Opinion
La lente mise à mort de la liberté
d’expression
Nicolas Bourgoin
Vendredi 13 février 2015
Jamais un gouvernement n’aura fait
autant reculer les libertés publiques
que celui de Manuel Valls, à croire que
la champ d’action du ministre de
l’Intérieur se réduit à sanctionner
l’expression d’opinions dissidentes.
Chaque affaire médiatique est l’occasion
de nouveaux reculs : affaire Mehra,
affaire Clément Méric, affaire
Dieudonné, fusillade de Bruxelles,
attentat de Charlie Hebdo… autant de
fenêtres d’opportunité pour gagner le
soutien de l’opinion et faire passer des
lois liberticides. Chaque situation de
crise provoque un sentiment d’anxiété
sociale appelant une reprise en main par
l’État : le gouvernement et les médias
dominants sont passés maîtres dans l’art
de manier à dessein ce mouvement d’insécurisation/sécurisation
par lequel ils soumettent l’opinion. On
assiste ainsi à une véritable mutation
du contrôle social : hier l’instrument
du combat contre la délinquance
classique, il est aujourd’hui le moyen
de défendre un ordre qui se veut moral
et républicain mais qui est surtout
identitaire et discriminatoire. Façonner
les consciences et sanctionner les
récalcitrants, voilà pour l’essentiel à
quoi se réduit la politique autoritaire
du gouvernement socialiste. Elle est le
point d’achèvement d’un processus qui
débute au milieu des années 1980 et dont
nous voudrions rappeler ici les grandes
lignes.
A l’origine
de la politique actuelle, le tournant de
la rigueur
On n’a sans doute jamais mesuré
totalement les conséquences du
changement de cap décidé par le
gouvernement Mauroy en mars 1983.
Confronté à une fuite de capitaux, à un
creusement du déficit budgétaire et à
une série d’attaques contre le franc,
François Mitterrand abandonne la
politique de relance par la consommation
qu’il avait suivie jusque là. Son
souhait de maintenir la France dans le
Système Monétaire Européen a eu raison
de ses ambitions réformatrices inspirées
du Programme commun d’union de la
gauche. Suivra alors une politique
sociale-libérale qui montera en
puissance avec la nomination de Laurent
Fabius à Matignon – privatisations,
blocage des salaires, déréglementation
des marchés financiers, orthodoxie
budgétaire et promotion du modèle
entrepreneurial – totalement à rebours
des promesses de campagne du candidat
Mitterrand. Dans leur conversion à
l’économie de marché, les socialistes
ont fait preuve d’un zèle remarquable :
une note de l’Insee de 1990 donne même à
la France la palme européenne du
monétarisme et de la rigueur budgétaire,
devant la Grande-Bretagne de Margaret
Thatcher et l’Allemagne d’Helmut Kohl.
Et deux ans plus tard, le Parti
Socialiste fera logiquement le choix
d’adopter le très libéral traité de
Maastricht.
Hollande
dans les pas de Mitterrand
Entre la justice sociale et
l’intégration européenne, le
gouvernement socialiste de Pierre Mauroy
a choisi et n’est jamais revenu sur cet
engagement lourd de conséquences.
Trois décennies plus tard,
l’histoire se répète. Le cocktail
est identique : intégration européenne à
marche forcée, libéralisme économique et
austérité budgétaire. L’équation aussi :
de quelle légitimité le Parti socialiste
et ses alliés peuvent se prévaloir pour
mettre en oeuvre une politique qui
trahit leurs engagements de campagne et
ne répond en rien aux attentes des
classes populaires ? La réponse est à
l’avenant : éluder la question sociale
en faisant diversion sur les questions
de société. La recette avait bien
fonctionné dans les années 1980 : lutte
contre le racisme et l’antisémitisme,
avec l’appui logistique de SOS Racisme
lancé en 1984, en lieu et place de la
défense du travail contre le capital. Le
combat électoral contre le Front
National devient rapidement le seul
marqueur de gauche d’une politique
totalement acquise aux intérêts du
capital, et d’autant plus aisément
que la démission économique des
socialistes favorise la montée en force
du vote protestataire d’extrême-droite.
Choc des
civilisations contre lutte des classes
Mais pour la période actuelle, le
tableau est légèrement modifié par une
touche supplémentaire : le gouvernement
socialiste a fait sienne la rhétorique
de la « guerre contre le terrorisme »,
héritage des années Bush. L’alignement
complet de la diplomatie française
actuelle sur les intérêts du bloc
américano-sioniste influence aussi sa
politique intérieure. De fait, la
question sociétale rejoint aujourd’hui
la question identitaire : civilisation
judéo-chrétienne d’un côté, Islam
« barbare et conquérant » de l’autre.
