Opinion
La panique morale,
dernière carte d’un gouvernement
en déroute
Nicolas Bourgoin
Vendredi 17 octobre 2014
Abandon-surprise de l’écotaxe, casse de
la politique familiale, cafouillage à
propos de la fermeture de Fessenheim,
sabordage du mouvement des pilotes d’Air
France… le gouvernement de François
Hollande paraît naviguer à vue. Mis sous
pression par Bruxelles et les agences de
notation, il se trouve totalement
incapable d’honorer ses engagements de
campagne. Si sa politique économique et
ses réformes lui ont valu le
satisfecit de l’OCDE, elles ne
peuvent en revanche que susciter
déception et colère parmi ses électeurs
et le condamne à terme à perdre le peu
de légitimité et de crédibilité
politique qui lui restent. Seule
échappatoire : reprendre la main sur les
questions d’ordre intérieur, une
tactique qui a déjà fait ses preuves.
Manuel Valls lui-même l’avait compris il
y a déjà belle lurette : « Pour
l’opinion, la sécurité est le seul sujet
que les politiques sont capables de
traiter. Et il est au coeur de la crise
de confiance que traverse le pays » (Le
Monde, 3 juin 2006). Et pour
redonner un vernis « de gauche » à la
politique de sécurité du gouvernement,
rien ne vaut la bonne vieille lutte
contre l’extrémisme ou l’intégrisme
religieux. Dans le viseur : le voile
islamique, Dieudonné, la quenelle, les
loups solitaires, les gauchistes et les
dissidents, tous déclarés « ennemis de
la République ». La fuite en avant,
c’est maintenant.
La « panique morale » est une
réaction à un danger imaginaire ou
amplifié. Elle surgit quand « une
condition, un événement, une personne ou
un groupe de personnes est montré (par
les élites, la presse ou le peuple)
comme une menace pour les valeurs et les
intérêts d’une société ». Elle met en
présence deux acteurs majeurs : les
« chefs moraux » (moral
entrepreneurs) initiateurs de la
dénonciation et les « démons
populaires » ou « boucs émissaires » (folk
devils), personnes ou groupes de
personnes désignés à la vindicte
collective[1].
Souvent liée à des controverses, elle
est alimentée par une couverture
médiatique intense qui en donne souvent
une image stéréotypée ou grossie et qui
contribue à la faire exister en tant que
problème digne d’attention… et de
préoccupation. L’origine immédiate est
souvent un « fait divers » qui suscite
l’effroi, provoque l’indignation
collective au nom de la norme dominante
et pointe un bouc émissaire individuel
ou collectif. L’événement est non
seulement amplifié par les medias mais
encore présenté comme annonciateur de
répliques ou symptôme d’une tendance
générale. Cette campagne donne le champ
libre aux entrepreneurs de morale qui se
saisissent de cette opportunité et
contribuent ainsi à produire un nouvel
agencement politique. Partant d’un
événement parfois exceptionnel qui sert
de « fenêtre d’opportunité », ce que
Stanley Cohen appelle la « déviance
initiale » (initial deviance),
« la panique morale peut produire des
changements dans les lois, les
politiques publiques ou même dans la
manière dont la société se conçoit ».
Les deux précédents gouvernements ont
puisé sans vergogne dans ce registre
pour justifier leurs réformes
sécuritaires, en particulier dans le
domaine de la justice des mineurs[2].
Un fait divers, une loi de circonstance
est une recette qui a fait ses preuves.
Poursuivie sous la gauche les cibles
changent (extrême droite contre
ultra-gauche), mais la méthode est
similaire.
L’affaire Dieudonné, réplique
aggravée de la croisade morale contre
le lancer de nains, est un bon
exemple de cette mécanique médiatico-politique
dont la finalité ultime est pour le
gouvernement de surmonter une crise de
légitimité en retrouvant un certain
crédit politique. Une fois le
« désordre » fabriqué médiatiquement ou
même matériellement (par exemple
en encourageant les opposants à
manifester), il a ensuite été facile
à Manuel Valls de faire une belle
démonstration de force en mobilisant les
pouvoirs publics contre un homme et ses
adeptes « quenelliers » transformés pour
l’occasion en néo-nazis. C’est l’étape
de « l’inventaire » (inventory)
dans laquelle la cible de la panique
morale devient durablement synonyme de
déviance. L’alchimie médiatique a
transformé un geste équivoque en signe
d’infamie politique – ce qui a nécessité
une bonne dose d’exagération et de
simplification – afin que l’on puisse
user de l’arme pénale contre les
contestataires. Mais rien n’est de trop
pour combattre les ennemis de la
République : « devant cette menace, il
appartient à tous les républicains de
faire bloc et de se rebeller contre
l’infâme » (France 2, 6 février
2014). Et au besoin, changer la loi
puisque le droit existant ne suffisait
pas – la liberté d’expression ayant une
valeur constitutionnelle. Il fallait
« créer les conditions d’une inversion
de la jurisprudence, donc engager une
bataille dans l’opinion », commente
Jean-Jacques Urvoas, président de la
Commission des lois à l’Assemblée
Nationale[3].
