Opinion
Choc des civilisations : cui bono ?
Nicolas Bourgoin
Photo:
D.R.
Lundi 29 juin 2015
Le mot est lancé et il a le mérite de
la clarté. Manuel Valls qui avait réfuté
l’expression très connotée de « guerre
de civilisation » face au « terrorisme »
à propos des attentats de Charlie Hebdo,
vient de sauter le pas après celui de
Saint-Quentin-Fallavier. « Nous ne
pouvons pas perdre cette guerre parce
que c’est au fond une guerre de
civilisation. C’est notre société, notre
civilisation, nos valeurs que nous
défendons », a déclaré le Premier
ministre lors de l’émission Le Grand
Rendez-vous d’Europe 1-Le Monde-iTELE.
Ce choix sémantique, dans lequel la
droite a lu la validation de ses thèses,
fait référence au modèle néoconservateur
qui fut celui de l’administration Bush
dans ses heures les plus sombres. Il
justifie la guerre contre le terrorisme
à l’extérieur de nos frontières, les
lois liberticides et discriminatoires à
l’intérieur, alimente au passage le
mythe d’une cinquième colonne tout en
confortant les préjugés islamophobe
d’une part (grandissante) de la
population. Et, hasard de calendrier, le
tout au moment même où l’oligarchie
européenne porte
le coup de grâce à la Grèce coupable
de vouloir choisir démocratiquement son
destin. Le loup solitaire ne pouvait pas
mieux tomber pour, une nouvelle fois,
faire diversion.
Le scénario est désormais rodé : des
jeunes radicalisés, en contact direct ou
indirect avec la filière djihadiste
syrienne, commettent un attentat.
L’évènement est repris en boucle par les
médias qui jouent habilement sur
les peurs et les émotions, relaient
les discours alarmistes des politiques
et préparent l’opinion à un énième tour
de vis pénal et policier. Comme les
agressions de
Bruxelles, de
Créteil, de
Toulouse ou de
Charlie Hebdo, celle de l’Isère ne
fait pas exception. Les détails sordides
de l’affaire (envoi
d’un selfie avec la tête de la
victime décapitée) de peu d’intérêt pour
en comprendre les enjeux, ont fait la
une des journaux. Dans ce climat
anxiogène,
les propos de Bernard Cazeneuve
jugeant que la menace terroriste était
« extrêmement élevée » ou
ceux de Manuel Valls estimant que la
France n’avait « jamais fait face à une
telle menace » ont reçu l’assentiment de
l’opinion des français interrogés qui
sont à
85 % à avoir le même avis. Nulle
difficulté pour justifier ensuite le
coût financier des guerres menées au
Mali ou en Irak, et celui des mesures
antiterroristes mises en place après les
attentats de janvier dernier qui atteint
près d’un milliard d’euros. Cette
nouvelle agression tombe aussi à pic
pour
faire taire les voix critiques à
l’égard de la très liberticide loi sur
le renseignement et pourquoi pas prendre
de nouvelles mesures comme
le préconise la droite. Mais rien de
surprenant, la quasi-totalité des lois
antiterroristes ont été votées en
réaction à des attentats, démontrant
a posteriori
l’inanité de cette fuite en avant.
