Réseau Voltaire
La « dé-escalade » en Ukraine selon Joe
Biden
Nikolaï Bobkin
Photo:
D.R.
Dimanche 27 avril 2014
Joe Biden, le vice-président des
États-Unis, s’est déplacé à Kiev pour
prêcher l’apaisement des relations avec
la Russie. Il faut bien reconnaître que
le gouvernement issu du coup d’État
pro-US est loin de bénéficier d’un
soutien populaire suffisant pour assurer
durablement la sauvegarde des intérêts
de Washington. Dans la bouche de Joe
Biden, le mot « désescalade » a tout du
lapsus freudien : à travers ce choix
lexical, le vice-président reconnaît
implicitement que les actions
entreprises jusqu’ici par
l’administration Obama ont conduit, sans
surprise, à l’exacerbation des tensions,
et que le temps est venu de faire
machine arrière.
Si l’on en croit
le communiqué de la Maison-Blanche,
le vice-président Joe Biden est allé
à Kiev pour y exprimer le soutien
des États-Unis à l’Ukraine. Pour
Washington, il est clair que le
gouvernement intérimaire de Kiev est
au bord de l’effondrement. Mais la
chute du nouveau pouvoir ukrainien
aurait tout l’air d’un revers pour
les États-Unis. Joe Biden a débarqué
à Kiev pour tenter de sauver les
apparences et trouver une porte de
sortie pour parer à toute
éventualité. Arguant des ses
engagements internationaux, la
Maison-Blanche a diligenté une
mission locale, aux contours bien
définis, pour préserver la mainmise
de ses marionnettes sur le pouvoir
ukrainien. Le pays est plongé dans
le chaos. Le projet d’en faire le
berceau d’une croisade de haine
contre la Russie a échoué. C’est,
pour la stratégie globale des
États-Unis, un nouvel échec que Joe
Biden s’est efforcé de dissimuler
derrière un paravent de discours et
de déclarations de principe sur la
défense de l’unité et de
l’indépendance de l’Ukraine, sur la
restauration de son honneur national
et de sa fierté. Les résultats
visibles de son pèlerinage à Kiev
laissent entrevoir des
préoccupations bien différentes.
En
premier lieu, nul n’ignore que la
clique qui a usurpé le pouvoir à
Kiev est, en tout, dépendante de
Washington. La crise qui sévit en
Ukraine s’étend désormais à tout le
pays. La situation est si grave que
toutes sortes de dispositions
urgentes doivent être prises. Les
États-uniens se fourvoient encore
une fois, en substituant à la
recherche d’une solution globale à
la crise qui ébranle la nation
ukrainienne, le plan annoncé « d’une
désescalade » à l’Est.
Deuxièmement,
il est devenu évident pour
Washington, que l’équipe au pouvoir
à Kiev s’avère incapable de veiller
à la préservation des intérêts des
États-Unis contrairement à ce qui
était escompté. Les États-uniens
n’ont une réelle influence que sur
un tout petit nombre d’individus qui
n’ont pas les faveurs du public. La
discussion, par les partis, des
modalités d’organisation de
l’élection programmée en mai, a
fourni l’occasion de prendre la
mesure de la déconvenue de
Washington. Aucune campagne
électorale, digne de ce nom, n’est
possible nulle part, quand
l’administration centrale impose son
pouvoir par la force à travers tout
le territoire. Tout le processus
électoral s’est résumé à
l’énumération d’une longue liste de
candidats sans personne sur qui
Washington puisse compter. Comment
garantir une victoire de la
démocratie quand la majorité de la
population se désintéresse des choix
qu’on lui propose ? Le
vice-président Joe Biden a néanmoins
enjoint Kiev de mener à son terme
l’organisation de cette farce
électorale.
Troisièmement,
il convient de rappeler à Joe Biden
qu’il est directement responsable de
l’écroulement de l’État ukrainien. À
la fin du mois de janvier, Joe Biden
a pressé le président Ianoukovytch
de répondre aux revendications
légitimes des manifestants, et de
protéger les libertés
démocratiques [1].
À l’époque, l’argumentaire du
vice-président Biden était que la
violence, d’où qu’elle vienne, était
inacceptable… mais que c’était de la
seule action du gouvernement que
dépendait le dénouement de la crise.
Joe Biden avait alors averti que
tout nouveau recours aux forces
répressives aurait des conséquences,
et que des sanctions étaient
envisagées. La rhétorique qui
prévaut désormais prend l’exact
contrepied des discours tenus alors.
Joe Biden exhorte maintenant les
nouveaux maîtres de l’Ukraine à
recourir à l’usage de la force
contre les récalcitrants de la
partie orientale du pays. Au mois de
janvier, le vice-président des USA
appelait à satisfaire les
revendications des manifestants
pacifiques, et soulignait combien il
était important de dialoguer avec
l’opposition, et d’accepter des
compromis pour trouver une issue à
la crise. À présent, il demande que
les réunions soient interdites dans
la partie Est du pays. Selon lui, la
libre expression de la volonté
populaire ébranlerait « les
fondements de la société
démocratique ». Il faut être le
dernier des benêts pour ne pas
percevoir la montagne d’hypocrisie
qui enveloppe ce discours, et ne pas
être outré par l’impudence de ces
propos.
Quatrièmement,
les considérations qu’il a exprimées
devant le Parlement de Kiev étaient
empreintes d’une rudesse
inhabituelle [2].
