Opinion
La Nouvelle Laïcité,
machine de guerre contre l’Islam
Nicolas Bourgoin
Jeudi 22 janvier 2015
Sale temps pour la République…
Multiplication des
atteintes contre les musulmans et
leurs lieux de culte,
nouvelles mesures de surveillance et
de flicage d’Internet et des réseaux
sociaux sur fond de « guerre contre le
terrorisme » : la mascarade du 11
janvier, en affichant un front uni
contre l’islamisme, a lancé les
hostilités en préparant l’opinion aux
serrages de vis sécuritaires et
liberticides ainsi qu’à toutes les
aventures militaires. Et il ne faut pas
grand chose pour la convaincre,
l’attentat contre Charlie Hebdo
survenant dans un contexte déjà marqué
par une hausse de l’islamophobie
en France et dans
toute l’Europe. Les manifestations
contre l’Islam ne cessent de prendre de
l’ampleur et
certains journalistes ou
responsables politiques n’hésitent plus
à mettre l’Islam directement en cause
dans les problèmes économiques et
sociaux qui touchent la France.
Leitmotiv des discours
discriminatoires anti-musulmans, la
« laïcité » est le fer de lance de ces
croisades des temps modernes. L’Islam
est considéré comme une religion
conquérante et en expansion continue, et
dénoncé comme une menace directe pour
les « valeurs de la République ».
Pourquoi cette soudaine préoccupation
qui marque une rupture avec la politique
de tolérance dont ont bénéficié les
populations immigrées ou issues de
l’immigration pendant plusieurs
décennies ? La présence des musulmans en
France ne date pas d’hier mais n’a été
perçue comme une menace pour la
neutralité religieuse qu’à partir du
début des années 2000, précisément à
l’époque du lancement de la « guerre
contre le terrorisme ». La défense
actuelle de la laïcité, agressive et
discriminatoire, servirait-elle d’autres
objectifs que le maintien de la
neutralité religieuse de l’État ? Si
l’on peut répondre sans hésiter par
l’affirmative, reste à savoir lesquels…
L’affaire du foulard
islamique (1989)
Premier coup de projecteur sur « le
problème » du voile, l’affaire du
foulard islamique de 1989. Peu après la
rentrée scolaire, trois élèves du
collège Gabriel-Havez de Creil, situé en
ZEP, sont exclues parce qu’elles ont
refusé d’enlever leur foulard en classe.
L’affaire prend rapidement une tournure
nationale et le ministre de l’Education,
Lionel Jospin, sollicite l’avis du
Conseil d’Etat qui répond de façon
nuancée le 27 novembre 1989 : il
rappelle le droit des élèves à
manifester des convictions religieuses
dans l’école mais établit des limites
quant à l’expression de signes religieux
ayant un caractère jugé ostentatoire ou
revendicatif. Même avis dans un autre
arrêt du Conseil d’Etat en novembre
1992, à propos d’une affaire identique
au collège Jean-Jaurès de Montfermeil,
qui imposera la réintégration d’élèves
exclues pour port du foulard.
Par sa décision, le Conseil d’État a
rappelé ainsi les principes de laïcité
qui donnent obligation à l’institution
scolaire d’accepter tous les élèves,
quelle que soit leur origine ou leur
religion mais en posant en même temps un
certain nombre de contraintes à
l’exercice de leur liberté religieuse :
« Le port par les élèves de
signes par lesquels ils entendent
manifester leur appartenance à une
religion n’est pas par lui-même
incompatible avec le principe de
laïcité, dans la mesure où il constitue
l’exercice de la liberté d’expression et
de manifestation de croyances
religieuses, mais cette liberté ne
saurait permettre aux élèves d’arborer
des signes d’appartenance religieuse qui
par leur nature, par les conditions dans
lesquelles ils seraient portés
individuellement ou collectivement, ou
par leur caractère ostentatoire ou
revendicatif, constitueraient un acte de
pression, de provocation, de
prosélytisme ou de propagande,
porteraient atteinte à la dignité ou à
la liberté de l’élève ou d’autres
membres de la communauté éducative,
compromettraient leur santé ou leur
sécurité, perturberaient le déroulement
des activités d’enseignement et le rôle
éducatif des enseignants, enfin
troubleraient l’ordre dans
l’établissement ou le fonctionnement
normal du service public » (arrêt
du CE, 27 novembre 1989).
Sur le fond, le Conseil d’État reste
en accord avec le principe de laïcité
tel qu’il est apparaît dans la loi de
séparation de l’Église et de l’État. Les
textes fondateurs la définissent en
effet comme une obligation concernant
les locaux, le programme scolaire et le
personnel enseignant, et non les élèves
en tant qu’usagers. Il s’agit d’un
principe juridique de défense de la
liberté d’expression individuelle et de
tolérance vis-à-vis de la pratique
religieuse consubstantiel à la loi de
1905, que rappelle l’article 9 de la
Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme :
« Toute personne a droit à la
liberté de pensée, de conscience et de
religion ; ce droit implique la liberté
de changer de religion ou de conviction,
ainsi que la liberté de manifester sa
religion ou sa conviction
individuellement ou collectivement, en
public ou en privé, par le culte,
l’enseignement, les pratiques et
l’accomplissement des rites ».
