L'Humanité
Paroles de calvaire dans les quartiers
détruits d’Alep
Pierre Barbancey
REUTERS
Mardi 15 mars 2016
La deuxième ville du pays a été investie
lors de la rébellion à l’été 2012 par
des groupes armés dont beaucoup étaient
islamisés. Ils ont été repoussés par une
terrible offensive de l’armée syrienne.
Les habitants racontent.
Athria, Alep (Syrie),
envoyé spécial.
Assis à son bureau,
dans une maison transformée en centre de
commandement dans la région d’Athria, à
l’est de Homs, le général Mohammad pique
soudainement une colère terrible. De
rage, il jette son talkie-walkie. Son
visage, jovial quelques minutes
auparavant, s’est soudainement
transformé. Il doit gérer une attaque
des djihadistes qui vient de se produire
à quelques kilomètres de là. Athria est
en effet un point triple. Un verrou
d’importance puisqu’il permet
l’acheminement, depuis Damas, des
convois alimentaires. L’autoroute
directe est encore coupée à l’ouest de
Homs et les véhicules doivent opérer un
détour à travers cette zone désertique
pour rejoindre Alep, la grande ville du
nord de la Syrie.
La situation est
tendue comme en témoigne l’activité des
soldats
Sur une carte
d’état-major accroché au mur, l’officier
supérieur de l’armée arabe syrienne
décrit la situation. À l’ouest, le Front
al-Nosra et Jaich al-Fatah qui tiennent
une région s’étendant du nord de Homs
jusqu’au sud d’Alep. À l’est, Daech, qui
contrôle cette partie du pays jusqu’à
son fief de Raqqa. La situation est
tendue comme en témoigne l’activité des
soldats, les positions renforcées sur
les routes et sur les collines
attenantes, tout autant que les chars en
position, les rampes de missiles Grad et
les caisses de munitions stockées à
l’abri de monticules de terre. « Le
gouvernement et les médias français
peuvent dire ce qu’ils veulent, nous
sommes ici face à Daech et au Front al-Nosra,
que nous combattons sans pitié, soutient
l’aide de camp du général, alors que, de
la terrasse de la maison, il montre les
alentours et les positions, au loin, des
djihadistes. Nous avons tué beaucoup de
terroristes. Parmi eux, de nombreux
étrangers, surtout des Tunisiens et des
Koweïtiens. Ils sont drogués et beaucoup
avaient les pieds attachés avec des
câbles de téléphone pour les empêcher de
quitter la position et portaient des
gilets d’explosifs. »
Plus au nord, vers la
petite ville de Khanasser, ou plutôt ce
qu’il en reste tant l’endroit n’est que
champ de ruines, le colonel Yasser qui
vient d’inspecter une position explique
que Daech et le Front al-Nosra
coordonnent leurs attaques pour tenter
de prendre les collines qui courent
comme des vagues jusqu’à Raqqa et leur
permettrait de contrôler totalement la
seule route encore praticable pour se
rendre à Alep. « C’était le 29 février,
dit-il. Une deuxième attaque. Ils ont
amené des chars transportés par camions.
Chaque char, dont un Abrams américain,
était couvert par trois pick-up équipés
de mitrailleuses antiaériennes, pour
empêcher notre aviation de les frapper.
À Khanasser, ils nous ont d’abord
attaqués avec des BMD piégés, puis leurs
combattants ont déclenché un feu nourri
avant que les chars ne tirent. » À flanc
de collines, on aperçoit effectivement
des tanks de l’armée syrienne détruits
par Daech à l’aide de TOW, des missiles
américains antichars fournis par les
Saoudiens. « Nous les avons néanmoins
repoussés », se réjouit l’officier, qui
note que « la dernière attaque a eu lieu
deux jours avant la trêve. Le but était
clair : al-Nosra et Daech voulaient
installer Jaich al-Fatah dans le
secteur. Or ce groupe est censé
approuver le cessez-le-feu, donc nous
n’aurions pas le droit de le combattre.
