Vu du Droit
Néolibéralisme : la lente mort de la
démocratie
Ambroise de
Rancourt
Dimanche 17 mars 2019
Alors que
l’attentat ayant visé deux mosquées à
Christchurch et causé la mort d’une
cinquantaine d’innocents, donne lieu à
un débat renouvelé sur le
communautarisme, il devient de plus en
plus manifeste que la question qui
sous-tend absolument tous les débats
politiques de premier ordre aujourd’hui,
est celle de la capacité des systèmes
d’organisation, voire des idéologies, à
se réguler, ou à être encadrés par le
politique.
La tragique
illusion du réformisme
Cela vaut
concernant le néo-libéralisme, que trois
ou quatre sociaux-démocrates croient
encore pouvoir modérer, ou
encadrer par des syndicats, voire de
petites mesures redistributives
ponctuelles, au mépris des évolutions
mondiales du phénomène, qui l’ont rendu
de plus en plus impossible à réguler
depuis des décennies. Or, pour qui
observe avec attention l’évolution du
phénomène néo-libéral, il devient de
plus en plus difficile de prétendre le
réguler, tant sa dimension
transnationale, et donc foncièrement en
rupture avec la notion même de
souveraineté étatique, échappe de plus
en plus aux tentatives nationales
d’encadrement. Les premiers à l’avoir
compris sont sans doute les Etats-Unis
qui, depuis maintenant plus de quarante
ans, ont doté le droit américain, par
l’entremise de leur monnaie – mais pas
seulement – d’une portée
extraterritoriale.
Le raisonnement
s’applique également au débat sur
l’Union européenne, dont certains
croient pouvoir faire une Europe
sociale, une Europe qui protège,
une Europe des nations, alors
même que le processus européen en
lui-même est, depuis plus de trente ans
– et même plus, mais c’est un autre
sujet –, un projet de libéralisation
économique. L’Acte unique, mais
également l’euro, ont été avant tout des
outils d’homogénéisation des Etats et de
leurs économies respectives, entre eux,
mais aussi vis-à-vis du monde
extérieur ; vouloir transformer
l’édifice actuel pour en faire un
rempart contre la folie du monde, relève
probablement autant du bon sens qu’un
projet de centrale à charbon n’émettant
pas de gaz à effet de serre.
De même, s’agissant
du débat sur la communautarisation de la
société, que certains croient pouvoir
canaliser, tempérer, en
donnant de petits gages à telle ou telle
clientèle. Evidemment, les débats
récurrents sur le hijab, mais également
sur les normes alimentaires, placent
l’islam au premier rang des
préoccupations sur ce sujet. Ce qui
n’est en rien « islamophobe » ou autre
qualificatif sympathique : le phénomène
est on ne peut plus naturel, à partir du
moment où il s’agit d’une idéologie
volontiers prescriptrice de
comportements – ce que n’est plus, n’en
déplaise aux intégristes eux-mêmes, ou à
ses pourfendeurs pavloviens, le
traditionalisme catholique, devenu aussi
minoritaire qu’incapable, en
conséquence, d’édicter des normes.
Autre exemple : le
débat sur l’intelligence artificielle et
sur la bioéthique, qui nous montre
chaque jour une confrontation de plus en
plus inévitable entre les partisans d’un
progressisme ivre de son propre reflet
dans le miroir, et ceux qui tentent de
nous avertir de l’irréversibilité
absolue du progressisme
technoscientifique, lorsqu’il est porté
à incandescence, comme il l’est
aujourd’hui – les deux causes de cette
incandescence étant, d’une part, la soif
illimitée de puissance de
l’individu-roi, et d’autre part, le
potentiel mercantile colossal ouvert par
cet appétit inextinguible. Jacques
Testart, bien sûr, mais aussi et surtout
Olivier Rey, sont les deux grands
penseurs contemporains de ce scepticisme
face à la technique. Dans le champ de la
bioéthique, nous sommes en effet passés,
en un laps de temps très court, de la
question de savoir s’il était
acceptable, en soi, de manipuler le
génome humain, à celle consistant à se
demander lesquelles de ces manipulations
étaient pertinentes, souhaitables,
justifiées.
Le capitalisme
indépassable ?
