Vu du Droit
Gilets Jaunes et Syndicats : pourquoi ce
silence ?
Jean-Pierre Page
Jeudi 7 février 2019
Depuis le début du mouvement des gilets
jaunes, l’attitude des grandes centrales
syndicales a été de scepticisme voire de
rejet. Condamnation sans équivoque du
mouvement par la CFDT, ce qui ne
surprendra personne de la part de la
nouvelle idole de l’oligarchie, à savoir
Laurent Berger l’homme qui a applaudi à
tout rompre le démantèlement du code du
travail français. FO est resté
relativement mutique, sachant que ses
gros bataillons qui appartiennent
essentiellement la fonction publique
sont restés à l’écart. Le silence
emberlificoté de la CGT, dont j’ai pu
faire l’expérience dans un débat
radiodiffusé face à un secrétaire
confédéral, montre que cette centrale
est quant à elle plus que dans la
réserve. La direction confédérale varie
de la prise de distance à la franche
condamnation.
Son secrétaire général Philippe Martinez
qui dirige une organisation syndicale ne
se gêne pas pour faire un tri POLITIQUE
entre les manifestants et les personnes
qui luttent. Utilisant à tort et à
travers le mantra des gens du pouvoir, à
savoir : « les valeurs ». On lui
rappellera que pour l’instant celles qui
sont mises en œuvre sont celles d’une
brutale répression policière et
judiciaire contre laquelle sa centrale
est bien timide. Et qu’après avoir
conduit le mouvement social, défaite
après défaite dans des impasses
mortifères, il serait peut-être utile de
cesser de donner l’impression de
protéger un pouvoir à ce point
impopulaire.
Il y en a qui le
font. Jean-Pierre Page est ancien
responsable international de la CGT et
ancien membre de la Commission Exécutive
Confédérale de la CGT. Il vient de
publier un (long) article repris dans la
presse syndicale européenne. Mais qui
n’a aucune chance de l’être dans celle
de la CGT.
Alors, même si ce
n’est pas juridique, c’est Vu Du Droit
qui s’y colle.
Régis de
Castelnau
Gilets Jaunes et
Syndicats.
Jean-Pierre Page[1]
Voici plus de 11
semaines que les gilets jaunes rythment
par leurs initiatives la vie politique
et sociale française. Le 26 janvier a
été une grande journée de mobilisation à
travers toute la France. Elle a
aussi été marquée par une répression
sans précédent violente, délibérée et
orchestrée.
Emmanuel Macron,
son gouvernement, le Parlement, les
partis politiques, les médias, les
analystes commentent et se déterminent
quotidiennement en fonction de ce
mouvement inédit dans sa forme, ses
objectifs et sa durée. La plupart
d’entre eux ont été totalement pris au
dépourvu et ont toujours autant de mal à
le caractériser et plus encore à y faire
face, fut-ce par la contrainte et les
représailles ! Dans les couloirs du
pouvoir, on est chaque fin de semaine,
proche du mode « panique ».
Les syndicats
n’échappent pas à ce constat. Pire, bien
que par leur rôle, ils se doivent d’être
en phase avec les préoccupations et
l’état d’esprit réel des travailleurs,
ils n’ont pas vu venir cette vague
populaire qui a pris l’ampleur d’un
tsunami social et politique. Celui-ci
est sans précédent dans l’histoire
française. Plutôt, que d’en tirer les
conséquences, le choix des dirigeants
syndicaux a été de se réfugier dans un
rôle d’observateur, non sans espérer
fut-ce au prix d’un lâche soulagement de
voir les choses en finir au plus vite.
Laurent Berger,
secrétaire général de la CFDT, considère
toujours « que le mouvement des gilets
jaunes n’est en rien capable, de réunir
les gens, de les faire débattre entre
eux, de hiérarchiser les revendications,
de s’engager dans la recherche de
solutions. Il n’a rien inventé
affirme-t-il, ni est capable de
mobiliser en masse. Nous devons éteindre
collectivement l’incendie ».[2]
On ne saurait pas
être plus clair, chasser le naturel, il
revient au galop ! En fait, et c’est
bien là le problème, quand « tout
remonte à la surface »[3] ,
les syndicats ne rêvent-ils pas de
continuer à faire comme si de rien
n’était ! « Il faut que tout change pour
que rien ne change »[4].