Les thèmes fétiches de la gauche –
défense de la laïcité et combat contre
l’antisémitisme, notamment – sont passés
à la moulinette néoconservatrice. La
politique actuelle sort ainsi les
valeurs républicaines du contexte de
l’immigration et des questions
d’intégration qui était le leur dans les
années 80 pour les inscrire dans une
problématique du choc des civilisations
: « Je suis Charlie » (contre la
barbarie islamiste) en lieu et place de
« Touche pas à mon pote ». Mais dans
tous les cas, il s’agit encore de
masquer la question sociale par la
question identitaire : aviver les
tensions communautaires entre français
dits « de souche » et français issus de
l’immigration pour désamorcer la lutte
des classes et tourner le dos à la
justice sociale. Et souvent à grands
renforts de communication : l’union
sacrée face au terrorisme affichée lors
de la mobilisation générale du 11
janvier a relégué au second plan les
antagonismes de classe, servant ainsi
les intérêts des élites politiques et
financières.
Catéchisme
républicain et pénalisation de la
dissidence
Comment obtenir l’adhésion du peuple
à une politique contraire à ses intérêts
? Seule une minorité peut tirer profit
du libéralisme économique et de la
montée en force des tensions
communautaires. L’adhésion spontanée
étant donc exclue, il ne reste que le
conditionnement idéologique et la
pénalisation de la dissidence, deux
recettes qui ont notamment fait leurs
preuves dans le contexte de crise
politique provoquée par la fusillade de
Charlie Hebdo. L’anxiété sociale
alimentée par la couverture médiatique
de l’Islam radical suscite une demande
de sécurité et permet au gouvernement de
mener
sa chasse aux sorcières avec le
soutien de l’opinion. Des dizaines de
procédures judiciaires pour
apologie du terrorisme (qui relèvent
en fait du délit d’opinion) pour un
message posté sur les réseaux sociaux,
pour une parole de trop ou pour un refus
de la minute de silence, visant des
simples citoyens parfois même des
collégiens, n’ont pas suscité la moindre
indignation politique à l’exception
d’associations de défense des droits de
l’Homme dont
Amnesty International qui a pointé
un risque de dérive judiciaire et
d’atteintes graves à la liberté
d’expression.
Politique
d’ordre contre politique de sécurité
Peu actif sur le front de la
délinquance classique – comme en
témoignent les
derniers chiffres de l’ONDRP – le
gouvernement déploie en revanche une
énergie remarquable pour sanctionner les
idées ou les propos qu’il juge
politiquement incorrects. La loi sur la
presse de 1881 a été modifiée à
plusieurs reprises par les socialistes,
déjà en 1990 par la loi Fabius-Gayssot
qui criminalise le négationnisme
historique en faisant d’un délit la
contestation de l’existence des crimes
contre l’humanité tels que définis dans
les statuts du Tribunal militaire de
Nuremberg. La « mère
de toutes les lois mémorielles » a
valu à Vincent Reynouard une
nouvelle condamnation pour une vidéo
postée sur Youtube, cette dernière à
deux ans de prison ferme, soit le double
de la peine encourue pour ce type de
délit. La
jurisprudence Dieudonné, fruit de la
croisade lancée par Manuel Valls contre
l’humoriste, lamine la protection dont
bénéficiait la création artistique
vis-à-vis du pouvoir et rend possible
l’interdiction préventive d’une réunion
ou d’un spectacle pour des motifs
politiques. Last but not least,
la création récente d’un délit
d’apologie du terrorisme par
la loi du 13 novembre 2014 est une
arme (redoutable) de plus dans l’arsenal
contre la liberté d’expression. Réprimer
ceux qui ont le tort d’exprimer des
idées non conformes : la politique du
gouvernement consiste à défendre un
ordre moral au besoin par la contrainte
mais plus généralement par la
persuasion.
Gauche
morale contre gauche de transformation
sociale.
Le catéchisme républicain est tout ce
qu’il reste à une gauche démissionnaire
sur le front économique et social. Mais
le moralisme, une fois déconnecté de
toute réalité matérielle, tourne à vide.
La politique actuelle pousse jusqu’à
l’absurde cette contradiction : d’un
côté
la loi Macron qui achèvera de
démanteler le code du travail et de
dépouiller les salariés de leurs
derniers vestiges de protection sociale,
de l’autre le bourrage de crâne sur les
valeurs républicaines de liberté, de
tolérance et d’égalité chaque jour
démenties dans les faits. Signe de la
fragilité du pouvoir, la propagande
laïciste a atteint des sommets dans le
contexte créé par l’attentat contre
Charlie Hebdo, notamment quand la
ministre de l’Éducation nationale a
évoqué « de
trop nombreux questionnements de la part
des élèves » montrant ainsi les
limites de sa conception de la
démocratie… L’autoritarisme politique et
la négation de l’esprit critique sont
devenus la norme d’un gouvernement ayant
perdu toute crédibilité économique et
sociale et foulant au pied les valeurs
qu’il prétend défendre. Victime
collatérale, la liberté d’expression vit
ses derniers moments.
Voir également : un
entretien à propos de mon dernier
ouvrage « La
République contre les libertés »
Publié le 13 février 2015 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
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