Opinion
Les Arabes ont-ils trahi la Palestine ?
Ramzy Baroud
L’ambassade
d’Israël au Caire prise d’assaut en
septembre 2011,
après la chute de Moubarak : le peuple
égyptien n’a jamais vraiment accepté
la normalisation avec les occupants de
la Palestine
Samedi 30 avril 2016
J’avais 21 ans lorsque j’ai traversé
Gaza pour me rendre en Égypte, où je
devais faire des études universitaires
en sciences politiques. Le moment
n’aurait pas pu être plus mal choisi.
L’invasion du Koweit par l’Irak en 1990
avait conduit à la constitution d’une
large coalition internationale sous la
houlette des États-Unis et sur un
conflit armé majeur, qui a terme a
ouvert la voie à l’invasion US de l’Irak
en 2003. Je me suis rendu compte que les
Palestiniens étaient soudain “haïs” en
Égypte, en raison du soutien que Yasser
Arafat avait apporté à l’Irak à
l’époque. Je ne m’étais seulement pas
rendu compte de l’étendue de cette
prétendue “haine”.
C’est dans un hôtel bon marché du
Caire, où j’épuisais petit à petit le
pécule des quelques livres égyptiennes
dont je disposais, que j’ai rencontré
Hajah Zainab, une gentille gardienne
d’un certain âge, qui me traita comme un
fils. Elle avait l’air en mauvaise
santé, chancelante quand elle marchait,
s’appuyant contre les murs pour
reprendre son souffle avant de reprendre
son chemin pour s’acquitter de corvées
interminables. Son visage portait des
tatouages jadis soigneusement tracés,
qui avec le temps et les rides étaient
devenus un fouillis d’encre qui
souillait sa peau. Mais malgré tout, la
gentillesse qui se lisait dans ses yeux
surpassait tout, et chaque fois qu’elle
m’a vu elle m’a étreint dans ses bras en
pleurant.
Hajah Zainab pleurait pour deux
raisons : elle avait pitié de moi alors
que je devais me battre contre un ordre
d’expulsion du Caire – qui n’avait
aucune autre raison d’être que le fait
que j’étais Palestinien à une époque où
Yasser Arafat soutenait Saddam Hussein
alors que Hosni Mubarak avait choisi de
s’allier aux États-Unis. J’étais de plus
en plus désespéré et je craignais de
devoir affronter les services de
renseignement israéliens, le Shin Bet,
qui ne manqueraient pas de me convoquer
dans leurs bureaux à la minute même ou
je franchirais à nouveau la frontière de
Gaza. L’autre raison était que le fils
unique de Hajah Zainab, Ahmad, avait
trouvé la mort dans le Sinaï en
combattant les Israéliens.
Les Égyptiens de la génération de
Zainab percevaient les guerres qui
avaient mis leur pays aux prises avec
Israël, en 1948, 1956 et 1967 comme des
guerres dans lesquelles la Palestine
était une cause centrale. Ni les
politiques auto-centrées ni le
conditionnement par les médias n’ont
jamais pu changer cela. Mais la guerre
de 1967 fut une défaite absolue. Grâce à
un soutien direct et massif des
États-Unis et d’autres puissances
occidentales, Israël avait sèchement
battu les armées arabes, sur trois
fronts différents. Gaza, Jérusalem-Est
et la Cisjordanie furent perdus, de même
que les hauteurs du Golan, la vallée du
Jourdain et le Sinaï.
C’est à ce moment que les relations
entre certains pays arabes et la
Palestine ont commencé à changer. La
victoire d’Israël et le soutien
inlassable des États-Unis et de
l’Occident ont convaincu certains
gouvernements arabes qu’il leur fallait
revoir leurs attentes à la baisse, en
espérant que les Palestiniens en
feraient autant.