Le Choc des
civilisations, idéologie des élites
mondialistes
Inutiles pour contenir le risque
terroriste, les mesures prises par les
gouvernements sont en revanche efficaces
pour renforcer le système de domination
en réduisant les libertés publiques et
durcir la surveillance ou le contrôle
des citoyens. Efficaces aussi pour faire
diversion aux vrais problèmes
économiques et sociaux en agitant la
menace de l’ennemi intérieur
socio-ethnique. Effet d’une accélération
de l’histoire, Manuel Valls a sauté le
pas en parlant pour la première fois de
guerre de civilisation, faisant
référence à la
fameuse théorie britannique remise
au goût du jour par Samuel Huntington au
début des années 1990. Prenant acte de
la décomposition de l’Union Soviétique,
celle-ci considère que le conflit
civilisationnel fondé sur le substrat
religieux s’est substitué aux clivages
idéologiques qui organisaient les
rapports géopolitiques entre l’Est et
l’Ouest. Conséquence de la chute du
communisme, la civilisation occidentale
serait désormais menacée le réveil d’un
Islam radical et conquérant. Nouvelle
idéologie dominante des élites
mondialistes, cette théorie
néoconservatrice a servi de justificatif
idéologique aux guerres menées par
l’Empire contre les peuples d’Orient
catastrophiques pour les populations
des parties en présence mais hautement bénéfiques
pour l’oligarchie. Prophétie
autocréatrice, elle a alimenté la menace
même qu’elle prétendait combattre, la
destruction militaire de pays comme
l’Irak ou la Lybie, la déstabilisation
en sous-main de
la Syrie provoquant une montée en
force du fondamentalisme djihadiste et
justifiant en retour de nouvelles
interventions militarisées et mesures
antiterroristes.
Montée en
force de l’islamophobie
Sur le front intérieur, le modèle
néoconservateur fait du musulman un
opposant de fait aux valeurs de la
civilisation judéo-chrétienne. Le mythe
de la « cinquième
colonne islamiste » ou de l’ennemi
intérieur socio-ethnique, repris en
boucle par les médias, est partagé par
l’essentiel de la classe politique à
quelques voix dissidentes près. Il
alimente un rejet de l’Islam de plus en
plus sensible dans
les sondages d’opinion et favorise
les agressions contre les musulmans et
leurs institutions
en croissance continue. Avec près de
800 actes islamophobes déclarés en 2014
(en progression de 10 % par rapport à
2013) selon
le dernier rapport du CCIF, la
communauté musulmane est
particulièrement ostracisée, surtout si
l’on considère que 80 % des victimes
renoncent à porter plainte. Ce rejet est
alimenté par la médiatisation du
terrorisme : dans le mois qui a suivi
produit les attentats de Charlie Hebdo,
plus de 150 actes islamophobes ont été
enregistrés, soit 70 % de plus que
l’année précédente à la même période.
Signe d’un enracinement de
l’islamophobie, on assiste à une
véritable xénophobie d’État, plus de 70
% des discriminations anti-musulmanes
recensées étant le fait d’institutions
comme l’école, l’université ou les
administrations, selon le rapport.
Guerre des
civilisations ou réconciliation
nationale
Comme toutes les idéologies, la
guerre des civilisations présente une
image schématique et falsifiée du réel
qui masque les enjeux fondamentaux. La
vision binaire qu’elle propose
(civilisation judéo-chrétienne contre
Islam barbare et conquérant ou
« civilisation humaine » contre
« barbarie » comme
dit Bernard Cazeneuve) est trompeuse
car les premières victimes du terrorisme
islamiste
sont les musulmans eux-mêmes comme
le montre l’exemple syrien. Faisant de
l’Islam une menace par essence, elle
empêche de comprendre les
racines sociales, économiques et
géopolitiques du terrorisme, pourtant
le seul moyen de le faire reculer
efficacement en évitant une fuite en
avant aux coûts faramineux pour toutes
les parties en présence. La mécanique du
bouc émissaire sert avant tout les
intérêts des dominants qui cherchent à
diviser pour mieux régner. Cette
évidence rappelle que la fonction même
de l’idéologie est de protéger le
système de domination : l’oligarchie a
évidemment tout à perdre d’une lecture
des événements qui mettrait en cause la
domination occidentale, les prédations
néo-coloniales et les effets
déstabilisateurs de la mondialisation
financière dont elle est partie
prenante.
Voir également sur le site de
l'auteur
: un entretien à propos de son dernier
ouvrage « La
République contre les libertés ».
Le sommaire de Nicolas Bourgoin
Les dernières mises à jour
|