Actualité
Storms : du non-débat au coup de com’
Olivier Mukuna
Lundi 1er juin 2020
Jeudi soir, le site de la RTBF balançait
un scoop décolonial : le buste du
criminel de guerre Emile Storms sera
déboulonné pour être remisé au Musée de
Tervuren (Africa Museum). Problème : il
reste du chemin avant de voir extraire
de l’espace public la statue du
mercenaire-tortionnaire et
collectionneur de crânes congolais.
Second problème : plusieurs médias
mainstream se sont contentés de gober un
effet d’annonce politicien sans aucune
vérif’ auprès du directeur du Musée
censé accueillir la statue coloniale...
« Indépendance
cha-cha tozui ye [l’Indépendance que
nous venons d’obtenir (en lingala)] /
O kimpwanza cha-cha tubakidi [que
nous avons gagnée (en kikongo)] / O
Table ronde cha-cha, ba gagne oh [La
Table ronde, nous avons gagné (en
tshiluba)] / O dipanda cha-cha to zui
ye [l’indépendance que nous avons
conquise (en lingala)] ... » (1)
A un mois du 60ème anniversaire
de l’indépendance du Congo, l’annonce
officielle du déboulonnage du buste d’Emile
Storms (situé square de Meeûs à
Ixelles) a ravi nombre d’activistes
décoloniaux le soir du jeudi 28 mai.
Assurément, une première en Belgique ;
dans notre plat pays où, depuis des
décennies, les Autorités s’obstinent à
diluer, occulter et surtout ne pas
enseigner les crimes du passé colonial.
Disruptive, la nouvelle de ce
déboulonnage à l’américaine revient à
Christos Doulkeridis, le Bourgmestre
Ecolo d’Ixelles.
En tout cas, selon l’entretien qu’il
nous a accordé jeudi après-midi,
quelques heures avant de réitérer
l’exercice au micro de la RTBF : « Nous
[la commune d’Ixelles] avons
contacté le directeur du Musée de
Tervuren [Africa Museum] pour
voir s’ils acceptaient de réceptionner
le buste de Storms. Ce qui a été le cas
: nous avons obtenu son accord et je
trouve que c’est la meilleure place pour
cette statue qui bénéficiera d’une
contextualisation. »
Le lendemain, vendredi 29 mai, les sites
des médias La Capitale, BX1
ou Vivreici.be relayaient, à
tour de clics grégaires, le scoop de la
RTBF. Une prod’ pourtant
incomplète et bâclée puisque
principalement basé sur la com’, certes
audacieuse mais tronquée, du Bourgmestre
d’Ixelles. Question : où se trouve le
son de cloche de l’autre protagoniste du
scoop ? Soit Guido Gryseels,
directeur muséal et réceptionniste
annoncé du buste indésirable du
colonialiste sanguinaire ? Jusqu’à
16h30, nulle part sur le site de la
RTBF, ni dans les articles de La
Capitale, de BX1 et de
Vivreici.be. Cette absence de
vérification journalistique durant près
de 24h auprès du directeur de l’Africa
Museum reste proprement
hallucinante... Flair journalistique ou
étrange désintérêt pour le sujet : RTL-TVi,
Le Soir, Le Vif-l’Express
comme les journaux du groupe IPM n’ont
rien relayé du coup de com’ de
Doulkeridis.
« Aucun
accord signé »
Pourtant, la
« petite musique » de Gryseels - que
nous avions déjà interviewé jeudi
après-midi - se fait plus cassante que
celle de Doulkeridis. Dans un premier
temps, Guido Gryseels nous confirme
avoir accepté la demande du Bourgmestre
mais s’empresse d’ajouter : « Il n’y
a pas d’accord signé entre nous et la
commune d’Ixelles. En outre, la commune
ne veut pas payer le transport de ce
buste vers le Musée alors que nous
l’exigeons. On avait entamé une
discussion à ce sujet, mais ils ne nous
ont jamais répondu... On n’a pas de
nouvelles d’eux depuis 3 mois ! ».
Et ça continue de grincer : «J’ajoute
que nous avons déjà une réplique du
buste du Major Emile Storms, dans une
des salles de notre Musée, qui offre
plusieurs éléments de contextualisation
».