Il a encore une fois souligné que
l’intervention de la Russie dans les
affaires intérieures de l’Ukraine
était inacceptable. Quelques jours à
peine avant le référendum organisé
en Crimée, John Kerry en avait
menacé l’organisation en déclarant
en substance : « Tous les moyens
diplomatiques mis en œuvre pour
résoudre la crise sont en passe
d’être épuisés ». Les mises en garde
états-uniennes n’ont pas eu l’effet
escompté. Il est temps pour
l’administration Obama de revoir sa
copie, et d’adopter une approche
plus équilibrée dans ses relations
avec Moscou.
Il y a cinq ans de cela, dans une
interview, Joe Biden a confié aux
lecteurs du Wall Street Journal
la vision qu’il a de la place de la
Russie sur la scène internationale [3].
Selon lui, tandis que le monde
continue de changer, la Russie
s’accroche frénétiquement aux
vestiges vacillants de sa grandeur
passée, quitte à y perdre ce qui lui
reste de la splendeur et de la
puissance impériales d’autrefois. Il
s’est même laissé aller à citer son
père, lui conseillant de ne jamais
acculer un de ses semblables sans
veiller à lui ménager une
possibilité de repli. Il ne pouvait
viser plus juste. Pourtant, Joe
Biden Junior est en train de
précipiter la politique
états-unienne dans une impasse en
Ukraine, une impasse qui ne semble
guère offrir de solution de repli.
Le curateur de l’État ukrainien en
faillite n’a rien à mettre sur la
table.
Cinquièmement,
Mr Biden a déclaré, devant un
parterre de parlementaires
ukrainiens, que les États-Unis
apporteraient leur soutien à
l’Ukraine confronté à « des menaces
humiliantes ». Il faisait évidemment
allusion à la Russie. Toujours
est-il que nombre de députés
ukrainiens, qui ne sont pas
particulièrement russophiles, se
sont trouvés bien embarrassés en
découvrant le montant de l’aide
économique apportée par les
États-Unis. Washington va fournir
une rallonge de 50 millions de
dollars pour financer les réformes
économiques et politiques. 11
millions seront affectés à
l’organisation des élections prévues
le 25 mai. 8 autres millions
viendront s’ajouter pour une aide
militaire, excluant la fourniture
d’armements, comme la mise à
disposition de matériels de déminage
et d’équipements radio. C’est une
misère, en comparaison des moyens
débloqués pour la préparation et la
mise en œuvre du coup d’État. Les
Ukrainiens sont quelque peu agacés
d’avoir à se contenter des miettes
glanées à la table des maîtres
d’Outre Atlantique. Les Ukrainiens
n’ont pas oublié le volume de l’aide
apportée par la Russie depuis
l’écroulement de l’Union Soviétique,
une aide dont le montant s’élève à
250 milliards de dollars. [4]
La visite de Joe Biden a confirmé
le fâcheux penchant de Washington à
discuter les affaires du pays dans
le dos des autorités officielles.
L’aveuglement de Kiev est
stupéfiant. C’est à travers le
prisme déformant de leur animosité
envers la Russie que les nouveaux
dirigeants ukrainiens regardent leur
pays. Leurs préventions à l’égard de
la Russie altèrent jusqu’à l’absurde
leurs perceptions de la réalité. Les
appels du vice-président US à
« cesser les palabres et à passer à
l’action » ont un seul et même
objectif : l’effondrement définitif
de l’Ukraine et sa métamorphose en
un satellite menaçant à la solde de
Washington. La menace ne vaut pas
que pour la Russie. Elle vaut pour
tous les États voisins de l’Ukraine.
Washington se moque de l’opinion
de ses alliés européens. Il n’est
pas venu à l’idée de Joe Biden que
des négociations préalables avec ses
partenaires de l’Union européenne
seraient opportunes. À le voir agir,
on est en droit de se demander s’il
a pris la peine de lire la
déclaration finale de l’accord
établi à Genève avec les pays
européens. [5]
Joe Biden a cru bon d’avertir Moscou
que toute nouvelle « provocation »
conduirait à l’aggravation de
l’isolement de la Russie. Cette
posture archaïque va à rebours de
l’intense activité diplomatique
récemment déployée pour gérer la
crise ukrainienne. L’air de la
« désescalade » que zinzinule Joe
Biden n’est qu’un paravent commode
qu’il déploie pour dissimuler les
efforts poursuivis pour pousser Kiev
à déclencher une guerre contre son
propre peuple.
Traduction
Gérard Jeannesson
[1]
“Readout
of Vice President Biden’s Call with
Ukrainian President Viktor Yanukovych”
(Communiqué de la vice-présidence des
États–Unis à propos de l’entretien
téléphonique du jour entre le
vice-président Joe Biden et le président
Victor Ianoukovytch), Maison-Blanche, le
23 janvier 2014.
[2]
“Remarks
by Vice President Joe Biden at a Meeting
with Ukrainian Legislators”
(Considérations exprimées par le
vice-président Joe Biden lors d’une
rencontre avec les parlementaires
Ukrainiens), Maison- Blanche, le 22
avril 2014.
[3]
“Biden
Says Weakened Russia Will Bend to U.S.”
(Biden affirme que la Russie pliera
devant les États-Unis), par Peter
Spiegel, Wall Street Journal, le 25
juillet 2009.
[4]
“Russia’s
post-Soviet aid for Ukraine totals about
$250 bln - Russian PM Medvedev”
(L’aide apportée par la Russie à
l’Ukraine depuis la disparition de
l’Union Soviétique s’élève à 250
milliards de dollars selon le PM russe
Medvedev) », La Voix de la Russie, le 22
avril 2014.
[5]
“Geneva
Statement on Ukraine” (La
Déclaration de Genève à propos de
l’Ukraine), Voltaire Network, le 17
avril 2014.
Nikolaï Bobkin
Chercheur au Centre d’études politiques
et militaires de Moscou
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