» À ce moment-là, les djihadistes
étaient encore à moins de 10 km. « Nous
avons élargi la zone que nous contrôlons
à 25 km de la route, précise le général
Mohammad, ce qui empêche certains
groupes de al-Nosra de franchir les
lignes pour rejoindre Daech comme nous
l’avons entendu en interceptant leurs
communications. Nous allons commencer la
deuxième étape à l’est d’Athria. Enfin,
nous définirons une zone de sécurité de
50 km à l’est et à l’ouest. » Sa phrase
à peine terminée, il s’engouffre dans un
4x4 et part sur le front, où les
accrochages ont repris.
Nous reprenons
également la route, mais vers Alep, au
nord. Des camions se suivent, remplis de
vivres, des camionnettes ramènent des
familles entières qui peuvent retrouver
leurs villages débarrassés des
islamistes, des véhicules militaires les
doublent dangereusement… Alep enfin !
Direction le quartier de Salaheddine,
théâtre de rudes combats lorsque l’armée
syrienne l’a repris en juillet 2012,
après une vingtaine de jours
d’occupation par des groupes rebelles.
Les façades sont détruites, des pans de
mur ne demandent qu’à s’écrouler. Les
principales entrées de Salaheddine ont
été obstruées par des carcasses de bus
ou de voitures, afin d’empêcher toute
infiltration. La vie reprend tant bien
que mal, précaire. Au bout du quartier,
d’immenses tentures ont été dressées,
pour prévenir les tirs de snipers car la
zone limitrophe, une partie de
Salaheddine, est toujours tenue par des
groupes armés. Du haut d’un balcon, des
habitants nous préviennent de faire
attention. Devant le petit poste
militaire installé et protégé par des
sacs de sable, une femme en pleurs
implore les soldats de la laisser passer
« de l’autre côté ». Sa maison est sur
la ligne de front, elle veut y
retourner. Aussi étrange que cela puisse
paraître, elle passera « de l’autre côté
». Qu’est-elle devenue ?
Au milieu des rues
défoncées et traversées de multiples
fils électriques qui tissent une drôle
de toile d’araignée, les enfants
continuent de jouer comme si de rien
n’était. On les voit aussi porter avec
peine de lourds bidons d’eau. « Mon fils
de 9 ans a été touché au poumon »,
témoigne Safouane, chauffeur-livreur,
qui se souvient de l’arrivée des
rebelles. « Ils sont entrés dans la
nuit, le premier jour du ramadan, en
2012. Ils ont tout de suite arrêté
quatre personnes, des fonctionnaires,
leur ont lié les mains, les ont jetés
dans une poubelle, les ont aspergés
d’essence et ont mis le feu. Ceux à qui
j’ai parlé disaient appartenir au groupe
Liwa al-Tawhid (initialement lié à
l’Armée syrienne libre avant de
rejoindre le Front islamique, se dit
modéré et prône la création d’un « État
islamique » issu d’élections libres –
NDLR), mais ils se sont répartis les
blocs de maisons. Il y avait des Syriens
mais aussi des étrangers. Quand ils
voulaient quelque chose, un objet ou
même une femme, ils posaient leurs mains
dessus, disaient trois fois “Allah akbar”
et l’emportaient. Beaucoup de femmes ont
ainsi été kidnappées. » Comme beaucoup,
Safouane est revenu à Salaheddine après
l’intervention de l’armée. Une
intervention qui ne s’est pas faite dans
la dentelle. Le quartier a été durement
pilonné. Mais de cela, il ne parle pas,
peut-être peu enclin à se livrer à cause
du « guide » qui nous accompagne.
