Entretien
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou :
« L’“État islamique” sera de plus en
plus
un phénomène occidental »
Pierre Barbancey
Chassé de
Raqqa (Syrie), le 17 octobre, l’« État
islamique » a déjà commencé sa mutation.
Photo : Erik De Castro / Reuters
Mardi 24 octobre 2017
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou publie
un ouvrage (1) qui marque une rupture
avec les études consacrées jusque-là à
Daech, récemment défait à Raqqa.
S’intéressant à sa généalogie, ses liens
avec al-Qaida, il pointe son immersion
dans un monde postcolonial marqué par la
violence politique.
Que représentent
les chutes de Mossoul et Raqqa pour
l’« État islamique » (EI) ?
Mohammad-Mahmoud Ould
Mohamedou Un micro-récit tactique
surjoué par ses adversaires et moins
conséquent que le macro-récit
stratégique qui anime le groupe. Le
focus médiatisé sur cet épisode retient,
à tort, plus l’attention des décideurs
politiques au niveau international et
régional, et, partant, leurs populations
invitées à ne comprendre – c’est-à-dire
donc ne pas vraiment comprendre – la
question de l’« État islamique » que
dans une logique militaire et
sécuritaire, là où le problème est
sociétal et historique. D’une part, des
défaites d’appareils étatiques sont
présentées comme des victoires,
puisqu’un groupe armé, quelle que soit
sa force, n’aurait en réalité jamais dû
prendre le contrôle durant trois longues
années (de l’été 2014 à l’automne 2017)
de villes si importantes et d’aires si
larges face à des coalitions
internationales si puissantes et des
adversaires si farouches (peshmergas,
milices chiites, forces paramilitaires
irakiennes et syriennes). D’autre part,
et de manière plus importante, l’EI
avait en réalité déjà entamé une
nouvelle transformation avant les
épisodes de reconquête de ces villes,
relativisant donc plus en avant
l’importance de ce récit de « victoire
finale ». À la mi-2015, l’EI opère une
mutation et se replace de plus en plus
dans cet espace transnational (Paris,
Bruxelles, Londres…), qui avait été le
propre d’al-Qaida de Ben Laden il y a
quinze ans, mais en lui donnant, cette
fois-ci, une assise locale plus forte
avec l’implication de nationaux de ces
pays. En se repositionnant aujourd’hui
dans l’évanescence du transnational et
en reprenant sa place d’insurrection
irakienne et syrienne, l’EI va pouvoir
marier des dynamiques qu’elle contrôle
en réalité bien mieux que la gestion de
la chose administrative à Raqqa et
Mossoul et jouer sur ce tableau martial
avec plus d’agilité. De débâcle, il n’y
a en donc en réalité point, simplement
un déplacement de terrain.
Le sous-titre de
votre ouvrage est « Violence politique
et transformation de l’ordre mondial ».
Avant d’en venir à la création même de
l’EI, comment ces deux notions
sont-elles liées ?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou
Intrinsèquement et historiquement.
Au-delà des architectures de
construction de la paix mondiale et des
dynamiques de « plus jamais ça »
d’après-guerre en Europe, l’ordre
mondial contemporain est indélébilement
fondé sur une violence initiale, à
savoir la dépossession coloniale, que
l’on a présentée comme ayant été résolue
et transcendée mais qui en réalité a été
normée et habillée différemment durant
la période postcoloniale (exigence de
bonne gouvernance, conditionnalités
démocratiques, interventionnisme à
répétition, injonctions de
« stabilité », partenaires
sécuritaires/régimes autoritaristes et à
terme « guerre contre le terrorisme »)
depuis la fin des années 1980, dès que
l’interlude de la guerre froide prend
fin et que l’on se retourne vers le Sud
pour le rediscipliner. Cet ordre est
assis dans une nouvelle violence
politique, aux forts relents sociaux et
économiques, qui est venue s’ajouter
dans un contexte postmoderne et
postmondialisation. L’émergence, le
développement et le futur de l’EI sont
plus profondément liés à la symbiose de
ces deux ordres fabricateurs de désordre
et non pas, comme le débat ambiant en
Occident insiste à le faire, à
l’islamisme radical ou simplement
l’islam à la suite de lectures à la
parole raciste de plus en plus libérée
et au contenu scientifique absent.
Vous proposez de
lire ce qui se passe aujourd’hui à
l’aune de l’histoire du monde arabe. On
a tendance à parler aujourd’hui de
« monde arabo-musulman ». Est-ce juste
?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou En réalité,
j’invite plus à une lecture de l’EI
comme une organisation qui sera de plus
en plus occidentale… À l’évidence, ces
deux dimensions arabe et musulmane sont
importantes pour l’EI mais elles se
jouent sur des temporalités différentes.
