Vu du Droit
Benalla au Sénat: qu’y avait-il donc
dans le coffre ?
Régis de Castelnau
Mercredi 19 septembre 2018
La justice
française souffre de beaucoup de maux
liés en général à l’incroyable déficit
de moyens dont elle est la victime de la
part de la caste de Bercy. Mais il y a
aussi une malédiction, celle de ses
gardes des Sceaux successifs qui
rivalisent d’incompétence ou de
désintérêt pour la fonction – le pire
exemple dans ce domaine étant Christiane
Taubira. Emmanuel Macron, quant à lui,
nous a gratifiés de Nicole Belloubet,
une agrégée de droit s’étant frottée à
la vie politique locale. Cela a suscité
quelques espoirs, vite douchés. La
nouvelle garde des Sceaux nous a
habitués à ces séquences où,
caractéristique de la garde politique
rapprochée d’Emmanuel Macron, elle
soutient l’insoutenable en disant
parfois n’importe quoi. Belloubet
avocate de Benalla
Nicole Belloubet
s’est encore signalée la semaine
dernière en montant au front comme un
avocat pour défendre bec et ongles
Alexandre Benalla personnellement.
Cela a fait jaser. La panique évidente
de la Macronie face à la convocation du
gorille par la commission d’enquête du
Sénat a provoqué un florilège de
déclarations confuses et souvent
juridiquement ineptes. Les habituels
soutiens de Macron invoquant sans cesse,
et à tort et à travers, la formule
magique : « Séparation des pouvoirs ».
La ministre de la Justice a dû recevoir
la consigne d’essayer de mettre un peu
d’ordre dans la cacophonie, ce à quoi
elle s’est attelée dans une mise au
point publiée par
Le Monde.
Mais avant de voir
comment, une fois de plus, Nicole
Belloubet se moque du monde, revenons en
quelques mots sur le problème juridique
posé par l’audition éventuelle
d’Alexandre Benalla devant la commission
d’enquête du Sénat. Sur le plan des
principes, je suis personnellement
réservé sur la possibilité de cette
audition pour les raisons suivantes.
Benalla a droit
aux droits (de la défense)
Nous sommes en
présence de deux dispositifs juridiques
distincts qui peuvent entrer en
contradiction. Les prérogatives du
Sénat, en matière de commission
d’enquête renforcées par la révision
constitutionnelle de 2008, prévoient que
pour l’accomplissement de ses missions
le Parlement peut se doter de
commissions d’enquêtes ayant des
prérogatives très étendues. Desquelles
il apparaît que rien ne s’oppose à ce
qu’Alexandre Benalla soit convoqué et
doive déférer à cette demande. Il y sera
entendu sous serment, tout mensonge
étant qualifié de faux témoignage. La
difficulté naît alors de ce que Benalla
fait actuellement l’objet de poursuites
judiciaires et que, dans ce cadre, il
bénéficie de toutes les garanties de la
défense. Parmi celles-ci, le droit
absolu au mensonge : aucun accusé ne
peut être forcé à s’incriminer, la
charge de la preuve reposant sur
l’accusation. Face aux questions de la
commission d’enquête, même si elles
n’entretenaient que des liens très
indirects avec les faits pour lesquels
Benalla est poursuivi pour l’instant,
celui-ci se retrouverait dans une
tenaille : soit il reconnaîtrait des
faits susceptibles de l’incriminer ce
qui aurait des conséquences sur la
procédure pénale, soit il mentirait et
commettrait un faux témoignage. Ah oui,
vous disent les sénateurs, mais on ne va
pas l’interroger sur ce qui s’est passé
place de la Contrescarpe. Compte tenu de
ce que l’on sait des premières auditions
de l’été, il serait hypocrite de
souscrire aux engagements de respecter
scrupuleusement le périmètre de
l’information judiciaire. Et ce d’autant
que celui-ci, malgré un parquet
arc-bouté sur le frein, pourrait finir
par être étendu. Alors, il ne s’agit pas
d’un problème de séparation des
pouvoirs, mais de contradiction des
pouvoirs d’enquête du Sénat avec les
prérogatives liées à l’exercice des
droits de la défense qui, à mon avis,
relèvent de principes supérieurs.
Mais, dans son
article du Monde, Nicole
Belloubet ne s’est pas arrêtée à ce seul
aspect. Pour une raison simple : il
s’agit de s’attaquer au Sénat, seule
institution actuelle de la République en
mesure de s’opposer à Emmanuel Macron.
La pantalonnade de la commission
d’enquête de l’Assemblée nationale et le
sinistre épisode de l’élection de
Richard Ferrand au perchoir montrent
bien à quel niveau d’asservissement
Emmanuel Macron a abaissé l’Assemblée,
ce qui ne l’empêche pas de téléphoner au
président du Sénat pour lui donner des
leçons de séparation des pouvoirs… La
garde des Sceaux emprunte gaillardement
le même chemin.
