez soi les espèces qui se trouvent
dans la caisse d’un bâtiment public.
D’une part, le détournement est une
notion bien large, d’autre part, il
serait absurde de réprimer les petits
larcins sans punir les vols de grande
ampleur aux conséquences mille fois plus
dommageables pour les finances
publiques.
C’est pourquoi le
détournement de fonds publics peut aussi
consister dans l’octroi d’une libéralité
excessive, d’un avantage déséquilibré à
une personne privée.
C’est par exemple
le reproche du Parquet et des
macronistes à François Fillon : il
aurait versé à Pénélope Fillon un
salaire très excessif par rapport à ses
prestations réelles. Si verser quelques
centaines de milliers d’euros de trop
par rapport au travail réel est un crime
impardonnable, comment qualifier des
avances en milliards d’euros pour éviter
la faillite à des personnes privées,
alors que l’Etat aurait pu prendre le
contrôle de la compagnie gratuitement ?
Dans son
réquisitoire contre M. Fillon, le
Procureur rappelait que sous l’Ancien
régime le détournement de fonds publics
par libéralité excessive était puni par
pendaison. La peine serait sans doute
excessive à notre époque mais le soutien
aux actionnaires et aux dirigeants d’Air
France/KLM porte sur des montants si
élevés que la peine maximale s’impose
pour les coupables.
Arnaud
Lagardère : « J’ai le choix de passer
pour quelqu’un de malhonnête ou
d’incompétent. J’assume cette deuxième
version ».
Les ministres et
les hauts fonctionnaires qui ont
participé au délit pourraient prétendre
qu’ils ignoraient qu’ils commettaient
une infraction et donc qu’ils échappent
à toute culpabilité en raison de la
règle « il n’y a point de crime ou de
délit sans intention de le commettre »
(article 121-3 du Code pénal).
Cette défense est
inacceptable car il faudrait être
totalement irréfléchi pour croire qu’une
entreprise qui ne vaut rien selon ses
propres dirigeants sociaux doit
justifier un investissement en milliards
€ sans prise de contrôle gratuite. Même
les ministres actuels et les hauts
fonctionnaires de Bercy qui ont
participé au détournement de fonds
publics comprennent cette évidence.
Recel,
complicité et association de malfaiteurs
Certains
participants au forfait prétendront
peut-être qu’ils n’ont pas eux-mêmes
détourné les fonds publics et ne
devraient donc pas être sanctionnés pour
ce délit.
Comme souvent, le
droit pénal offre une parade à
l’argument du petit malin.
Ceux qui ont
délibérément profité de cette infraction
sont receleurs, peut-être avec la
circonstance aggravante de bande
organisée (articles 321-1 à 3 du Code
pénal).
Ceux qui ont aidé à
commettre le détournement de fonds
publics sans directement le commettre
sont complices et encourent à ce titre
les mêmes peines que les auteurs du
délit principal (articles 121-6 et 7 du
Code pénal).
Enfin, même ceux
qui n’ont pas participé au délit mais
qui appartiennent au groupement qu’est
le Gouvernement ont peut-être commis le
délit d’association de malfaiteurs
(article 450-1 du Code pénal), d’autant
plus que les ministres dans leur
ensemble ont commis d’autres délits
(homicides involontaires,
sabotage notamment des réserves masques
ou encore appels à la destruction des
FFP2 malgré la possibilité de les
réutiliser après stérilisation).
L’absurdité
du droit de la concurrence de l’Union
européenne
Mais enfin, le
droit de la concurrence l’Union
européenne n’interdit-il pas les aides
d’Etat, y compris les prêts et les
garanties de l’Etat à des conditions que
refuserait un investisseur privé
normal ? Les traités ne sont-ils pas
censés interdire les gaspillages
d’argent public qui portent atteinte à
la concurrence libre et non faussée en
maintenant à flot des actionnaires et
des dirigeants sociaux manifestement
inaptes ?
La Commission
européenne vient encore de se distinguer
en autorisant exceptionnellement les
aides d’Etat gratuites liées à la
pandémie sans exiger la moindre
contrepartie des actionnaires et
dirigeants, qu’elle autorise ainsi à
privatiser les bénéfices en socialisant
les pertes.[1]
Le soi-disant garde-fou bruxellois ne
sert encore une fois à rien, quand il
n’est pas carrément nuisible.
[1]
https://ec.europa.eu/competition/state_aid/what_is_new/sa_covid19_temporary-framework.pdf
Le sommaire de Régis de Castelnau
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