Au départ, le géniteur de l’EI est une
organisation, al-Qaida, qu’Oussama Ben
Laden porte à une dimension
transnationale (arabe, asiatique,
africaine et européenne) qui dépasse à
la fois le tropisme arabe, et ceci est
important puisque le leadership originel
est saoudien (Ben Laden), égyptien (Aymen
El Zawahiri) et palestinien (Abdallah
Azzam), et à une dimension
confessionnelle puisque Ben Laden refuse
explicitement d’attaquer les chiites en
Irak (et Zawahiri intime à Abou Moussab
El Zarkawi d’arrêter de le faire en
2006). Ce mouvement d’islamisme radical
mondialisé est présent à la naissance de
l’EI en Irak, mais, par la suite, et
dans le contexte des conflits en Syrie
et en Irak, la question identitaire
émerge, également avec l’arrivée de
combattants d’autres pays arabes
(tunisiens, saoudiens, libyens…), et les
dirigeants des factions du groupe en
Irak et en Syrie sont de plus en plus
motivés par un retour au local et à des
questions néo-baasistes (référence aux
partis Baas rivaux de Bachar Al Assad à
Damas et Saddam Hussein à Bagdad – NDLR)
et tribales. Le rajout des combattants
étrangers venus d’autres régions
renforce paradoxalement cet aspect
identitaire censé avoir été transcendé
au sein d’une communauté de religion. Il
y a de plus des références chez Ben
Laden à la mythologie guerrière de
l’histoire arabe et musulmane, que l’on
retrouve ensuite mises en scène avec
l’EI.
Vous dites qu’al-Qaida
est arrivé à son but et a muté. Pourquoi
existe-t-il encore des groupes se
revendiquant de cette organisation ?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou Comprenons que
ce que Ben Laden a cherché à mettre en
place, c’est non pas une organisation
mais un mouvement ; très précisément une
« base » (qaida en arabe) pour mener le
combat transnationalement. Il est, à cet
égard, révélateur que le nom initial du
groupe en 1988 soit al-Qaida al-Askariya
(la base militaire). Ce projet de
violence politique, mise à jour par le
biais d’une militarisation résultant de
l’expérience en Afghanistan durant le
conflit avec l’Union soviétique durant
les années 1980, est ensuite patiemment
travaillé durant les années 1990,
culminant avec les attentats du 11
septembre 2001. Au lendemain de ce
premier acte, le groupe entame une
deuxième période durant laquelle il
dissémine son action – c’est l’époque
des franchises régionales en Afrique du
Nord, au Golfe et en Irak, notamment –
afin de l’inscrire dans la durée et
peser, façon Sun Tzu (général chinois du
VIe siècle av. J.-C., auteur de
l’ouvrage de stratégie militaire le plus
ancien connu, l’Art de la guerre –
NDLR), sur ses adversaires en
élargissant son champ d’action. Enfin,
dans un troisième moment, et en se
rendant paradoxalement elle-même
obsolète, al-Qaida passe de facto le
bâton à une de ces franchises, l’EI, qui
la dépasse et la déplace. Au final, si
les groupes tels al-Nosra (désormais
Jabhat Fatah al-Sham) en Syrie ou Aqmi
au Maghreb se réclament d’al-Qaida,
c’est bien en réalité cet EI
formellement en compétition avec elle,
et dont Zawahiri dénonce en 2013 le coup
de force, qui est son véritable
héritier.
Comment en est-on
arrivé à l’EI ?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou Le déficit de
théorisation de l’EI dans les sciences
sociales est le pendant du marketing
réussi médiatiquement et politiquement
de la guerre contre le terrorisme. À ne
parler que « terrorisme », « sécurité »,
« radicalisme » et « extrémisme »,
l’université a perdu de vue l’essentiel
ici, à savoir l’analyse de l’histoire et
l’élaboration de la conceptualisation.
Lorsque ce groupe apparaît en avril 2013
en tant qu’« État islamique en Irak et
au Levant » (EIIL) puis devient l’« État
islamique » en 2014, le récit
précédemment adopté en 2001 pour
al-Qaida est remis en selle et le seul
tropisme qui est mis en avant est celui
de la nouveauté et de la dangerosité.
Aussi l’on manque de voir deux notions
essentielles à notre compréhension de
l’histoire de ce mouvement et, partant,
de la nature de la violence mondialisée
contemporaine. Premièrement, la
filiation par rapport à al-Qaida est
complexe et dénote à la fois un
remplacement générationnel, comme on l’a
noté, mais également une redéfinition du
projet, en ce sens que le recentrage
territorial et la contiguïté de l’EI
s’opposent à la fluidité d’al-Qaida. En
se « rebootant » ainsi, l’EI offre un
nouveau produit plus fort et une
destination circonscrite à sa
soldatesque, là ou al-Qaida leur
demandait un travail d’auto-organisation
(la cellule de Hambourg, les franchises,
etc.) différent. La seconde idée
essentielle est celle de la nature
hybride de l’EI. J’identifie dans mon
ouvrage sept identités différentes du
groupe : héritier d’al-Qaida,
insurrection islamiste irakienne,
rébellion militaire irakienne
néo-baasiste, soulèvement syrien
post-2011, groupe islamiste régional,
mouvement transnational islamiste et,
aujourd’hui, tremplin pour des
individualités occidentales radicalisées
diverses.