Tout aussi
pertinente est cette grille de lecture,
cette fois au sujet du capitalisme, sous
sa forme mondialisée, qui montre de plus
en plus sa formidable vocation à devenir
un système politique en soi, et non un
simple colocataire paisible des
institutions démocratiques, comme on
aurait pu naïvement le croire après
1945. Un système où toute mutualisation,
où toute forme d’organisation collective
autre que le contrat liant deux
personnes juridiques, doit
progressivement être exclu, parfois avec
douceur, et parfois – de plus en plus
souvent – par l’autorité ou par la
violence. Une dérive autoritaire du
capitalisme, elle-même justifiée par le
fait qu’ « il [le capitalisme] aurait
sorti des centaines de millions de
personnes de la pauvreté ». Argument
d’autorité rencontré des centaines de
fois, et qui m’a souvent donné
l’occasion d’avoir des discussions très
intéressantes avec ceux qui y
souscrivent – ce qui n’est en rien mon
cas. Sans doute le capitalisme, par
l’importance notable qu’il accorde à la
propriété privée, a-t-il permis
l’avènement plus rapide, par exemple,
d’une importante batterie d’innovations,
et sans doute n’est-ce pas là son seul
accomplissement ; mais il restera
difficile, pour l’éternité, d’établir un
lien univoque de cause à effet entre son
déploiement mondial, et la réduction de
la pauvreté ou de la précarité sanitaire
dans laquelle vivent des pans entiers de
l’humanité. La démocratisation, mais
aussi l’hyper-abondance chronique de
matières premières à laquelle notre
espèce s’est habituée depuis plusieurs
décennies, possèdent sans doute, à bien
y réfléchir, des vertus comparables,
sinon supérieures. Et, partant, une
responsabilité tout aussi importante
dans l’amélioration du sort humain.
Mais toutes les
idéologies totalisantes dont nous avons
parlé, c’est bien là le problème, ont un
point commun, et de taille : leurs
effets pervers se diffusent comme un
poison lent, de façon insidieuse. Que
l’on parle des mutations du capitalisme,
du communautarisme, de la bioéthique, ce
ne sont que des signaux faibles,
désespérément ténus, qui semblent nous
avertir des désastres qu’ils portent en
germe. D’où d’interminables discussions
avec ceux qui ne voient qu’à un horizon
relativement court, et ceux qui tentent
d’imaginer les évolutions de très long
terme. Ces derniers jours encore, nous
faisons face à un cas d’école de duel –
perdu d’avance pour les seconds – entre
progressistes et technosceptiques, avec
le déploiement demain généralisé des
réseaux de 5G : là où les premiers
voient une formidable occasion de rendre
le fonctionnement de nos sociétés et de
nos économies plus rapide, plus fluide,
plus profitable, les seconds aperçoivent
déjà les prémices cauchemardesques d’un
monde où la surveillance généralisée de
tout ce qui bouge et respire sur cette
planète, déjà bien avancée, deviendra la
norme, et même au-delà de la norme, la
nature même.
Revenons à notre
exemple premier, celui du capitalisme.
Admettons qu’il ait sans doute
contribué, c’est indéniable, à sortir
des centaines de millions de personnes
de la pauvreté, ou en tout cas de la
condition rurale – ce qui est très
différent, mais c’est un autre sujet. A
l’instant où nous parlons, son bilan
coût/avantages est très probablement
positif. Qu’en sera-t-il si dans
quelques décennies, il s’est transformé
en outil de destruction indistincte et
continue, quoique très progressive, de
toutes les institutions politiques lui
faisant concurrence, et de
l’environnement ? Je doute qu’en 2060,
pour une foule de raisons, le bilan du
capitalisme nous paraisse aussi
favorable qu’aujourd’hui – où son image
est déjà, pour partie, dégradée. Cette
question fait d’ailleurs aujourd’hui
l’objet d’une querelle souvent très
vive, entre théoriciens de
« l’effondrement », comme le prophète
très New Age Pablo Servigne, pour
citer l’un des plus connus, et
défenseurs acharnés du Progrès et avec
lui, de la capacité de l’humanité à se
tirer de tous les mauvais pas – prenons,
par exemple l’ineffable Gaspard Koenig.
