Actualité
Race. Racisme structurel. Privilège
blanc
Olivier Mukuna
Mardi 23 octobre 2018
Je viens de finir l'ouvrage de ma
consoeur, Reni Eddo-Lodge, et à chaque
page tournée, je buvais du petit bissap...
Quel bien fou cela fait de lire et
relire sous cette plume afro-anglaise,
lucide et alerte, de 18 ans ma cadette,
l'essentiel de nos analyses, le fond de
ce que nous ne cessons d'écrire depuis
15 ans, les angles des articles et
statuts postés sur Facebook depuis 10
ans...
Tandis qu'en
France, en Belgique ou en Suisse, les
journalistes experts du racisme
structurel - de la trempe d'une Reni
Eddo-Lodge - sont diffamés, diabolisés,
placardisés, censurés et mis au chômage,
notre consoeur, elle, a remis Big Ben à
l'heure ! Placé un bel uppercut à une
intelligentsia so white qui ne sait plus
à quelle hypocrisie se vouer pour
préserver le statu quo et sa domination
raciale. A partir de son blog, puis de
son livre édité avec des alliés blancs,
Eddo-Lodge a soulevé un débat médiatique
et national, désormais incessant, tout
en raflant le prix de "l'essai de
l'année"...
Quel contraste
avec mon plat pays !
Où, en matière de
racisme structurel comme de privilège
blanc, il faut encore se taper les
inepties d'une Delvaux (Le Soir) ou les
choix éditoriaux affligeants d'un Sacha
Daout (RTBF) ! Où peu osent associer le
qualificatif "structurel" au mot
"racisme" dès qu'une caméra tourne. Où
l'on patauge dans le déni colonial
depuis plus d'un demi-siècle. Où l'on
cultive un négationnisme bon enfant
quant aux ravages et crimes négrophobes
; telle la noyade "accidentelle" de
l'afro-descendant, Ben Kurtis, 4 ans,
qui n'intéresse aucun média puisqu'il ne
s'est pas filmé sur Instagram avant de
mourir et n'avait pas l'avantage de
présenter la météo à la RTBF...
Oui, la
reconnaissance britannique du travail de
Reni Eddo-Lodge, doublée d'un indéniable
progrès médiatique sur sa thématique outre-Manche, montre tout le retard qu'il
nous reste à combler ; tout le boulot
qu'il reste à accomplir en nos contrées
francophones.
On pourrait
d'ailleurs commencer par la traduction
française du titre de son livre. Aussi
lamentable et débile que celle décidée,
deux ans plus tôt, pour le titre de
l'essai du journaliste et écrivain
afro-américain Ta-Nehisi Coates (2016).
Les deux ouvrages
ont été traduits en français par le même
éditeur : Autrement. J'ignore quel
savant comité de blanc-he-s à
"Autrement" a cru malin ou pertinent de
titrer l'essai de Coates : "Une colère
noire - Lettre à mon fils" ? Mais faudra
leur dire que, même au quotidien
Libération, ils ont fini par comprendre
qu'il fallait cesser avec les jeux de
mots foireux en titres.
"Between the world
and me" ("Entre le monde et moi") est le
titre original du livre de Coates ! Et
s'il s'agit bien d'une lettre à son
fils, l'essayiste y alterne surtout
colère froide et espoir mesuré pour
brillamment décliner que "la destruction
du corps noir est une tradition, un
héritage, le fondement même de la
prospérité de l’Amérique blanche".
Pour le titre
français de l'essai de Reni, la
blanchité éditoriale d'Autrement en a
rajouté une couche dans le foutage de
gueule. Le titre original "Why I'm no
longer talking to white people about
race" signifie clairement : "Pourquoi,
je ne parle plus de la race aux
blancs"... Et non le simpliste et dévoyé
: "Le racisme est un problème de
blancs". Dans ce choix déformateur et
réducteur - que de bonnes âmes feront
passer pour une "regrettable" obsession
commerciale -, je reconnais une
classique agression négrophobe. Une
décision de falsification et
d'infériorisation de l'expression
centrale - le titre ! - du livre d'une
journaliste afro-descendante. Ou pour
conclure "autrement" et comme l'a bien
mieux écrit Ta-Nehisi Coates : "Le
racisme n'est pas juste une haine
simpliste. C'est, le plus souvent, une
large sympathie envers certains et le
plus large scepticisme envers
d'autres"...
Chapitre après
chapitre, Reni Eddo-Lodge secoue fort
habilement l'inconscience criminelle des
privilégiés blancs en société
structurellement raciste. Si elle
harangue les mieux intentionnés et les
plus honnêtes à contribuer à solutionner
ce qui les indiffèrent ou ce qu'ils ne
perçoivent pas, jamais, elle ne
circonscrit le racisme au seul "problème
des blancs".