Comment ce
mouvement transnational généré par
al-Qaida a pu se traduire par la suite
par des départs massifs notamment de
l’Europe vers les territoires tenus par
l’EI ?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou Du maelström
des deux conflits au Levant, en Irak et
en Syrie naît en 2012-2013 un vortex qui
s’installe comme une nouvelle
destination pour les islamistes
radicaux. À la perte du leader Ben
Laden, un an et demi plus tôt, et celle
de compétitivité de la marque de son
organisation se substituent non pas une
nouvelle figure mais un espace et un
projet nouveau mené par l’entité de
remplacement/déplacement qu’est l’EI. Ce
qui se passe par la suite est un
phénomène unique et dont il faut prendre
l’ampleur, non pas simplement de façon
sécuritaire mais historique. Des
milliers de personnes émigrent de par le
monde, littéralement du Chili à la
Chine, vers un double lieu
(Raqqa-Mossoul) à cheval sur deux pays
et géré par un groupe armé aux velléités
d’étatisation. On peut noter trois
facteurs qui se rejoignent en ce sens :
le momentum de l’après-Ben Laden, qui
est un moment d’émancipation pour sa
soldatesque, le projet ultramédiatisé et
mondialisé de l’EI, et la nature déjà
internationalisée des conflits en Irak
depuis 2003 et en Syrie depuis 2011.
Faut-il prévoir une
mutation de l’EI comme cela s’est passé
pour al-Qaida ?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou Elle est déjà
entamée. Mais cette mutation ne va pas
cette fois-ci se situer à un niveau
d’évolution linéaire prévisible du type
« État islamique 2.0 » avec des
tentatives de remettre en selle ce qui
sera perdu à Mossoul ou à Raqqa. Chaque
nouvelle génération de groupe terroriste
apprend de la précédente. De la même
manière que l’EI a transformé le modèle
al-Qaida, l’EI à venir sera
qualitativement différent. Cette
différence viendra d’un
approfondissement de deux
caractéristiques naissantes et qui vont
éclore plus complètement, à savoir
l’hybridité de l’entité et sa nature
proto-occidentale. Les différentes
identités de l’EI vont pouvoir
accommoder d’autres sous-versions,
régionalisées à l’image des wilayas
(« départements ») en Libye, au Sinaï,
au Nigeria, mais également de nouvelles
interprétations simplement inspirées par
l’EI et plus précisément par sa
mécanique et son imagerie. À ceci
s’ajoutera fort probablement un
déplacement de cette violence vers les
mégalopoles urbaines über-« tribalisées »
en Occident. Le drapeau de l’EI sera
ainsi plus important que l’EI, en un
sens. Un symbole de rébellion extrême,
un vecteur de violence et un épouvantail
sanglant dans la cité postmoderne.
Votre dernier
chapitre s’intitule « Le boomerang du
colonialisme ». La clé réside-t-elle
dans la fin des politiques
néocoloniales ? La politique de
reconstruction qui se prépare ne
porte-t-elle pas en germe une nouvelle
forme de dépendance économique ?
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou Le silence sur
l’épisode colonial dans le commentaire
sur le terrorisme contemporain est le
texte. Depuis 2001, une lecture
anhistorique et culturaliste a abouti à
une forme de simplification à l’extrême
d’une séquence historique de violence
qui, à l’évidence, a un soubassement
colonial et postcolonial conséquent.
Faire l’impasse sur ceci, comme on le
fait en France et au Royaume-Uni
notamment, est plus qu’une cécité ;
c’est précisément une posture
révélatrice d’un évitement d’une
histoire en passe de rattraper ces pays.
Or, réellement traiter le terrorisme
dans les zones de conflits, tel le
Levant ou le Sahel, c’est effectivement
marquer une rupture avec cette
dépossession à ne pas en finir qui s’y
joue avec toujours de nouveaux visages
mais avec des intérêts économiques et
stratégiques familiers.
(1) À paraître le
mois prochain : A Theory of Isis –
Political Violence and the
Transformation of the Global Order
(Une théorie de l’« État islamique » –
Violence politique et transformation de
l’ordre mondial, non traduit ), Pluto
Press, Londres et University of Chicago
Press, États-Unis.
© Journal
L'Humanité
Publié le 27 octobre 2017 avec l'aimable
autorisation de
L'Humanité
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