Pourtant et
dorénavant tout le monde est au pied du
mur et dans l’obligation de se
déterminer par rapport à l’existence,
aux débats et aux initiatives des gilets
jaunes. Leur action est à ce point
incontournable que non-content
d’ébranler les bases d’un pouvoir
politique qui se voulait conquérant,
arrogant et sûr de lui, elle révèle
l’étendue d’une crise sans précédent
autant sociale, politique, économique
que démocratique. Elle renvoie également
à la crise du syndicalisme et pas
seulement à la représentation de
celui-ci.
Macron, quant à
lui, cherche à gagner du temps et à
reprendre la main, mais de l’avis
général les deux mois de débats, et
d’enfumage dont il a pris l’initiative
ne régleront rien. En guise d’exorcisme
et d’incantations, il ne suffit pas
d’affirmer qu’on ne changera pas de
politique pour s’en persuader. C’est
sans doute pourquoi les Français ne se
font aucune sorte d’illusions sur les
vertus de son « one-man-show », ce long
monologue ou il bavarde sans écouter.
Les gilets jaunes avec détermination ont
décidé de poursuivre leur action contre
vents et marées tout en déjouant les
multiples pièges qu’on leur tend.
Faisant preuve là, d’une rare
intelligence politique !
Ils apprennent
vite, tout en faisant face à une
répression de masse, déchaînée et
meurtrière[5].
Celle-ci est sans précédent depuis
presque 60 ans. On se souvient du
massacre de Charonne ou celui du 17
octobre 1961[6]
qui couta la vie a des centaines de
travailleurs algériens ! Pourtant, le 6
décembre à la stupéfaction et la colère
de nombreux militants, les
confédérations syndicales y compris la
CGT ont été jusqu’à condamner comme
coupables les victimes des représailles
policières et « toutes formes de
violences dans l’expression des
revendications »[7]!
Fallait-il donner de cette manière
choquante une nouvelle justification au
concept de « syndicalisme rassemblé » !
Faut-il rappeler qu’en 1968 la CGT s’est
honoré en appelant à la grève générale
contre la répression à l’égard du
mouvement étudiant. 50 ans plus tard
Macron n’en demandait pas tant
Depuis, l’initiative de la CGT Paris de
saisir la justice contre l’utilisation
criminelle de « flash-ball » par les
forces de l’ordre, a montré un rejet net
de cette manière de renvoyer tout le
monde dos à dos[8].
Dans de telles
circonstances, il y a urgence pour le
Capital et la bourgeoisie, à trouver une
issue à cette crise majeure, il leur
faut anticiper, car les problèmes
s’enchaînent les uns après les autres !
Alain Minc et Jacques Attali parmi
d’autres s’inquiètent du creusement des
inégalités. Comme au sein d’une « Cupola
mafieuse sicilienne », les « parrains »
de Macron comprennent, que cette
situation ne peut perdurer indéfiniment.
Déjà, dans un temps très bref, moins de
deux ans, elle a fragilisé à l’extrême
le pouvoir du jeune banquier de chez
Rothschild, dont ils avaient fait le
choix.
Faut-il ajouter au
tableau, que le mouvement peut faire
tache d’huile et devenir contagieux !
Déjà en Belgique, au Portugal, en
Pologne, en Grand Bretagne, en Hongrie,
aux Pays-Bas, en Irlande, et même au
Liban, en Afrique du Sud, en Irak, on
revêt le gilet jaune de la colère
populaire[9].
Dans ce contexte,
les instances supranationales comme
celle de l’Union européenne déjà à
l’avenir incertain, voit celui-ci
s’assombrir un peu plus à fortiori avec
la perspective des prochaines élections
européennes. Le moteur franco-allemand
se met à tousser au point que l’on se
demande s’il ne va pas caler. Le traité
d’Aix la Chapelle entre la France et
l’Allemagne que viennent de signer dans
l’urgence et le secret Macron et Merkel
consacre une capitulation française sur
sa souveraineté au bénéfice d’une Europe
des « Landers » et d’une armée allemande
baptisée « européenne ». Comment ne pas
remarquer que deux mois auparavant, par
anticipation et sans consultations de
leurs affiliés les syndicats français et
le DGB allemand avaient décidé de
soutenir ce grand projet d’intégration
européenne[10]
sous le pavillon d’Outre-Rhin.
Pour la France qui
est encore admise comme 5e
puissance mondiale, l’onde de choc
internationale créée par le mouvement
des gilets jaunes fait vaciller la
crédibilité d’un système en question,
plus encore que celle d’un président
dont la suffisance et la morgue font
dorénavant sourire, tant elle apparaît
dérisoire. A Paris, Macron, à la
remorque de Trump soutient les
putschistes de l’extrême droite
vénézuélienne, il ne tarit pas
d’admiration et d’éloges pour leurs
manifestants et ordonne à Maduro de
respecter la démocratie et des élections
sous 8 jours. « Faites ce que je dis, ne
faites pas ce que je fais ! » Imaginons
Nicolas Maduro, exigeant de Macron
l’organisation d’élections en France
sous 8 jours au risque de voir le
Venezuela reconnaître Eric Drouet des
Gilets jaunes comme le président en
charge.