Elle écrit et
conclu, au contraire, que le racisme
structurel demeure le problème de tous
les Britanniques et qu'il incombe à
toutes et à tous d'en finir ; d'enfin
démanteler ce privilège racial blanc au
bénéfice d'une égalité de traitement
effective entre tous les citoyens de
Grande-Bretagne !
4 extraits
flamboyants (parmi des dizaines
d'autres) :
- "A l'âge de 4
ans, j'ai demandé à ma mère quand est-ce
que j'allais devenir blanche, parce qu'à
la télé, les gentils étaient tous
blancs, et les méchants étaient tous
noirs ou basanés. Comme j'estimais être
quelqu'un de bien, j'allais forcément
finir par devenir blanche. Ma mère se
souvient encore de mon air abattu
lorsqu'elle m'a annoncé la mauvaise
nouvelle... Le blanc est la couleur de
la neutralité. Le blanc est la couleur
par défaut. Quand nous arrivons au
monde, nous trouvons un scénario déjà
écrit, qui nous indique quoi penser des
étrangers selon leur couleur de peau,
leur accent ou leur statut social :
l'humanité toute entière est codée en
blanc. La couleur de peau noire, en
revanche, est perçue comme "l'autre',
celle dont on doit se méfier. Dans
l'imaginaire collectif de l'humanité,
ceux qui sont identifiés comme des
menaces ne sont pas blancs. Ces messages
étaient tellement puissants que la
petite fille de 4 ans que j'étais les
avait déjà identifiés, en regardant la
télévision, et en remarquant que les
personnes qui me ressemblaient étaient,
dans le pire des cas, des criminels ou,
au mieux, des seconds rôles vulgaires."
(pp.111-112).
- "Nous devons
considérer le racisme de manière
structurelle pour en percevoir la nature
insidieuse. Nous devons observer la
manière dont il s'infiltre, tel un gaz
toxique, dans tout ce qui nous
entoure."(p. 257).
- "Souvent les
blancs me demandent très sincèrement ce
que je leur conseille de faire pour
contribuer à l'élimination du racisme.
L'activisme antiraciste - sa logistique,
sa stratégie, son organisation - doit
être dirigé par des gens qui savent
précisément ce que c'est que de vivre
l'injustice. Mais je crois que les
blancs qui reconnaissent l'existence du
racisme ont un rôle incroyablement
important à jouer. Toutefois, ce rôle ne
peut être joué s'ils pataugent dans la
culpabilité. Le soutien des blancs peut
parfois prendre la forme d'aide
financière ou administrative, apportées
à des groupes qui font un boulot
essentiel. Parfois, ils n'interviennent
que si on le leur demande, en tant
qu'observateurs de la situation. Leur
soutien prend parfois la forme d'un
plaidoyer antiraciste, prononcé dans les
milieux exclusivement blancs. Chers amis
blancs, vous devez parler de race avec
les autres blancs. Oui, vous serez
peut-être qualifiés d'extrémistes, mais
vous n'avez rien à perdre." (pp.
249-250).
- "C'est à vous et
à moi qu'il incombe de démanteler ce que
nous acceptions autrefois comme une
vérité. Il en est de notre devoir. Nous
devons nous y atteler, quelles que
soient les ressources à notre
disposition. Nous devons modifier les
discours. Nous devons modifier les
structures. Nous devons restituer
l'histoire britannique dans son
intégralité. Nous devons faire entendre
que la couleur noire est britannique,
que la couleur marron est britannique,
et que nous n'allons certainement pas
nous en aller. Nous ne pouvons pas nous
permettre d'attendre qu'un héros
surgisse à notre rescousse. Plutôt que
de devoir réagir à des programmes
injustes, nous devrions les rejeter en
bloc et concevoir les nôtres". (pp.
258-259).
Voilà.
Cela m'aura pris quelques heures pour
fignoler cette chronique virtuelle (et
gratuite) sur la version française d'un
essai que j'estime capital. Sur un
travail journalistique que trop peu
d'entre vous - noirs, basanés, métis ou
blancs - prendront la peine ou
trouveront l'audace de partager. Et je
ne parle même pas de se le procurer.
Mais si, un jour, ce genre d'essai
dépassait les ventes de ceux de Zemmour,
alors d'accord : je lâcherai le clavier
et fermerai ma grande gueule pendant au
moins 3 mois.
Olivier Mukuna
Bruxelles, le 23 octobre 2018
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