Actualité
Comme une fraternité africaine
Olivier Mukuna
Dimanche 16 décembre 2018
A l'heure où
disparaît un homme d'Etat doublé d'un
intellectuel de valeur, chacun préserve
ses sentiments ou cultive son
indifférence. Dans le village
psychiatrique nommé Belgique, il n'y a
pourtant pas beaucoup de Philippe
Moureaux. Et vu comment ça tourne :
"l'espèce" est clairement en voie de
disparition. Ce qui réjouit les vendus
et les hypocrites. Ce qui ajoute à ma
tristesse de voir partir cet homme que
je respectais.
Au-delà de ses
victoires, de ses erreurs, de nos
désaccords, j'ai envie de raconter
aujourd'hui mon "Flupke Moustache".
Celui des coulisses, de la sensibilité,
de la pudeur, de la fraternité
inébranlable. Tant pis si, de là-haut,
il me dira encore : "C'est bien ce que
tu fais, mais tu parles trop de toi"...
Philippe Moureaux,
je l'ai d'abord connu comme étudiant.
C'était mon passionnant prof de Critique
historique à l'Université Libre de
Bruxelles (ULB). Mais ce sont deux
souvenirs pros qui me restent gravés en
mémoire. C'était en 2007. Dans l'actu,
une décision contestable de l'Université
précitée. La sienne, la mienne, celle de
mon père pendant 35 ans. En cause, déjà
: la censure de Tariq Ramadan. La
controverse était vive mais aucun de nos
"courageux" politiciens n'osaient tenir
parole médiatique sur le sujet. J'eus
alors l'idée de joindre Philippe
Moureaux. Pour trois raisons
journalistiques citées dans mon chapô de
l'époque :
"Suite au refus du
recteur de l’ULB, Philippe Vincke,
d’autoriser l’islamologue Tariq Ramadan
à participer à un débat contradictoire
au sein de l’Université bruxelloise,
beaucoup ont réagi. Sauf le monde
politique, très prudent sur une affaire
plus qu’embarrassante. Vice-président du
PS, professeur honoraire, membre du CA
de l’ULB et bourgmestre de Molenbeek -
commune bruxelloise à forte population
arabo-musulmane -, Philippe Moureaux a
le courage de sortir du bois" (*).
A la fin de cette
interview téléphonique, il y a 11 ans,
je me souviens du renversement des rôles
initié par Moureaux. Première question :
"Rappelez-moi votre nom et le média dans
lequel notre entretien sera publié ?"
Après rappel de mon identité, je lui
répondis : "C'est pour Le Soir, mais si
ça marche pas, j'essayerai du côté de la
Suisse". Il eût un petit rire, ajouta
quelques compléments et conclu sur un
ton faussement distant : "Vos questions
étaient intéressantes, ça me change...
Bonne chance !"
Souvent décrit
comme un requin politique, un stratège
froid, cynique et brutal, Philippe
Moureaux venait de me surprendre.
D'abord pour sa réponse courageuse à ma
question dérangeante : "Tariq Ramadan
estime que ses positions critiques à
l’égard du gouvernement israélien
expliquent l’hostilité que lui vouent
certains intellectuels. Qu’en
pensez-vous ?". Réponse : "Je crains
qu'il n'ait raison"... Ensuite, pour son
compliment, émanant d'un politicien
influent et puissant qu'on disait assez
avare en la matière. Surtout envers les
journalistes. Notre interview sera
refusée par la direction "éclairée" du
quotidien Le Soir. Dix jours après ma
proposition, celle-ci enverra un de ses
journalistes interviewer... Philippe
Moureaux sur le même sujet. Mesquineries
et splendeur de ce beau métier.
Sept ans plus tard,
en 2014, je me retrouve assis à côté de
Moureaux sur le plateau de l'émission
"Controverse" (RTL-TVi). Débat du jour :
"Fallait-il interdire Dieudonné ?" On
était dans le sillage de l'hystérie
gouvernementale française, cornaquée par
un certain Manuel Valls, visant à
interdire les spectacles de l'humoriste
controversé. Point d'orgue d'une
polémique francophone de dix ans, qui
s'étalait désormais jusque dans les
"Unes" des journaux australiens et
japonais. Des confrères qui se
demandaient quel était donc le pouvoir
de cet histrion franco-camerounais pour
ainsi mobiliser contre lui la totalité
d'un gouvernement et 3 ministères
(Intérieur, Finances, Culture) ?
Quelques minutes
avant le débat, Philippe Moureaux
m'adresse la parole. Après quelques mots
de circonstance, il me lâche : "En tout
cas, c'est courageux à toi d'être venu
!" Dix secondes plus tard, on était en
direct. Pendant la présentation des
invités par la journaliste Dominique
Demoulin, je ne parvenais pas à chasser
de mon esprit ce que Moureaux venait de
me dire. Avait-il voulu me déstabiliser
? Pour quelle raison, cette pointure
politique, dont j'estime ne pas avoir le
tiers du courage, venait de me dire un
truc pareil ? La réponse viendra plus
tard, discrètement, au cours de ce débat
houleux.
Plusieurs fois pris
à partie par Vincent De Wolf (MR),
sioniste acharné et partisan de "la
liberté d'expression" via l'interdiction
de spectacles, j'ai fini par perdre mon
calme et haussé le ton à son encontre. A
ce moment précis, j'ai senti la main de
Philippe Moureaux sur mon avant-bras. Sa
prise était à la fois ferme et délicate.
Il comprenait ma colère mais voulait
m'en protéger. J'avais oublié qu'on
était à la télé : celui qui s'y énerve a
perdu ! Durant ces infimes secondes, il
n'y avait plus de journaliste
indépendant et de personnalité
politique. Juste 2 hommes, solidaires
face à l'adversité. Un aîné et son
cadet. Comme une fraternité africaine.
Celle du vieux envers le fils.
A la sortie de
cette confrontation médiatique
éprouvante, j'ai échangé, en petit
comité, avec Philippe Moureaux et
d'autres personnes. Selon une pudeur
réciproque, lui comme moi savions que
nous n'allions pas oublier ce moment où
il m'a tenu le bras. Avant de
s'éclipser, il interrompis ma
conversation avec un interlocuteur pour
me lancer avec sa provocation coutumière
: "C'est bien ce que tu fais, mais tu
parles trop de toi..." Décontenancé,
j'ai mis cinq secondes avant de lui
répondre : "Peut-être que lorsque je
parle de moi, je parle aussi de nous".
Il m'a souri. J'ai
vu dans son regard lumineux qu'il
m'avait parfaitement compris. Qu'avec le
choix du pronom "nous", je ne parlais
pas que de lui et de moi dans ce couloir
de RTL-TVi ; mais aussi de celles et
ceux pour qui Moureaux a cru utile de
défendre et faire voter la loi contre le
racisme et la xénophobie (1981) ; de ces
habitants de Molenbeek et d'ailleurs
contre lesquels les De Wolf & consorts
alimentent régulièrement une présomption
de culpabilité ; de celles et ceux qui
luttent inlassablement pour l'avènement
d'une société consacrant une égalité
citoyenne effective, la justice sociale
et une décolonisation des esprits.
Ici-bas, nous
sommes tous de passage. Je suis fier
d'avoir croisé ta route, d'avoir pu
t'interviewer, puis échanger, discuter
et réfléchir. Avec toi et parfois contre
toi. Tes livres comme tes saillies vont
nous manquer. Oui, "nous"...
Olivier Mukuna
Bruxelles, le 16 décembre 2018.
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