Actualité
Violences policières : la revanche des
faibles
Eric Werner
Dimanche 20 janvier 2019
Depuis le début du
mouvement des gilets jaunes, que je
préfère personnellement appeler « le
moment gilets jaunes » le pouvoir aidé
et soutenu par les médias oligarchiques
a mis en scène la « violence des gilets
jaunes », dans le but évident de les
disqualifier, et de ramener à lui les
bourgeois et les versaillais apeurés.
Comme d’habitude, c’est un mensonge, non
que le mouvement lui même n’ait pas
donné lieu à des débordements, mais il
faut toujours se rappeler de ce que
disait Nelson Mandela : « C’est toujours
l’oppresseur, non l’opprimé qui
détermine la forme de lutte. Si
l’oppresseur utilise la violence,
l’opprimé n’aura pas d’autre choix que
de répondre par la violence. Dans notre
cas, ce n’était qu’une forme de légitime
défense. »
On n’oubliera pas
non plus, celle de Bertolt Brecht : « On
dit d’un fleuve emportant tout qu’il est
violent. Mais on ne dit jamais rien de
la violence des rives qui l’enserrent ». Cette violence
d’État sans précédent depuis la fin de
la guerre d’Algérie a vu se multiplier
les exactions policières et surtout la
justice acceptant de redevenir le brutal
instrument du parti de l’ordre oubliant
cette occasion sa mission et son
honneur.
Éric Werner
philosophe et essayiste suisse a publié
ce texte chez mon ami Slobodan Despot où
il nous rappelle que c’est une vieille
habitude du parti de l’ordre.
Régis de
Castelnau
De plus en plus
on se rend compte que les gouvernants
européens ont tendance à traiter leurs
propres populations comme autrefois les
anciennes métropoles coloniales, à ce
qui se dit aujourd’hui, traitaient les
peuples colonisés. Ce retournement
endocolonial vient de trouver son
illustration dans les récents
débordements policiers en France, qui
ont surpris tout le monde par leur
ampleur. Mais peut-être ne faut-il y
voir qu’une élucubration complotiste.
On dit volontiers
que l’État est le détenteur de la
violence physique légitime. Mais on
s’accorde en même temps à dire que
lorsque l’État en vient à recourir à la
violence, ce n’est jamais très bon
signe : très bon signe pour lui. Car il
montre ainsi qu’il n’arrive pas
autrement à se faire obéir. En d’autres
termes, qu’il est très faible.
Qui plus est, le
recours à la violence contribue à
l’affaiblir davantage encore. Hannah
Arendt a écrit de très belles pages à ce
sujet(1). Le recours à la violence est
peut-être payant à court terme, mais si
l’on prend en compte ses effets à moyen
ou long terme, l’État a plutôt intérêt à
s’en abstenir.
C’est à tout cela
que l’on pense en voyant le déchaînement
actuel de la violence policière en
France. Il n’en est bien sûr que très
peu question dans les chaînes
d’information officielles. Pour s’en
faire une idée un peu précise, il faut
aller sur l’internet (2), et en
particulier consulter certains sites
spécialisés (ceux-là mêmes sur lesquels
les chaînes en question ne cessent, en
permanence, de déverser leur venin, au
motif qu’ils diffuseraient de « fausses
nouvelles » : belle actualisation,
n’est-ce pas, de la parabole de la
paille et de la poutre).
D’abord quelques
chiffres. On apprend ainsi qu’entre le
17 novembre et le 6 janvier, près de
2000 personnes ont été blessées par les
forces de l’ordre en France. Parmi
elles, au moins 93 blessés graves.
Certaines, 13 au total, ont été
éborgnées, d’autres encore défigurées ou
ont perdu un membre. Beaucoup de ces
blessures sont dues à l’utilisation
d’armes comme les lanceurs de balles de
défense (LBD) : arme qui n’est utilisée
par aucune autre police européenne.
Il semble également
que des grenades offensives aient été
utilisées pour l’occasion, alors même,
on s’en souvient, que cette arme avait
causé il y a cinq ans la mort d’un
militant écologiste lors d’une
manifestation à Sivens.
Toujours au cours
de la même période, pas moins de 5339
personnes ont été placées en garde à
vue, certaines, comme le montrent des
vidéos, après avoir été plaquées au sol
et menottées dans le dos. Plus de 400
l’avaient déjà été le 17 novembre,
premier jour de mobilisation des gilets
jaunes. Ces personnes étaient pour la
plupart des manifestants pacifiques ou
même de simples passants. Notons à ce
propos que les forces de l’ordre
recourent volontiers en France à la
stratégie de l’encerclement, ce qui leur
permet de maximiser le nombre des
arrestations. En bon français, cela
s’appelle une rafle.
On signale
également le cas d’un gilet jaune arrêté
chez lui en pleine nuit par des
policiers du RAID, après que ces
derniers eurent défoncé sa porte.
Rappelons que le RAID est un service de
police spécialisé dans la lutte contre
le terrorisme. Jusqu’à preuve du
contraire, les manifestations de gilets
jaunes n’ont rien à voir avec le
terrorisme.