En définitive, on
peut être surpris par la façon dont les
partisans de tel système d’organisation
politico-économique, ou de telle
idéologie, choisissent, parfois
délibérément, parfois inconsciemment, de
refuser d’envisager les mutations
monstrueuses que « leur » système
contient en puissance. Aucun système,
aucune idéologie, n’est indépassable. Le
fait même de prétendre à sa propre
indépassabilité est, au contraire,
le signe que ce système, cette
idéologie, commencent à être prédateurs
et dangereux. Et c’est bien là que nos
sociétés se trouvent, à mon avis, à un
carrefour stratégique majeur.
Le TINA de
Macron : « vous n’avez pas le choix ! »
Prenons un exemple
très concret, à taille humaine,
d’affirmation autoritaire du
progressisme en tant que voie unique et
vouée à s’imposer – si besoin par la
contrainte : le « Vous n’avez pas le
choix » martelé par le dernier clip
de campagne de La République en marche,
pour les Européennes. Imaginait-on, il y
encore vingt ans, qu’un régime
démocratique pourrait un jour expliquer
à ses citoyens qu’il n’avait « pas le
choix » dans son vote ?
Imaginait-on, pour prendre un autre
exemple, qu’un jour des livres aussi
abjects que ceux de Yuval Noah Harari
nous prédiraient, dans un grand éclat de
rire, un techno-progressisme divisant
autoritairement la société entre « Dieux »,
c’est-à-dire, détenteurs de savoirs
techniques possédant une forte utilité
économique et donc, non remplaçables par
des machines, et « inutiles »,
c’est-à-dire remplaçables par des
machines, et non essentiels à la
poursuite infinie du Progrès ? Et
pourtant, nous y sommes.
Nos sociétés
contemporaines sont le lieu d’une
cohabitation hautement explosive entre
des idéologies foncièrement totalisantes
(néo-libéralisme, transhumanisme,
islamisme…), d’une part, et des
individus foncièrement incapables de
penser les dangers de ces idéologies,
occupés qu’ils sont à admirer leurs
propres particularismes individuels ou
communautaires, d’autre part.
C’est cette
cohabitation qui explique que nous
assistions à une multiplication de ce
que l’on pourrait appeler les
idéologies prescriptrices. Une
constellation de petits systèmes
normatifs parcellaires, parvenant à
agglomérer autour d’eux, comme des
aimants d’un type nouveau, des
communautés humaines plus ou moins
importantes – communautés devenues
incapables de se reconnaître dans un
système normatif épousant imparfaitement
leurs propres aspirations, et donc,
logiquement, de se soumettre à lui. Si
j’ai évoqué à plusieurs reprises
l’idéologie islamiste, c’est parce
qu’elle offre un exemple parfait de
renouvellement de ces instruments de
contrôle et d’encadrement de tous les
actes de la vie humaine, pour qui se
donne la peine de l’étudier dans le
détail.
Le dilemme se
posant à nous, et à nos descendants, est
donc le suivant : combien de temps
pourrons-nous faire cohabiter le
progressisme scientifico-économique, en
tant qu’idéologie par essence infinie,
avec l’objectif, jusqu’ici prioritaire,
d’augmentation du niveau de dignité que
nous accordons à l’espèce humaine ? La
société dont a accouché le capitalisme
mondialisé – il l’est, certes, par
essence, nous disait Marx –
pourra-t-elle longtemps faire cohabiter
l’idéal démocratique de gouvernement par
la majorité avec les individus
profondément inaptes au compromis
qu’elle a largement contribué à
générer ?
Tout porte à croire
que l’équation est insoluble, en l’état.
Un jour se posera certainement la
question du choix entre primat
démocratique – c’est ce que veut la
majorité qui, en tant que tel, est bon
et souhaitable – et primat
scientifico-économique – c’est ce qui
contribue à la fluidification des
relations économiques et à
l’augmentation de notre contrôle
technique sur le monde qui, en tant que
tel, est bon et souhaitable.
Tocqueville voyait la démocratie comme
un mode d’organisation foncièrement
égalitariste. Marx voyait dans le
capitalisme un phénomène produisant
inexorablement des mécanismes de
concentration du capital entre des mains
de moins en moins nombreuses. Depuis
trente ans c’est le primat du fait
économique sur le fait démocratique qui
est devenu la pierre de touche guidant
l’action de la plupart des
gouvernements.
Il n’est pas
certain que les sociétés humaines
puissent supporter indéfiniment une
telle dépossession, dès lors que ce
choix aura révélé, de crise en crise,
ses vices cachés.
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