Par conséquent, il
est difficile de contester que les
enjeux se soient singulièrement aiguisés
! On ne choisit pas la période dans
laquelle on vit, il faut être à la
hauteur de ce qu’elle exige. Pour le
mouvement syndical et particulièrement
pour la CGT ce nouvel épisode des
« luttes de classes en France » n’est
pas sans risques. Le paradoxe, c’est
qu’il n’est pas non plus sans
opportunités ! A condition, bien sûr
d’en avoir la volonté politique et de
s’en donner les moyens si toutefois l’on
veut créer le rapport de force
nécessaire pour gagner. Dans de telles
circonstances la seule stratégie qui
vaille est donc de contribuer à fédérer
et faire converger les luttes dans les
entreprises avec celle des gilets
jaunes. L’objectif, (encore,
faut-il avoir un objectif), doit être de
bloquer les entreprises, les centres de
productions stratégiques, tout autant
que les voies de circulation, faire
pression sur le patronat, le
gouvernement et Bruxelles « là où ça
fait mal ! » .
Nous n’en sommes
pas tout à fait là, pourquoi ?
Il devrait aller de
soi que le mouvement populaire agisse et
parle d’une seule voix tant les
objectifs légitimes de justice sociale,
de démocratie et de respect sont
massivement partagés dans et hors les
entreprises, c’est d’ailleurs ce que
souligne la CGT. Les gilets jaunes quand
ils ne sont pas retraités ou chômeurs
sont aussi des salariés. Toutefois, il
ne suffit pas de répéter que les
revendications sont voisines sinon
identiques, quand toute la question est
de savoir quelles conséquences pratiques
l’on en tire en termes d’actions. Or, il
aura fallu deux mois pour que la
direction de la CGT finisse par accepter
sous la pression d’un grand nombre de
ses organisations : syndicats,
fédérations, régions et départements
d’appeler nationalement à la grève et
aux manifestations le 5 février. Il faut
se féliciter que l’Assemblée des
Assemblées de Commercy (Meuse) des
gilets jaunes réunissant une centaine de
délégations est adoptée un Appel qui
soutient une grève reconductible à
partir du 5 février[11].
Prenons acte
positivement de cette importante
décision de la CGT soutenu par des
gilets jaunes, tout en ajoutant que la
question qui se pose dorénavant est
celle de la suite qui sera donnée et de
quelle volonté l’on va faire preuve pour
que cette journée se poursuive en grève
générale reconductible. Doit-on se
satisfaire de grèves par procuration,
s’accommoder de l’éparpillement des
luttes, de leur pourrissement comme
d’une fatalité ? Va-t-on reprendre le
controversé chemin des « grèves
saute-mouton » dont la faillite est
consommée ? « Ne faut-il pas
reconsidérer les vertus des grèves
reconductibles » ? Philippe Martinez, a
déclaré que « la mobilisation aux
ronds-points, c’est bien, la
mobilisation dans les entreprises, c’est
mieux »[12].
Prenons-le au mot : Chiche ! Passons des
paroles aux actes ! « La preuve du
pudding, c’est qu’on le mange »[13]
En fait tout cela
ne renvoie-t-il pas à la capacité des
syndicats à anticiper, à apprécier de
qui change, bouge à la qualité de leurs
liens avec les travailleurs dans leur
ensemble et leur diversité, à l’activité
depuis le lieu de travail c’est à dire
là où se noue la contradiction
capital/travail, là où se concrétise
l’affrontement de classes. Ne
faut-il pas par exemple, s’interroger
sur la capacité des syndicats à prendre
en compte le fait que nous sommes passés
en quelques années d’une société de
pauvres sans emplois à une société avec
en plus des pauvres avec emplois, une
société capitaliste dont les jeunes sont
les premières victimes. A leurs côtés
l’on trouve les retraités actifs et
présents depuis longtemps dans les
manifestations, ils se battent pour le
droit de vivre dignement d’autant qu’ils
sont de plus sont fréquemment les seuls
soutiens matériels et financiers de
leurs enfants et petits-enfants frappés
par la précarité et le chômage de masse.