L’Égypte, qui avait porté fièrement
le flambeau du nationalisme arabe,
succomba à un sentiment d’humiliation
collective, et par la suite redéfinit
ses priorités en cherchant à obtenir la
libération de son propre territoire de
l’occupation israélienne. Privés du
leadership essentiel de l’Égypte,
les pays arabes se sont divisés, chaque
gouvernement ayant ses propres
objectifs. La totalité de la Palestine
se trouvant sous contrôle israélien, les
Arabes ont lentement pris leurs
distances avec une cause qu’ils avaient
pourtant considérée longtemps comme la
cause centrale de la Nation arabe.
La guerre de 1967 a aussi mis un
terme au dilemme de l’indépendance de
l’action des Palestiniens par rapport à
divers pays arabes qui l’avaient
détournée. Qui plus est, cette guerre a
concentré l’attention sur la Cisjordanie
et Gaza, et a permis au Fatah, la
faction palestinienne, de fortifier sa
position à la lumière de la défaite
arabe et des divisions qui en ont
découlé.
Cette division a été particulièrement
mise en évidence en août 1967, lors du
sommet de Karthoum, où les leaders du
monde arabes se sont affrontés à propos
des priorités et de définitions. Les
gains territoriaux israéliens
devaient-ils redéfinir le statu quo
? Les Arabes devaient-ils mettre
l’accent sur un retour à la situation
d’avant 1967 ou à celle d’avant 1948,
lors de la première occupation de la
Palestine historique et du nettoyage
ethnique visant les Palestiniens ?
Le 22 novembre 1967, le Conseil de
Sécurité des Nations Unies adopta la
résolution 242, qui reflétait le souhait
de l’administration étatsunienne du
Président Johnson, qui voulait
capitaliser sur le nouveau statu quo
: le retrait d’Israël “from occupied
territories” [1] en échange d’une
normalisation des relations avec Israël.
Le nouveau langage, dans la période
suivant immédiatement la guerre de 1967,
alarma les Palestiniens, qui se
rendirent compte que tout accord futur
était susceptible de faire l’impasse sur
la situation qui existait avant la
guerre.
Finalement, l’Égypte combattit et
célébra sa victoire dans la guerre de
1973, qui lui permit de consolider son
contrôle sur la majeure partie de ses
territoires perdus. Quelques années plus
tard, les Accords de Camp David, en
1979, ont encore accentué la division
parmi les pays arabes, et mirent
officiellement fin à la solidarité de
l’Égypte avec les Palestiniens, tout en
garantissant au pays arabe le plus
peuplé un rétablissement sous condition
de sa souveraineté sur son propre
territoire dans le Sinaï. On ne saurait
trop souligner les répercussions
négatives de cet accord. Néanmoins, en
dépit du temps qui a passé, le peuple
égyptien n’a quant à lui jamais accepté
vraiment la normalisation des relations
avec Israël.
En Égypte, un gouffre persiste entre
le gouvernement, dont le comportement
est basé sur des urgences politiques et
l’instinct de conservation, et le peuple
qui, en dépit d’une intense campagne
médiatique contre les Palestiniens, est
toujours décidé à rejeter la
normalisation avec Israël aussi
longtemps que la Palestine n’aura pas
été libérée. Contrairement à un cirque
médiatique abondamment financé qui
démonise Gaza depuis quelques années,
ceux qui partagent l’avis de
Hajah Zainab ont peu de
possibilités d’exprimer ouvertement leur
solidarité avec les Palestiniens. Dans
mon cas, j’ai eu la chance de rencontrer
la concierge vieillissante qui, tant
d’année après, pleurait à la fois pour
la Palestine et pour la mort de son fils
unique.
Néanmoins, des personnages comme
Zainab, j’en ai
rencontré des réincarnations de
nombreuses fois au cours de mes voyages.
Je l’ai rencontrée en Irak en 1999. Elle
était une vieille vendeuse de légumes
vivant à Sadr City. Je l’ai rencontré en
Jordanie en 2003. Elle était un
chauffeur, avec un drapeau palestinien
accroché à son rétroviseur déglingué.