Les drôles de
leçons juridiques de la Garde des sceaux
Après des propos
liminaires en forme d’aveu qui consiste
à dire qu’enquêter sur
l’affaire Benalla c’est mettre en
cause le président, elle invoque
solennellement, ce qui fait toujours
très chic, la déclaration des droits de
l’homme de 1789. Pour ensuite rentrer
dans le dur et reproduire le libellé de
l’article 51–2 de la Constitution :
« Pour l’exercice des missions de
contrôle et d’évaluation définies au
premier alinéa de l’article 24, des
commissions d’enquête peuvent être
créées au sein de chaque assemblée pour
recueillir, dans les conditions prévues
par la loi, des éléments d’information…
». Elle ajoute ensuite que « le
champ d’intervention des commissions
d’enquête n’est pas indéterminé.
L’article 51-2 de la Constitution en
fixe les limites en renvoyant à son article
24, qui donne au Parlement la
mission de contrôler « l’action du
gouvernement » et d’évaluer les
politiques publiques. Les mots ont un
sens. »
Oh oui Madame, ils
ont un sens et ils nous permettent de
constater que vous essayez de vous
moquer de nous. Par un tour de
passe-passe, vous limitez les missions
du Sénat au seul contrôle du
gouvernement, et glissez sous le tapis
celle de l’évaluation des politiques
publiques. Parce que la lecture de
l’article 24 démontre qu’il y en a deux.
Celle d’évaluation des politiques
publiques étant distincte de celle du
contrôle du gouvernement.
Que le Parlement ne
puisse pas « contrôler » la part
de l’exécutif représenté par le
président de la République est une
évidence. Mais il faut rappeler que pour
exercer cette mission de contrôle du
gouvernement, les assemblées ont des
pouvoirs spécifiques et strictement
normés : discours de politique générale,
vote de confiance, questions écrites ou
orales, avec pour l’Assemblée nationale
le pouvoir de renversement. De la même
façon, il y a des prérogatives
spécifiques pour l’accomplissement de la
deuxième mission, celle d’évaluation,
comme entre autres les rapports publics
et les commissions d’enquête. Et on a
beau lire la Constitution, on ne voit
rien qui s’oppose à ce que le Sénat
puisse enquêter sur l’organisation de la
sécurité du président de la République
et sur le rôle des forces de police et
de gendarmerie qui, elles, sont sous la
responsabilité du gouvernement.
In fine, Nicole
Belloubet ajoute dans son article : «
Au nom du même principe de séparation
des pouvoirs, il revient aux instances
parlementaires d’apprécier si leurs
travaux risquent d’empiéter ou non sur
le champ de l’enquête judiciaire.
Personne ne peut leur dicter leur
conduite. » Pourquoi, alors que vous
reconnaissez l’évidence de la
souveraineté du Sénat, venez-vous lui
donner, Madame la ministre de la Justice
cette leçon de séparation des pouvoirs
parfaitement incongrue ? Leçon dont vous
vous étiez d’ailleurs bien gardée avec
la commission d’enquête de l’Assemblée
nationale dès lors qu’elle était
verrouillée par l’ineffable Yaël Braun-Pivet.
Partageriez-vous la singulière
conception de la démocratie du non moins
ineffable Benjamin Griveaux qui déplore
que la commission du Sénat ne soit pas
présidée par un sénateur LREM ?
Qu’y avait-il
dans le coffre de Benalla?
Je ne vois qu’une
explication à ce curieux bazar, celle de
la fébrilité qui a saisi la Macronie
face à une fermeté largement soutenue
par l’opinion publique, et la crainte de
la vérité sur l’ensemble de cette
affaire Benalla. Et l’opinion publique
est d’autant plus remontée qu’il n’est
pas exagéré de dire que la justice ne
fait pas son travail ou en tout cas très
timidement.
Nous avons décrit ici notre
perplexité devant ce qui commence à
s’apparenter à une protection d’Emmanuel
Macron et de son entourage. On
rappellera l’épisode le plus
spectaculaire, celui de
la perquisition au domicile du garde
du corps. Le déroulement, qui a
stupéfait tous les professionnels
habitués à ces procédures, a vu des
policiers renoncer à faire leur travail
et se retirer. Avant de revenir le
lendemain matin pour constater la
disparition d’un coffre-fort enlevé dans
la nuit par la « femme » de Benalla et
remis à une personne que celui-ci a
refusé de nommer. Décision ahurissante,
le parquet de Paris a refusé de délivrer
un réquisitoire supplétif pour enquêter
sur ce qui s’apparente quand même à une
destruction de preuves. C’est plutôt de
cela que Madame la garde des Sceaux
devrait se préoccuper.
De mon côté, au
contraire de Nicole Belloubet, je n’ai
aucune leçon à donner aux membres de la
commission d’enquête du Sénat.
Simplement leur faire part d’une petite
observation : le refus par le procureur
de la République du réquisitoire
supplétif qui aurait permis aux juges
d’instruction de se pencher sur
l’épisode rocambolesque du coffre
disparu permet de considérer que
celui-ci est donc en dehors de la
procédure judiciaire.
Les sénateurs
peuvent donc en toute sérénité poser à
Alexandre Benalla cette question qui
intéresse beaucoup de monde : « Qu’y
avait-il donc de si précieux dans votre
coffre Monsieur Benalla ? »
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