La France compte plus de 11 millions de
demandeurs d’emplois et de travailleurs
pauvres occasionnels. Dans le même
temps, 40 milliardaires pèsent 265
milliards d’euros soit la richesse
globale des 40% les plus pauvres. Les 15
ultras riches détiennent 22% de la
richesse nationale et bénéficient avec
Macron au pouvoir de 300 milliards de
cadeaux fiscaux, dont 100 milliards
s’évadent chaque année vers les paradis
fiscaux.
C’est ce que disent
les cahiers de doléances, ils mettent en
avant les inégalités criantes sociales
et territoriales, le besoin impératif de
rétablir et revaloriser avec des moyens
les services publics, en particulier
ceux de proximité. La contradiction
capital/travail est posée fortement et
l’on revendique l’exigence de justice
sociale d’augmentation du salaire
minimum à 1800 euros, la revalorisation
des retraites et pensions, une fiscalité
qui fait payer les riches et les
entreprises, l’annulation de la CSG, le
rétablissement de l’impôt sur la fortune
ou encore l’abrogation du CICE ce crédit
d’impôt aux entreprises, remplacé par un
allègement des charges sociales voulu
dès le début de son mandat par Macron.
En fait tout cela traduit l’aspiration à
une société française de notre temps,
une société de progrès et non de
régression sociale
Dans ces
conditions, le pouvoir d’achat est une
priorité vitale pour des millions de
gens et leurs familles. Cette exigence
légitime doit s’articuler avec une
démocratie qui implique l’implication de
chacun et chacune à tous les niveaux, la
reconnaissance, le recours et l’usage de
droits sans privilèges d’aucune sorte.
Le peuple veut être entendu et respecté.
Cette évidence s’est imposée devant
l’unilatéralisme qui caractérise autant
la vie dans les entreprises qu’hors les
entreprises. Le moment est venu
d’y répondre, par de nouvelles formes de
consultations et de prises de décisions
comme le revendiquent les gilets jaunes
! C’est ainsi pensent-ils que l’on fera
reculer dans tous les domaines les
injustices croissantes de la société
française.
Car c’est le
système capitaliste qui cadenasse les
libertés, c’est le néo libéralisme
mondialisé, qui impose la pensée unique
et la voix de son Maitre, qui pille les
richesses du travail, saccage la nature
et l’environnement. Tout cela se fait au
bénéfice d’une oligarchie corrompue de
riches toujours plus riches, ou encore
de ceux qui s’en sortent le mieux !
Faut-il continuer à parler de partage
des richesses et des ressources, quand
dans la réalité il s’agit de la recette
du pâté d’alouettes où le travail
enrichit le centile le plus riche de la
population et que les inégalités
explosent ?
La France est
passée championne dans la distribution
des dividendes aux actionnaires. 46,8
milliards d’euros ont ainsi été
distribués en 2018, de loin supérieur à
2017 de plus de 12%. Les groupes
automobiles et les entreprises de luxe,
dit-on se sont particulièrement montrés
généreux[14].
N’est-il pas
remarquable que le mouvement des gilets
jaunes coïncide avec l’inculpation et
l’emprisonnement au Japon pour fraude
fiscale de Carlos Ghosn le patron de
Renault-Nissan au salaire de 15,6
millions d’euros par an. Cette
rémunération « surréaliste », n’est-elle
pas précédée par celle de Bernard
Charles, de Dassault qui gagne 24,6
millions d’euros annuel devant Gilles
Gobin de Rubis du groupe Rubis qui lui
empoche 21,1 millions d’euros ? Ce sont
ceux-là et près de 150 patrons de
multinationales, avec qui voici quelques
jours, Macron de manière provocatrice a
festoyé au Château de Versailles. Comble
de l’ironie jour pour jour avec la
décapitation de Louis XVI. Ainsi, l’on
semble être passer « d’une royauté à une
autre. » !
Dans un tel
contexte, apparaissent bien dérisoires
les arguties de certains dirigeants
syndicaux sur les prétendues tentatives
de récupération et l’influence de
l’extrême droite raciste sur le
mouvement des gilets jaunes, comme le
répète à satiété les dirigeants de la
CFDT et de la CGT. A ce sujet, les
propos affligeants, les rapports, les
interviews ne manquent pas et témoignent
d’un décalage saisissant comme d’une
profonde ignorance de ce que représente
un mouvement social ![15]
Il est inquiétant de noter que certains
dirigeants de la CGT ont cru bon, se
saisir de ce contexte pour traquer les
idées de ceux qui refusent la mise en
conformité, comme par exemple un regard
critique sur l’Europe et l’Euro, le
prêt-à-porter de la pensée dominante et
de l’air du temps[16].