Elle était aussi un journaliste saoudien
à la retraite, que j’ai rencontré à
Jeddah en 2010, une étudiante marocaine
que j’ai rencontrée à Paris en 2013, au
cours d’une tournée de conférences. Elle
avait à peine plus de 20 ans. Après mon
intervention, elle me raconta en
sanglotant que la Palestine reste pour
son peuple une blessure qui suppure. “Je
prie chaque jour pour une Palestine
libre”, me dit-elle, “tout
comme mes vieux parents le faisaient
dans chacune de leurs prières”.
Hajah Zainab c’est
aussi l’Algérie, toute l’Algérie. Quand
l’équipe nationale palestinienne de
football a rencontré son homologue
algérienne, en février dernier, un
phénomène étrange et sans précédent en a
laissé plus d’un perplexe. Les
supporters algériens, qui figurent parmi
les plus ardents des amoureux du
football où que ce soit, n’ont pas cessé
d’acclamer les Palestiniens, sans
arrêter. Et quand l’équipe de Palestine
a marqué un but, ce fut comme si les
gradins s’enflammaient. Le stade plein à
craquer explosa d’un chant intense à la
gloire de la Palestine. Et de la
Palestine seule.
Alors, les Arabes ont-ils trahi la
Palestine ?
C’est une question que l’on entend
souvent, et souvent on y répond par
l’affirmative : “oui, ils l’ont
trahie”. Les médias égyptiens,
prenant les Palestiniens de Gaza pour
boucs émissaires, les Palestiniens de
Yarmouk, en Syrie, affamés et pris pour
cible, naguère la guerre civile au
Liban, les mauvais traitements infligés
aux Palestiniens au Koweit en 1991 [2]
et, plus tard, en Irak en 2003, sont
souvent cités en exemple. Aujourd’hui,
d’aucuns insistent sur le fait que ce
qu’on a appelé “le printemps arabe”
a représenté le dernier clou du cercueil
de la solidarité arabe avec la
Palestine.
Je m’inscris en faux. L’émergence de
l’infortuné “printemps arabe” a
été un abandon, sinon une trahison, non
juste des Palestiniens mais de la
majorité des Arabes. Le Monde arabe
s’est transformé en un gigantesque
terrain d’affrontements pour de sales
jeux politiques entre vieux et nouveaux
rivaux. Et si les Palestiniens en ont
été victimes, c’est aussi le cas des
Syriens, des Égyptiens, des Libyens, des
Yéménites et d’autres.
Il faut faire une distinction claire
entre ce que peut désigner le mot
“Arabes”. “Arabes”, cela peut désigner
des gouvernement non-élus, tout aussi
bien qu’une vieille femme pleine de
gentillesse qui gagne 2 dollars par jour
dans un hôtel crasseux du Caire.
“Arabes”, cela peut désigner des élites
occidentalisées [NdT : “emboldened
elites”, littéralement “élites
enhardies”] qui ne se soucient que de la
préservation de leurs propres privilèges
et de leur fortune, sans aucun égard ni
pour la Palestine ni pour leur propre
nation, mais aussi une multitude de
gens, divers, uniques, engagés,
opprimés, qui à ce moment de l’histoire
sont rongés par le souci de leur propre
survie et qui se battent pour la
liberté.
Ramzy Baroud
L’original de cet article a été
diffusé par l’Agence palestinienne
Ma’an le 30 avril 2016.
Traduction : Luc Delval
Ramzy Baroud écrit
sur le Moyen-Orient depuis plus de 20
ans. Il est chroniqueur international,
consultant en médias, auteur de
plusieurs livres et le fondateur de
PalestineChronicle.com.
Son dernier livre, Résistant en
Palestine – Une histoire vraie de Gaza
(version française), peut être commandé
à
Demi-Lune.
Son livre, La deuxième Intifada
(version française) est disponible sur
Scribest.fr.
Son site personnel :
http://www.ramzybaroud.net
Les dernières mises à jour
|