Le schéma – croisade morale lancée
par les medias puis entreprise de morale
– est identique à propos des « loups
solitaires », pour la plupart jeunes
issus de l’immigration post-coloniale
auto-radicalisés sur Internet ou formés
au djihad en prison, et décidés
à partir combattre en Syrie. Cette
nouvelle figure de la dangerosité
sociale concentre à elle seule toutes
les peurs : musulmans, fanatisés et
terroristes. Une bonne occasion de
donner un nouveau souffle à la
sempiternelle croisade morale contre
l’ennemi intérieur socio-ethnique adepte
du voile et opposé à la laïcité. La
campagne contre ces nouveaux ennemis de
la République initiée par la fusillade
de Bruxelles en mai 2014 a duré le temps
de justifier
une énième loi antiterroriste, la
seconde promulguée par le gouvernement
socialiste – la précédente avait été
votée dans le sillage de l’affaire Merah.
Années 30 le retour ? Manuel Valls ne
craint pas d’user de la dramatisation :
« Le point commun avec les années 1930,
c’est cet anti-républicanisme et la
détestation violente dans les mots comme
dans les actes de nos valeurs et de nos
principes. […] L’extrême droite
traditionnelle, sa haine de la
République, ce n’est pas nouveau » (France
2, 6 février 2014, cité par
regards.fr, 1er
mars 2014). Pour le ministre de
l’Intérieur, le succès des
manifestations « Jour de colère » est le
signe qu’une droite analogue au « Tea
Party » étasunien prend racine en
France. Et forcément anti-républicaine
puisque opposée à la politique de son
gouvernement et, plus largement, à
l’ordre établi : « une fronde des anti :
anti-élites, anti-État, anti-impôts,
anti-Parlement, anti-journalistes… Mais
aussi et surtout des antisémites, des
racistes, des homophobes… Tout
simplement des antirépublicains[4]« .
La défense de « l’ordre public »
contre une menace en partie fictive, en
tout cas médiatiquement grossie, est un
moyen pour le gouvernement de retrouver
une légitimité de gauche au moment où
celle-ci lui fait cruellement défaut.
C’est cette même mécanique qui avait
conduit à
la dissolution de plusieurs
organisations nationalistes suite au
décès de Clément Méric et à la
blitzkrieg contre les groupes
extrémistes qui s’en était suivie – avec
Manuel Valls en chef de guerre contre le
fascisme (« La dissolution de l’Œuvre
française, le point final d’une aventure
fasciste » titre par exemple Le
Nouvel Observateur du 24 juillet
2013). Fait paradoxal, le « combat
contre le fascisme » sert surtout à
justifier le recul de la liberté
d’expression et de réunion ainsi qu’à
masquer les renoncements de la gauche à
mener une vraie politique progressiste
en matière sociale et pénale. Quant à la
guerre contre le fondamentalisme
musulman, elle a donné lieu à la
promulgation de la loi la plus
liberticide jamais votée, de l’avis de
nombreux juristes. Ou comment porter
atteinte aux droits de l’Homme au nom de
la défense de la République contre la
dangerosité supposée de personnes ou de
groupes de personnes… Cette politique
conduit à creuser le sillon de la
pénalité préventive en créant ce qu’on
pourrait appeler une « présomption de
culpabilité ». Ce faisant, elle
contribue à poursuivre, sous une forme
nouvelle, les régressions sécuritaires
des précédents gouvernements.
[1]
Stanley Cohen,
Folks Devil and
Moral Panics. The creation of the Mods
and Rockers,
Oxford, Martin Robertson, 1972.
[2]
Voir Christine Machiels et David Niget, Protection de
l’enfance et paniques morales,
Yakapa.be,
2012.
[3]
Cité par Emmanuel Ratier,
Le vrai visage de
Manuel Valls,
op.cit.,
p.86.
[4]
« Valls : un climat comparable à celui
des « années 1930″ »,
Le Point,
2 février 2014.
Publié le 18 octobre 2014 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
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