La pratique de l’amalgame à l’égard de
l’historienne Annie Lacroix-Riz[17]
accusée de complotisme, et de voisinage
avec l’extrême droite a suscité une
telle indignation que Philippe Martinez
a dû lui présenter des excuses et
s’engager à retirer de la circulation
une note infamante portant le sigle de
la CGT[18].
Va-t-on dorénavant faire le tri chez les
travailleurs, ou les militants exiger de
leur part pour participer aux grèves et
manifestations (comme on l’a vu) qu’ils
présentent une identification politique
ou un laissez-passer conforme aux
désidératas du dialogue et du
partenariat social voulu par un
syndicalisme d’accompagnement et de
propositions en quête d’« union
sacrée ».
N’y a-t-il pas pour
le mouvement syndical à réfléchir
autrement et avec modestie sur lui-même
sur ses insuffisances, son
fonctionnement, ses retards, sur son
approche des problèmes dans leur
globalité, leur dimension européenne et
internationale par ces temps de
mondialisation néo-libérale à marches
forcée. Se débarrasser enfin de cet
esprit de suffisance, de condescendance,
de donneurs de leçons qui minent la
relation qui devrait être celle entre
les syndicats, les travailleurs en
général, les gilets jaunes en
particulier, ceux dont les sacrifices de
toutes sortes méritent le respect.
Plutôt que porter sur eux des jugements
de valeurs ne devrait-on pas faire
preuve de plus de retenue?
Car au départ, il
aura fallu une taxe sur les carburants
suscitant la colère pour que cette fois
ci, la goutte fasse déborder le vase des
mécontentements accumulés, des colères
légitimes, des rêves refoulés, des
frustrations que l’on taisait depuis si
longtemps. « Une étincelle peut mettre
le feu à toute la plaine ».
Si ne pas l’avoir
compris ne peut être sans conséquence
pour la classe politique, comment ne le
serait-elle pas pour les syndicats.
Comment s’étonner alors de l’ampleur de
cette crise de confiance, car il faut
bien reconnaître que ce mouvement des
gilets jaunes s’est construit hors de
l’intervention et de l’implication
syndicale. Par conséquent, on ne saurait
pas être surpris à entendre les
critiques qui montent d’en bas, qui
placent les syndicats et les politiques
dans le même sac, et à qui l’on fait
payer le prix fort des compromissions.
Doit-on faire comme si cela n’existait
pas. Déjà en son temps, Benoit Frachon
parlait des « porteurs de serviettes,
l’air affairé, le plus souvent trônant
dans un bureau, parfois hypocritement
installé par le patron »[19].
Qu’en est-il aujourd’hui ?
C’est vrai en
France et ailleurs comme à une tout
autre échelle. Ainsi la CES
(Confédération Européenne des Syndicats)
déjà totalement dévaluée démontre dans
ces circonstances et une fois encore sa
parfaite incapacité à saisir ce qui est
essentiel ! Son silence est
assourdissant ! C’est dire, son décalage
avec le monde réel, sans doute parce que
sa fonction n’est rien d’autre que celle
d’être un rouage des institutions
bruxelloises. Son fonctionnement
et sa dépendance financière à cet égard
semblent sans limites.
On parle beaucoup
de l’ignorance dans laquelle Macron
tient ce que l’on appelle les corps
intermédiaires comme les syndicats. Ce
qui est un fait, mais
l’institutionnalisation du syndicalisme,
sa bureaucratisation, sa
professionnalisation, ne l’a-t-elle pas
rendu invisible et inaudible ? Comment
alors être surpris de voir aujourd’hui
beaucoup de salariés s’en détourner,
questionner sa crédibilité, son utilité,
son existence même et finir par voir
ailleurs ? Pour se rassurer faudrait-il
en l’appliquant au syndicalisme
reprendre la formule de Brecht « puisque
le peuple vote contre le gouvernement,
ne serait-il pas plus simple de
dissoudre le peuple et d’en élire un
autre »[20].
Comment en est-on
arrivé là ? Peut-être faudrait-il se
poser la question du pourquoi ? On ne
peut évidemment pas se satisfaire de
cette situation, elle appelle des
réponses autres que la culpabilisation
des militants sur lesquels repose
l’existence de l’organisation syndicale
à fortiori dans les entreprises. Cela ne
saurait se réduire à la seule prise en
charge des problèmes « de carreaux
cassés » dont il faudrait s’inquiéter
pour répondre à la crise du
syndicalisme ! On a besoin sur ce sujet
comme sur d’autres, d’une autre hauteur
de vue. A la lumière d’évènements qui
sont un formidable révélateur, il y a
urgence pour le mouvement syndical de
classe à tirer les leçons et à faire les
bilans qui s’imposent. Il faut espérer
que le prochain congrès national de la
CGT[21]
apportera des réponses convaincantes,
une stratégie et une direction à la
hauteur de cette situation. Faire preuve
de lucidité ce n’est pas s’accabler,
c’est voir les faits, la réalité telle
qu’elle est pour la transformer.