Voilà donc ce qu’on
apprend sur les sites susmentionnés. On
comprend mieux à partir de là la hargne
des chaînes officielles à leur endroit,
en même temps que l’intention souvent
prêtée aux dirigeants français actuels
de les interdire purement et simplement,
au risque de se voir accuser, à tort
bien sûr, de vouloir instaurer en France
un régime orwellien, avec contrôle total
de l’information. Encore une
élucubration complotiste.
La violence
policière est en France une constante
historique. On pense ici bien sûr à la
Commune de 1871, et en remontant plus
haut encore dans le temps aux journées
de juin 1848. De la répression sanglante
de juin 1848, un historien disait il y a
une vingtaine d’années qu’elle avait
« influé sur l’évolution de la société
française jusque sous la Ve République,
non pas en dépit mais à cause de son
refoulement, qui a empêché qu’elle ait
été repensée théoriquement »(3). On
pourrait également évoquer dans ce
contexte la période 40-45 (elle aussi
refoulée), mais aussi les guerres
coloniales du XXe siècle, guerres, selon
certains auteurs, qui ont directement
inspiré la doctrine française actuelle
en matière de maintien de l’ordre(4).
Les mêmes méthodes que celles autrefois
utilisées contre les anciennes
populations colonisées le seraient donc
aujourd’hui contre les citoyens français
eux-mêmes.
Ce qu’il y a de
dangereux dans la situation présente, ce
n’est pas seulement que beaucoup de
choses, effectivement, dorment dans
l’inconscient collectif : elles y
dorment donc, et donc également sont
prêtes, en toute occasion, à refaire
surface. Les LBD, ou le retour du
refoulé. Parallèlement aussi, on
pourrait évoquer certaines attitudes et
comportements, attitudes et
comportements qui ne sont pas sans lien
avec le racisme social aisément
repérable chez nombre de représentants
de la classe possédante au XIXe siècle.
Car, on le sait, la haine de classe
fonctionne dans les deux sens. Les
dérapages à répétition du président
Macron dans ce domaine le montrent bien.
On les interprète volontiers comme des
provocations, mais peut-être faudrait-il
y voir surtout des lapsus, lapsus
lui échappant sans qu’il y fasse trop
attention. En cela même, d’ailleurs,
d’autant plus significatifs.
Ainsi, le
27 juin 2017, peu de temps donc après
son intronisation, ne déclarait-il pas :
« Une gare c’est un lieu où on croise
des gens qui réussissent et des gens qui
ne sont rien ». C’est moins, il est
vrai, ici la haine que le mépris qui est
ici en cause. Ce représentant choisi de
la suprasociété dit ici ouvertement ce
qu’il pense de certains de ses
concitoyens : ils ne sont rien.
Or il n’est de loin pas seul à le
penser. Voyez par exemple comment les
médias mainstream, sous couvert
de défense de la société ouverte et de
lutte contre ses ennemis, se permettent
de parler des partis dits « populistes »
et de leurs électeurs. On ne peut même
plus ici parler de partialité. Les
insultes coulent à jets continus. Les
« populistes » écoutent, la plupart
encaissent, mais certains non : ils
n’encaissent pas. Il ne faut pas
s’étonner ensuite s’ils entrent en
insurrection.
La IIe République
française, responsable des massacres de
l’été 48, était un régime faible,
passablement brinquebalant même. Quatre
ans plus tard il cédera la place au
Second Empire. Ceci explique sans doute
cela. En 1871, rebelote. La France
venait de perdre une guerre, celle
qu’elle avait elle-même déclenchée
contre la Prusse. Le régime issu de
cette défaite, une autre république,
avait donc une revanche à prendre :
revanche qu’elle prit sur sa propre
population. Ce fut la « semaine
sanglante » : 20’000 prisonniers passés
par les armes. A défaut d’être capables
de défendre le pays contre l’ennemi
extérieur, les pouvoirs en place, en
France, sont volontiers tentés de se
refaire une santé aux dépens de l’ennemi
intérieur : les gens qui ne sont
« rien ». Chacun mesure aujourd’hui le
zèle que met le président Macron à
défendre les frontières de la France et
son autonomie dans tous les domaines.
NOTES
-
en particulier les textes réunis
sous le titre :
Du mensonge à la violence,
Calmann-Lévy, coll. Pocket, 2012.
-
l’entretien d’Aude Lancelin avec
David Dufresne, Le Média,
7 janvier 2019.
-
Dolf Œhler,
Le spleen contre l’oubli.
Juin 1848, Payot, 1996,
p. 28.
-
Mathieu Rigouste,
La domination policière, Une
violence industrielle, La
fabrique, 2016. En 1951 déjà, dans
la première partie de The Origins
of totalitarianism, Hannah
Arendt avait relevé cet effet
boomerang du colonialisme. Paul
Virilio reprendra plus tard cette
thématique dans
L’Insécurité du territoire
(1993).
-
Article de Eric Werner paru
dans la rubrique «Enfumages»
de l’Antipresse
n° 164 du 20/01/2019.
Le sommaire de Régis de Castelnau
Le
dossier Monde
Le dossier politique
Les dernières mises à jour
|