Le tournant de 2003.
Selon
Raphaël Liogier, la « grande
bifurcation » (à partir de laquelle
l’islamisation est posée par les
responsables politiques comme un
problème majeur) a lieu en France en
2003, année de l’intervention américaine
en Irak. C’est à cette période que
naissent l’ensemble des associations
anti-islamisation comme l’Observatoire
de l’islamisation, le Bloc Identitaire,
Riposte Laïque ou encore
Ni Putes Ni Soumises. C’est aussi en
2003 que François Baroin rendra, à la
demande du Premier Ministre de l’époque,
Jean-Pierre Raffarin,
un rapport dans lequel il propose
une nouvelle conception de la laïcité.
Suivant l’une des conclusions de cette
commission, Jacques Chirac se prononce
en faveur d’une loi interdisant le port
de signes religieux « ostensibles » par
les élèves dans les établissements
scolaires publics. Cette loi est adoptée
le 15 mars 2004 et appliquée à partir de
la rentrée 2004. Elle sera suivie par
d’autres qui contribueront à exclure les
manifestations visibles de la religion
musulmane d’un nombre croissant de lieux
publics.
La défense d’une nouvelle laïcité est
présentée dans
le rapport Baroin comme une réaction
nécessaire face au développement du
communautarisme et à l’action des
fondamentalistes, afin de défendre les
valeurs de la République. Exit le
multiculturalisme, place à l’assimilationnisme
:
« La laïcité a été en effet
progressivement remplacée au panthéon
des valeurs de la gauche par la défense
des différences culturelles et du
communautarisme. Cette tendance
s’inscrit dans le cadre de la promotion
des droits de l’homme comme valeur
dominante de la gauche. Elle se traduit
par une mauvaise conscience vis-à-vis de
l’héritage colonial de la France et un
besoin de réparation (thème de la
« repentance »). La liberté d’expression
et la reconnaissance des différences
sont privilégiées par rapport à d’autres
valeurs comme l’autorité du maître, la
mission d’éduquer et l’émancipation de
la personne ».
Ce rapport considère le voile
islamique davantage comme « un attribut
des fondamentalistes s’inscrivant dans
un modèle de société fondé sur une
logique de ghetto et hostile aux valeurs
de la démocratie » que comme un simple
signe d’appartenance religieuse. Faisant
tout de même la différence entre Islam
et islamisme, il préconise de s’appuyer
sur les musulmans intégrés pour lutter
contre la menace de l’islamisation, de
l’implantation dans notre pays d’un
Islam fondamentaliste qui conteste les
principes mêmes de l’organisation de
notre société :
« Ce contre discours doit être
porté par des personnalités issues de
l’immigration. La nomination de
plusieurs ministres issus de ces rangs a
été un premier signe encourageant. Il
revient à l’actuelle majorité de créer
de vraies élites républicaines issues de
l’immigration dans tous les domaines
(politique, économique et social). C’est
une condition de la reconquête des
territoires perdus de la République
».
La Nouvelle Laïcité, un
principe discriminatoire au service du
choc des civilisations
En faisant d’un principe juridique
une « valeur de civilisation » et en
promouvant une conception
quasi-religieuse de la laïcité, ce
glissement ouvre la voie à toutes les
dérives islamophobes. La pratique
religieuse des musulmans, véritable
phobie collective, est perçue à la fois
comme un signe d’obscurantisme et un
problème menaçant l’identité nationale.
Les partisans de l’interdiction du voile
s’appuient sur une conception
émancipatrice de l’instruction et sur
une vision dévaluée du signe religieux
opposé au progressisme et au scientisme
de la philosophie des Lumières. Comme
l’affirme
Claude Guéant, « toutes les
civilisations ne se valent pas » et
l’Islam, de par sa nature conquérante,
représenterait une menace pour
l’Occident judéo-chrétien. Reprenant
cette conception dévoyée de la laïcité,
les politiques surfent depuis 10 ans sur
le fantasme de l’islamisation,
traduction française de la théorie
néoconservatrice du choc des
civilisations remise au goût du jour par
Samuel Huntington. Les débouchés
politiques en sont connus : stratégie du
bouc émissaire et discrimination
socio-ethnique, justification des
guerres de l’Empire contre le monde
musulman sous couvert d’éradication du
djihadisme. Ce tournant idéologique,
initié par la droite, est poursuivi par
le gouvernement actuel qui affiche sur
ce point une remarquable continuité avec
le précédent
en achevant sa mue sécuritaire.
Nouvelle idéologie dominante, le
néoconservatisme sert les intérêts des
élites mondialistes en justifiant leurs
projets bellicistes. En revanche,
l’immense majorité n’a rien à gagner
d’une guerre civile et/ou militaire
contre le monde musulman. Loin d’être
l’islamisation, la véritable menace est
celle d’une confrontation avec l’Islam
sur le modèle de la guerre des
civilisations. Le refus de la guerre
sans fin contre le terrorisme, coûteuse
pour les deux camps, trace la seule voie
praticable : renouer avec une conception
tolérante, pacifiée et égalitaire de la
laïcité, œuvrer pour la
réconciliation nationale avec les
populations issues de l’immigration
post-coloniale.
Publié le 22 janvier 2015 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
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