Evidemment ce
mouvement des gilets jaunes est pétri de
contradictions, il est à l’image de
notre société avec ses préjugés, ses
faiblesses, ses erreurs, et même ses
idées réactionnaires. Faut-il faire
comme si cela n’existait pas ?
Evidemment non ! Mais dans le même
temps, comment concevoir autrement une
lutte de masse qui soit conséquente ?
Un grand nombre de
gilets jaunes font l’expérience de
l’action pour la première fois, la
plupart d’entre eux n’a jamais participé
à une grève, à une manifestation. On
s’étonne de leur spontanéisme, de leur
absence d’organisation ce qui semble
être de moins en moins le cas, mais
comment ne pas voir qu’entre son début
et le point où il est arrivé
aujourd’hui, ce mouvement a fait un
véritable bond qualitatif en avant.
C’est vrai, dans la définition de ses
objectifs, dans ses méthodes comme dans
son organisation. Non sans erreurs ?
Certes et alors ? Le mouvement syndical
a aussi la responsabilité de partager et
faire partager son expérience de la
lutte de classes avec tous ceux et
toutes celles qui font le choix d’agir
collectivement.
Pour un grand
nombre de gilets jaunes, et même si
c’est parfois confusément, ce qui est en
question au fond c’est la nature de
cette société inégale, brutale,
prédatrice et criminelle. Cette
société-là, c’est le capitalisme
lui-même. Qui va le dire ? Faut-il le
considérer comme un horizon indépassable
ou faut-il au contraire l’abolir ? Pour
le syndicaliste faudrait-il se plaindre
d’une telle prise de conscience ? On
peut comprendre qu’un tel changement des
esprits n’est pas sans déranger les
tenant d’une adaptation du
syndicalisme-partenaire d’un capitalisme
à visage humain. Certains, comme la
CFDT, préférant négocier le poids des
chaines plutôt que d’exiger l’abolition
de l’esclavage. Mais, ne doit-on pas
voir dans ce mouvement des gilets jaunes
une prise de conscience qui s’affirme,
celle qui conduit à la conscience
d’appartenir à une classe et par
conséquent des opportunités à saisir !
N’y-a-t-il pas là pour le syndicalisme
une responsabilité à assumer pour qu’il
en soit ainsi.
Aussi et comme cela
est souvent le cas dans les grands
mouvements sociaux, il y a urgence pour
le mouvement syndical à prendre en
compte combien les consciences ont
progressé quant aux causes, aux
responsabilités et à la nature du
système capitaliste lui-même
Ce constat renvoie
à la « double besogne », cette double
fonction qui doit être celle du syndicat
: luttant tout à la fois pour les
revendications immédiates comme pour le
changement de société. Contrairement à
ce qu’affirme Philippe Martinez[22],
la CGT n’est pas trop « idéologique ».
Cette singularité qui est la sienne,
cette identité, elle se doit de la
prendre en charge en toutes
circonstances. Ne voit-on pas que la CGT
paye aujourd’hui 25 années de
recentrage, de désengagement du terrain
de la bataille des idées, en fait de
dépolitisation ?[23] .
Ceci, la pénalise grandement aujourd’hui
face à un mouvement qui va marquer
durablement la période que nous vivons.
Ce débat nécessaire
donne raison à ceux des militants de la
CGT qui depuis longtemps alertent, se
mobilisent et interpellent leur
Confédération sur la perspective « d’une
explosion sociale », hors de toute
intervention syndicale, tant la
désespérance est à son comble[24].
Il est heureux de constater que parfois
à contre-courant des positionnements
officiels et de l’impuissance de
nombreux dirigeants, ils sont ceux qui
ont fait le choix dès le début de se
tourner vers le peuple en lutte, mêlant
leurs gilets rouges à ceux des gilets
jaunes comme on l’a vu dans bien des
villes à Bourges, Créteil, Toulouse,
Marseille, Lille, Paris, Montbéliard,
Nantes, etc.
En fait, cette
insurrection sociale, à laquelle nous
assistons, tire sa force dans sa
capacité à fédérer le peuple : les
ouvriers, les employés, les paysans, les
classes moyennes, les petits artisans,
les chômeurs, les retraités, les ruraux
et les citadins, ceux des banlieues.