Si le Musée de Tervuren expose déjà une
réplique du buste du militaire
colonialiste, pourquoi alors avoir
accepté ce « doublon » ? A cette
question, Gryseels répond : « La
commune d’Ixelles se sentait mal à
l’aise avec ce buste au milieu d’un de
ses squares, avec ce témoignage d’un
passé tout de même assez violent : elle
a donc souhaité l’enlever. Mais la
plupart de ces statues sont protégées et
appartiennent au Patrimoine - on ne peut
pas juste l’enlever et la jeter -,
l’Autorité communale d’Ixelles nous a
demandé si nous pouvions prendre cette
statue en dépôt dans notre Musée. Tenant
compte qu’il s’agissait d’une situation
extrêmement difficile pour la commune,
nous avons accepté de réceptionner en
nos murs ce buste d’Emile Storms. »
Si ce projet de déboulonnage d’une
statue coloniale est une première en
Belgique, concernant sa réception, c’est
également une première pour le directeur
de l’Africa Museum. « Oui,
c’est la première fois que j’accepte une
telle demande », nous déclare Guido
Gryseels. «Vous savez, depuis des
années, nous recevons beaucoup de
demandes similaires à celle d’Ixelles.
Il y a beaucoup de communes belges où se
trouvent des statues de Léopold II et
d’autres personnages-héros de “l’Etat
Indépendant du Congo” [Appellation
coloniale du Congo-Kinshasa sous le
règne de Léopold II / 1885-1908]. Or,
nous savons aujourd’hui qu’il s’agit
d’une période caractérisée par beaucoup
de violences et... heu... par un
capitalisme très brut, disons. Puisque
notre regard sur cette période est
désormais très différent, plusieurs
communes nous ont demandé si le Musée ne
pouvait reprendre leurs statues
coloniales pour les placer dans le parc
de Tervuren. J’ai toujours refusé, car
nous ne disposons pas des moyens
pratiques pour ce faire.»
Une réponse en deux temps qui confirme,
si besoin était, le caractère
politiquement sensible de l’affaire. Et
on peut parier que le chef du Musée
colonial aurait préféré que les négo sur
cet éventuel transfert se poursuivent en
toute discrétion, hors de toute
médiatisation. Bref, en droite ligne du
« non-débat » de société sur ce passé
colonial belge dont l’urgence est
pourtant plus qu’une évidence. A plus
forte raison, dans la seconde ville
multiculturelle au monde qu’est
Bruxelles, toujours frappée par un taux
record de discriminations arabo-négrophobes
à l’emploi. A plus forte raison encore,
depuis 2018 et la parution de la solide
enquête du journaliste Michel
Bouffioux (Paris Match Belgique)
portant sur l’histoire du crâne du chef
congolais insoumis Lusinga Iwa
Ng'ombe ainsi que sur les
expéditions sanguinaires du colonialiste
belge Emile Storms (2).
Pas encore de
permis d’urbanisme
Dans la perspective de ce futur
déboulonnage, s’ajoute pour la commune
d’Ixelles l’obligation d’obtenir un
permis d’urbanisme de la part des
Monuments et sites. Comme nous l’a
confirmé Christos Doulkeridis : « On
a introduit un permis d’urbanisme pour
pouvoir faire les modifications
nécessaires dans le square de Meeûs qui
est classé et j’espère qu’on pourra les
réaliser avant la fin juin. A ce jour [28
mai 2020], je n’ai pas encore reçu
d’informations précises mais nous
respectons la procédure. Oui, vous avez
raison, la crise sanitaire a un peu
décalé les choses, mais ce serait bien
que ce soit fait pour le 30 juin. »
A ce stade, soit un mois jour pour jour
avant le soixantenaire de l’indépendance
du Congo, Ixelles ne semble pas très
avancée dans son projet « décolonial ».
D’une part, l’une des conditions sine
qua non du déboulonnage - soit le
transfert muséal du buste - fait encore
l’objet d’âpres désaccords avec le Musée
de Tervuren. D’autre part, il serait
fort surprenant que le permis
d’urbanisme (sorte de Saint-Graal en
Belgique kafkaïenne qui met souvent des
années à s’obtenir) tombe pile-poil pour
le 30 juin 2020...
Si ce déboulonnage n’est pas encore
tombé à l’eau, force est de constater
qu’il y a de l’eau dans le gaz. Et à ce
stade, peu de raisons de s’enthousiasmer
quant à un réel progrès de
décolonisation de l’espace public ou
même d’une amorce de débat citoyen,
médiatisé comme il se doit, sur cette
cruciale question de société. A moins,
bien sûr, d’aimer se contenter d’un
effet d’annonce politicien relayé par
une presse peu scrupuleuse ?
Olivier Mukuna
(1) https://www.youtube.com/watch?v=P17ppvfPNFY&gl=BE
(2) http://www.lusingatabwa.com/
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