Peut-être aussi parce que le plus
important pour lui et sa famille est de
retrouver un foyer et qu’il se sent plus
en sécurité. Personne, d’ailleurs, ne
nous parlera des premières
manifestations (plus tardives à Alep que
dans le reste du pays) ni n’acceptera de
parler des questions politiques, à
l’exception d’un commerçant, Hamad, qui
assure qu’« il y a besoin de réformes,
c’est sûr, mais avec le président Bachar
» . Safouane préfère dire : «
Maintenant, on vit tranquillement, mais
on ne sait pas quand le snipper va tirer
ou à quel moment une de leurs roquettes
artisanales va tomber. »
Mustafa Allouache
n’est pas plus disert que les autres sur
la situation. Originaire de al Bab, près
de l’aéroport, il n’a dû sa survie qu’à
la chance. « Un matin, nous nous sommes
réveillés, et tout avait changé. Des
check-points avaient été installés,
tenus par des barbus. Ils avaient
également placé des engins piégés au
bord des routes. Mon frère a été tué,
mes cinq sœurs emmenées par Daech.
L’imam de la mosquée était avec les
rebelles. Le vendredi précédent, il a
insisté sur la nécessité pour tout le
monde de prendre les armes et de
combattre avec nos frères »,
affirme-t-il. Pour lui, « que ce soit
Daech, al-Nosra ou d’autres groupes, ils
sont tous identiques. Ils ont tous la
même stratégie : tuer, kidnapper,
détruire. Pour cela, ils ont acheté des
gens ».
Le gouvernement
contrôlerait 70 % de la ville et 50 %
des campagnes
Selon un officiel, le
gouvernement contrôlerait maintenant 70
% de la ville et 50 % des campagnes où
les rebelles sont encore bien implantés.
Depuis trois mois, il n’y a plus d’eau à
Alep. Depuis que les troupes de Daech
ont pris le contrôle des réservoirs
d’eau de la station de Maskanee.
L’Unicef distribue bien de l’eau mais
pas en quantité suffisante. Les
habitants doivent donc en acheter –
s’ils en ont les moyens ! Étrange
pourtant, en marchant dans les rues de
la ville, de constater que la vie a
repris son cours. Surtout depuis le
cessez-le-feu. Les familles sortent et
se promènent dans les jardins, les
restaurants sont pleins et les quelques
bruits de mortiers que l’on entend
sporadiquement n’effraient plus
vraiment. Une impression néanmoins
trompeuse. La cité universitaire d’Alep
a ainsi été réquisitionnée par les
autorités pour y accueillir les
déplacés. Ils sont 33 000 à se répartir
dans vingt bâtiments, 90 % d’entre eux
sont d’Alep même. « Ils sont là depuis
quatre ans, insiste Hassan Katnaji, le
directeur du centre qui nous reçoit
devant un portrait de Bachar Al Assad,
du drapeau syrien et de celui du parti
Baas. On pensait les accueillir pour
quinze jours, mais le terrorisme a
progressé à Alep et ils sont restés là.
» Tous les jours, chaque famille reçoit
un sac de pain. Un centre de santé et de
soutien psychologique a été installé.
Des écoles pour les enfants de 6 à 12
ans ont été ouvertes, mais, de l’aveu
même de Hassan Katnaji, « ce n’est pas
suffisant, alors on essaie de répartir
les autres dans les établissements
alentour ». C’est dans une de ces
chambres d’étudiant (9 m2) que nous
avons rencontré ces familles aux traits
tirés, s’entassant à six ou huit. Ahmed
et Alya Khir sont de ceux-là. Leur
histoire est comme celle des autres. Les
rebelles sont entrés dans la ville de
Hananou, à l’est d’Alep, au moment du
ramadan, en 2012, se réclamant de
l’Armée syrienne libre (ASL). « Notre
voisin, que nous aidions pourtant
régulièrement parce qu’il n’avait pas
beaucoup d’argent, nous a dénoncés en
disant que nous travaillions pour le
gouvernement. » Elle, est sage-femme,
lui ouvrier dans une usine d’État. « Les
rebelles demandaient sans cesse s’il y
avait des Kurdes, des chiites ou des
chrétiens et ne cessaient de parler de
religion aux gens. »
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Publié le 16 mars 2016 avec l'aimable
autorisation de
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