Fait significatif les femmes sont au
premier rang des manifestations, des
blocages routiers, des parkings des
centres commerciaux. Tout un peuple d’en
bas est entré en révolte, la CGT devrait
se comporter comme un poisson dans l’eau
et considérer qu’en dernière analyse,
« il est juste de se rebeller » !
Voici plusieurs
années, on parlait de fracture sociale,
mais sans en tirer les conséquences.
Celle-ci n’a cessé de s’élargir, au
point que ce à quoi nous assistons
couvait depuis longtemps, en particulier
dans la jeunesse. Cette génération sans
perspective, tous ces
laissé-pour-comptes réduits à monter à
l’échafaud de l’exclusion sociale et
parmi eux les précaires, ou encore les
enfants d’immigrés de plusieurs
générations. Ils sont aux avants-postes
de cette bataille. Comment ne pas se
trouver à leurs côtés ?
L’on sait
maintenant qu’à la fracture sociale, il
faut associer la fracture politique et
démocratique. Elle révèle l’étendue
d’une rupture entre le peuple et ses
représentants, les institutions
nationales et supranationales, les
partis politiques, les syndicats, les
parlementaires de droite comme de
gauche, le gouvernement et
singulièrement le chef de l’état sur qui
se focalise l’ensemble du rejet exprimé
à travers le mot d’ordre « Macron
démission ». En une année la confiance
dans le président de la République s’est
effondrée de 23%. Jamais en France, un
homme politique aura fait l’objet d’une
telle détestation pour ne pas dire d’une
haine. Un récent sondage[25]fait
ainsi apparaître que 88% des Français ne
font pas confiance aux partis
politiques, 73% ne font pas confiance
aux médias et 70% aux banques, 55% se
déclarent prêt à participer à des
manifestations pour défendre leurs
idées. Deux mois après le début de
l’action des « Gilets jaunes » 57%
continuent à leur apporter leur soutien.
Plus de 70% des Français n’attendent
rien du grand débat voulu par Macron.
Le mouvement des
gilets jaunes est fondamentalement une
révolte contre la situation intolérable
qui est faite aux classes les plus
défavorisées, à l’appauvrissement qui
touche dorénavant les classes moyennes
ceux qui arrivaient encore à s’en
sortir, mais dont les fins de mois se
terminent dès le 15 et qui n’ont
d’autres alternatives que les privations
pour presque tout. « Dans les fins de
mois, le plus dur ce sont les 30
derniers jours ! » disait Coluche. Le
combat des gilets jaunes est aussi une
résistance contre ce recul de
civilisation voulu par le Capital en
crise.
Les politiques néo
libérales des gouvernements successifs
de droite comme de gauche, les
injonctions de l’Union européenne ont
détricoté de manière systématique le
tissu social. Macron dans un
volontarisme aveugle a accéléré ce
processus y associant l’insulte, la
condescendance, l’humiliation et le
mépris du peuple souverain. La
nature monarchique et de classe du
régime est ainsi apparue dans toute sa
brutalité. Il ne faut pas chercher plus
loin le rejet de cette société
inhumaine.
Il ne fait aucun
doute que les « Gilets Jaunes » feront
leur entrée au Panthéon des grands
mouvements sociaux, annonciateur de
ruptures avec le système dominant. Leur
empreinte est indiscutable et marque
déjà notre époque par la radicalité
progressiste de leurs objectifs, par
leur détermination, leur esprit
d’initiative, les formes d’organisation
dont ils ont fait le choix, la
continuité qu’ils donnent à leur action.
Ils ont réussi à gagner la sympathie et
la solidarité d’une très large majorité
de Français, mais aussi des peuples
d’Europe et d’ailleurs.
Ils font la
démonstration de cette exception
française, celle d’un pays où comme
disait Marx, « les luttes de classes se
mènent jusqu’au bout ». La filiation des
« Gilets Jaunes » est bien celle qui
trouve ses racines dans les
« Jacqueries »[26],
dans la grande Révolution de 1789 à
1793, de la Commune de Paris, des
combats de la Libération et plus près de
nous de 1968, 1995, et de ces milliers
de luttes sociales et politiques souvent
anonymes, de grèves, de manifestations
innombrables. Macron n’a pas tort de
reconnaître l’esprit « réfractaire »[27]
frondeur et indocile des Français ! Non
sans raison les « Gilets Jaunes » le
revendiquent ! Après tout, « quand le
gouvernement viole les droits du peuple,
l’insurrection est pour le peuple, et
pour chaque portion du peuple le plus
sacré des droits et le plus
indispensable des devoirs »[28].
