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Procès Assange : le témoignage de Noam
Chomsky
Noam Chomsky

Vendredi 20 novembre 2020 […] On m’a demandé
si le travail et les actions de Julian
Assange pouvaient être considérés comme
étant « politiques », une question qui,
me dit-on, est importante dans le cadre
de la demande d’extradition des
États-Unis afin que M. Assange soit jugé
pour espionnage pour avoir joué un rôle
dans la publication d’informations que
le gouvernement des États-Unis ne
souhaitait pas rendre publiques.
J’ai déjà parlé du
sujet sur lequel on me demande
maintenant de faire un commentaire en ce
qui concerne M. Assange. Les paragraphes
suivants constituent mon point de vue.
Je confirme mon évaluation selon
laquelle les opinions et les actions de
M. Assange doivent être appréhendées
dans leur relation avec les priorités du
gouvernement.
Un professeur de
Science du gouvernement de l’université
de Harvard, l’éminent politologue
libéral et conseiller du gouvernement,
Samuel Huntington, a observé que « les
stratèges du pouvoir aux États-Unis
doivent créer une force qui peut être
ressentie mais non vue. Le pouvoir reste
fort quand il reste dans l’obscurité.
Exposé à la lumière du soleil, il
commence à se dissiper ».
Il a donné quelques
exemples significatifs concernant la
nature réelle de la guerre froide. Il a
parlé de l’intervention militaire
américaine à l’étranger et il a fait
remarquer que « vous devrez peut-être
vendre l’intervention ou toute autre
action militaire de manière à créer la
fausse impression que c’est l’Union
soviétique que vous combattez. C’est ce
que les États-Unis font depuis la
doctrine Truman » et il existe de
nombreuses illustrations de ce principe
directeur.
Les actions de
Julian Assange, qui ont été qualifiées
de criminelles, sont des actions qui
exposent le pouvoir à la lumière du
soleil – des actions qui peuvent
provoquer l’évaporation du pouvoir si la
population saisit la chance de voir ses
citoyens devenir indépendants dans une
société libre plutôt que les sujets d’un
maître qui opère dans le secret. C’est
là un choix et on a compris depuis
longtemps que le public a la capacité de
faire s’évaporer le pouvoir.
Le seul penseur de
premier plan qui ait compris et expliqué
ce fait critique est David Hume, qui a
écrit sur les Premiers principes de
gouvernement dans l’un des premiers
ouvrages modernes de théorie politique,
il y a plus de 250 ans. La formulation
qu’il a utilisée était si claire et
pertinente que je me contenterai de la
citer.
Hume a trouvé que
« rien de plus surprenant que de voir la
facilité avec laquelle le plus grand
nombre est gouverné par un petit nombre
et d’observer la soumission implicite
avec laquelle les hommes ont abandonné
leurs propres sentiments et passions à
la volonté de leurs dirigeants. Lorsque
nous nous demanderons par quels moyens
cette merveille a pu arriver, nous
constaterons que, la force étant
toujours du côté des gouvernés, les
gouvernants n’ont rien pour les soutenir
si ce n’est l’opinion. Dire qu’un
gouvernement est justifié relève donc de
la seule opinion et cette maxime s’étend
aux gouvernements les plus despotiques
et les plus militarisés tout comme aux
plus libéraux et plus populaires ».
En fait, Hume
sous-estime l’efficacité de la violence,
mais ses paroles sont particulièrement
pertinentes dans le cas de sociétés dans
lesquelles la lutte populaire de longue
date a permis d’obtenir un degré de
liberté considérable. Dans de telles
sociétés, comme la nôtre bien sûr, le
pouvoir est en fait du côté des
gouvernés et les gouvernants n’ont rien
pour les soutenir si ce n’est l’opinion.
C’est l’une des
raisons pour lesquelles l’immense
industrie des relations publiques est
devenue la plus grande agence de
propagande de l’histoire de l’humanité,
une influence qui s’est développée et a
atteint ses formes les plus
sophistiquées dans les sociétés les plus
libérales, les États-Unis et la
Grande-Bretagne. Cette institution a vu
le jour il y a environ un siècle,
lorsque les élites ont réalisé que trop
de liberté avait été gagnée pour qu’il
soit possible de contrôler la population
par la force, et que donc ce sont les
mentalités, les opinions qui devraient
être contrôlées.
Les élites
intellectuelles libérales l’ont
également compris, c’est pourquoi elles
ont insisté, pour recourir à quelques
citations je dirais, sur le fait que
nous devons nous débarrasser du
« dogmatisme démocratique selon lequel
les populations seraient les meilleurs
juges de leurs propres intérêts ». Ce
n’est pas le cas. Ce sont des « tiers
ignorants et gênants » et ils doivent
donc être « remis à leur place » de
façon à ne pas déranger les « hommes
responsables » qui gouvernent de plein
droit.
Un des moyens de
contrôler la population consiste à agir
en secret pour que les tiers ignorants
et gênants restent à leur place, loin
des leviers de pouvoir qui ne les
concernent pas. C’est le principal
objectif quand des documents internes
sont classifiés.
Quiconque a
parcouru les archives des documents qui
ont été rendus publics s’est
certainement assez rapidement rendu
compte que ce qui est gardé secret a
très rarement quelque chose à voir avec
la sécurité, sauf avec la sécurité des
dirigeants face à leur ennemi intérieur,
leur propre population. La pratique est
tellement habituelle qu’il est tout à
fait superflu d’en faire l’illustration.
Je ne mentionnerai qu’un seul cas
contemporain.
Considérez les
accords commerciaux mondiaux, Pacifique
et Atlantique, ce sont en réalité des
accords concernant les droits des
investisseurs camouflés sous le vocable
de libre-échange. Ils sont négociés en
secret. Il est prévu une ratification de
style stalinien par le Parlement – oui
ou non – ce qui signifie bien sûr oui,
sans qu’il y ait discussion ou débat, ce
qu’on appelle aux États-Unis « fast-track »
[procédure accélérée, NdT].
Pour être précis,
ils ne sont pas entièrement négociés en
secret. Les faits sont connus des
avocats d’entreprise et des lobbyistes
qui rédigent les détails de manière à
protéger les intérêts de la partie
qu’ils représentent, et qui bien sûr
n’est pas le public. Le public, au
contraire, est un ennemi qu’il faut
garder dans l’ignorance.
Le crime présumé de
Julian Assange, en s’efforçant de
dévoiler les secrets du gouvernement,
est de violer les principes fondamentaux
du gouvernement, de lever le voile du
secret qui protège le pouvoir de la
curiosité, l’empêche de s’évaporer – et
encore une fois, les puissants
comprennent bien que le fait de lever le
voile peut entraîner l’évaporation du
pouvoir. Cela peut même conduire à une
liberté et une démocratie authentiques
si un public éveillé en vient à
comprendre que la force est du côté des
gouvernés et qu’elle peut être leur
force s’ils choisissent de contrôler
leur propre destin.
À mon avis, Julian
Assange, en défendant courageusement des
convictions politiques que la plupart
d’entre nous déclarons partager, a rendu
un énorme service à tous les peuples du
monde qui chérissent les valeurs de
liberté et de démocratie et qui exigent
donc le droit de savoir ce que leurs
représentants élus fabriquent. Par
conséquent ses actions l’ont conduit à
être persécuté de manière cruelle et
intolérable.
Noam Chomsky
Source
Traduit par les
lecteurs du site Les-Crises
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Left Le Grand Soir - Diffusion
autorisée et même encouragée.
Merci de mentionner les sources.
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