225 ans plus tard, les gilets jaunes
légitiment et rappellent publiquement
souvent d’ailleurs cette vision
ambitieuse des révolutionnaires de 1793.
L’honneur du mouvement ouvrier français
et de la CGT en particulier est d’avoir
toujours été fidèle à ces principes.
C’est aussi à elle de les défendre !
Jean-Pierre Page
[1] Jean-Pierre
Page est ancien responsable
international de la CGT Membre de la
Commission Exécutive Confédérale de la
CGT, auteur de plusieurs livres dont
« CGT: pour que les choses soient
dites » (Delga-2018).
[2] « Certains
syndicats fragilisent la démocratie »
Laurent Berger, Le Figaro, 22 janvier
2019 et JDD du 26 janvier 2019.
[3] « Quand tout
remonte à la surface », Serge Halimi, Le
Monde diplomatique janvier 2019.
[4] Giuseppe Tomasi de
Lampedusa (1896-1957), Le Guépard.
[5] Depuis le 17 novembre, on compte
11 morts, plus de 2000 blessés dont
plusieurs manifestants seront amputés,
plus de 8000 arrestations, des centaines
de condamnation y compris à la prison
ferme, des emprisonnements. Il faut
remarquer toutefois l’initiative de la
CGT Paris de saisir la justice contre
l’utilisation incontrôlée de « flahball »
par les forces de l’ordre.
[6] Le 17 octobre 1961
la police réprima à Paris une
manifestation de travailleurs algériens
qui avaient répondu à l’Appel du FLN.
[7] Déclaration commune
« les syndicats condamnent la violence »
CGT-CFDT-CGC-CFTC-FO-UNSA-FSU. 6
décembre 2018.
[8] Déclaration UD CGT
de Paris sur la répression. 22 janvier
2019.
[9] « Ces pays en
Europe ou les gilets jaunes ont
défilé »JDD 18 décembre 2018
[10] Déclaration
commune « L’Europe que nous
voulons ! »Forum syndical franco-
allemand (DGB+CFDT+CGT+CFTC+FO+UNSA) 8
et 9 novembre 2018.
[11] « L’appel pour le
5 février de l’Assemblée des Assemblées
de Commercy »(Meuse), Syndicollectif ,28
janvier 2019.
[12] « La CGT est
parfois trop idéologique ! » Philippe
Martinez, secrétaire général de la CGT,
Ouest France, 4 janvier 2019.
[13] Friedrich Engels
(1820-1895)
[14] « CAC40 : 46,8
milliards d’euros de dividendes
versés en 2018 », Le Revenu, 9 mars 2018
[15] Intéressant de ce
point de vue l’interview croisée et
l’approche divergente de deux dirigeants
de la CGT, Sonia Porot des Yvelines et
Cedric Quintin du Val de Marne. NVO de
janvier 2019 « Gilet jaune, du social au
syndical »
[16] Rapport de Pascal
Bouvier, commission exécutive
confédérale de la CGT du 8 janvier 2019
[17] Au sujet d’Annie
Lacroix Riz, voir le dossier complet que
l’on peut consulter sur le site du Front
Syndical de classe en date du 28 janvier
2019,
www.frontsyndical-classe.org/
[18] CGT-Activité
confédérale 009 du 14 janvier 2019,
lettre de Philippe Martinez à Annie
Lacroix Riz.
[19] « Parlons des
porteurs de serviettes » Benoit Frachon
(1883-1975), ancien Président de la CGT,
l’Humanité, 1 er janvier 1949.
[20] Bartold Brecht
(1898-1956)
[21] Le 52e
congrès national de la CGT aura lieu du
13 au 17 mai 2019 à Dijon.
[22] Philippe
Martinez : déjà cité.
[23] Stéphane Sirot,
Regards, 21 septembre 2017
[24] « Le spectre des
jacqueries sociales » Michel Noblecourt,
Le Monde, mars 2013
[25] « CEVIPOF »
(Centre d’étude de la vie politique
française) pour qui le rejet de la
classe politique a atteint un niveau
historique. 11/01/2019
[26] « Les Jacqueries »
révoltes paysannes dans l’Occident
médiéval et l’Ancien régime. La « grande
Jacquerie » de 1358 conduite par Jacques
Bonhomme, fût violemment réprimée.
[27] En voyage officiel
au Danemark en aout 2018, Macron avait
affirmé que « les Français sont des
Gaulois réfractaires au changement ».
[28] Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1793
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