Opinion
Quenelle, le retour !
Nicolas Bourgoin
Jeudi 12 novembre 2015
Le contraste est saisissant et il
résume à lui seul la politique de
sécurité suivie par le gouvernement :
tolérance zéro pour la contestation
politique, tolérance maximale pour la
délinquance contre les personnes et les
biens. Le « message de fermeté » porté
par Manuel Valls lors de sa visite à
Moirans, deux semaines après les
violentes émeutes qui ont agité la
ville, a bien été présent mais pas là où
on l’attendait. Alors que celles-ci
n’ont donné lieu à
aucune interpellation, faisant
pourtant de
lourds dégâts (pas moins d’une
trentaine de voitures incendiées dont
certaines jetées sur les voies SNCF, la
gare ainsi qu’un restaurant dévastés, la
chaussée gravement endommagée) un jeune
homme ayant fait le geste de la quenelle
au Premier ministre lors de son
déplacement a été interpellé peu après
par la gendarmerie. Poursuivi pour
outrage à personne dépositaire de
l’autorité publique, il encourt une
peine de six mois de prison et 7.500
euros d’amende. Dans
un précédent article, nous avions
déjà relevé ce qui semble faire
l’originalité de la politique de
sécurité du gouvernement actuel : une
réduction drastique des libertés
publiques sous couvert de guerre contre
le « terrorisme » – notion bien
élastique qui tend à recouvrir une bonne
partie de la contestation sociale –
s’accompagnant d’une impuissance
manifeste sur le front de la sécurité
des biens et des personnes. Cet épisode
en est la parfaite illustration.
Polysémique et ambigu, le geste de la
quenelle est avant tout un bras
d’honneur contre les élites en tout
genre. Dans le cas présent, son
caractère irrévérencieux est d’ailleurs
revendiqué par l’auteur du geste pour
qui c’est avant tout « un acte
d’opposition politique », a expliqué
Jean-Yves Coquillat, procureur de la
République à Grenoble. Si la
contestation politique reste admise,
elle trouve rapidement ses limites avec
ce bras d’honneur. Une question vient
alors, pourquoi tant de haine ?
Deux ans après l’affaire de la
quenelle, Manuel Valls ressert les
plats. L’acharnement du ministre contre
ce geste ne faiblit pas, en dépit de son
caractère flou. Geste antisystème ou
antisémite ? provocation potache ou
salut nazi maquillé ? Signe de cette
confusion,
une proposition de loi pour
pénaliser la quenelle en l’assimilant à
un geste antisémite n’a jamais été votée
en raison d’obstacles juridiques. Reste
alors la stratégie du contournement :
criminaliser le geste en l’assimilant à
quelque chose d’autre que ce qu’il
prétend être. Affaiblir coûte que coûte
la contestation politique vaut bien un
coup de force juridique… Retour sur
quelques épisodes de la guerre menée par
le pouvoir socialiste contre ce geste
d’insoumission.
La quenelle
fait tache d’huile
A l’origine du psychodrame médiatique
de la « quenelle »,
une lettre de dénonciation : celle
qu’Alain Jakubowicz, président de la
LICRA, adresse au ministre de la Défense
Jean-Yves Le Drian début septembre 2013
pour réagir à une photographie
représentant deux militaires français
faisant le geste de la quenelle devant
une synagogue. Ce terme à l’origine
réservé aux « initiés » adeptes de
Dieudonné –
une marque « quenelle » est même
déposée à l’Institut National de la
Propriété Intellectuelle par Noémie
Montagne, la compagne de l’humoriste –
est rapidement popularisé à la faveur de
ce feuilleton médiatico-juridique.
Pour
Alain Jakubowicz, le sens du geste
est clairement antisémite : il constitue
à la fois « un signe de ralliement à
Dieudonné » et « un salut nazi inversé
signifiant la sodomisation des victimes
de la Shoah ». Pour les avocats de
Dieudonné, il s’agit au contraire d’un «
geste humoristique inventé par Dieudonné
et qui correspond tout simplement à un
bras d’honneur détendu signifiant je
vous ai bien eu ou vous m’avez bien eu,
dans un esprit farce » (Interdit
de rire).
De quoi la
quenelle est-elle le nom ?
Le débat pour définir le sens de la
quenelle, geste antisystème ou
antisémite – voire les deux à la fois –,
reste donc ouvert et il divisera les
adeptes et les contempteurs de Dieudonné
pendant toute la durée de l’affaire. Les
premiers, familiers de ses spectacles et
vidéos, arguant d’une bonne connaissance
de ses codes gestuels et partageant sa
lutte contre le système, les seconds
assimilant ce geste à un signe extérieur
d’antisémitisme de plus. Beaucoup de
quenelliers, comme Dieudonné lui-même,
ne considèrent pas leur geste comme
antisémite mais comme un signe
d’insoumission, un bras d’honneur en
direction des héritiers politiques des
esclavagistes et, plus généralement, des
dominants. La position médiane est tenue
notamment par le président du CRIF,
Roger Cukierman, qui estime qu’il
n’est pas forcément antisémite : c’est
un geste de révolte anarchique contre
l’establishment quand il est fait sur un
lieu qui n’a pas de spécificité juive ;
ou par certains experts juristes, dont
Maître Eolas, pour lesquels le geste
tire sa signification du contexte dans
lequel il est réalisé. Celui-ci indique
l’intention de son auteur, le sens qu’il
entend lui donner.
Pénaliser la
quenelle
Geste équivoque et polysémique – ce
qui interdit d’en conférer un sens a
priori –, la quenelle fait l’objet
d’interprétations divergentes qui
renvoient grosso modo aux
intérêts des différentes parties
concernées. Et l’enjeu est crucial :
s’il est établi que le geste exprime de
manière certaine une forme de
discrimination et de haine à l’égard
d’une communauté, il devient pénalement
sanctionnable. Le cas échéant, c’est une
arme de plus dans l’arsenal juridique
contre Dieudonné et ses adeptes. Manuel
Valls, en guerre contre l’humoriste,
s’en tient à l’interprétation du
président de la LICRA, et pour cause
: il s’agit d’un « geste de haine, geste
antisémite, geste nazi inversé » quel
que soit le contexte. Si le ministre de
l’Intérieur ne fait pas la loi,
séparation des pouvoirs oblige, son avis
(ainsi que celui des membres du
gouvernement socialiste, à l’unisson)
semble lourdement peser dans la balance
: deux mois après cette déclaration,
Nicolas Anelka
avait été condamné pour avoir fait
ce geste publiquement à 100.000 euros
d’amende et à un stage éducatif (assorti
d’une suspension de 5 matchs infligée
par la Fédération anglaise de football
et d’une démission forcée de son club).
La commission de discipline avait donc
tranché : ce geste est antisémite
indépendamment de la signification que
son auteur lui prête. Autres temps,
autres mœurs : en janvier 2013,
un footballeur montpelliérain avait
fait ce geste après avoir marqué un but,
sans s’attirer les foudres des
autorités…
L’assimilation de la quenelle à un
geste antisémite a ouvert la chasse aux
« quenelliers ». Le 13 décembre 2013,
un hacker franco-israélien pirate le
site Internet de la maison de production
de Dieudonné et jette en pâture aux
internautes les coordonnées personnelles
des fans de l’humoriste qui avaient
envoyé une photo d’eux faisant le geste
de la quenelle. La chasse à l’homme
menée par le
webzine JSSNews fut sanglante :
menaces, injures, exclusions
d’établissement scolaire ou
licenciements et parfois même gardes à
vue.
Mais l’arme fatale est juridique. A
l’origine du projet de loi
anti-quenelle, le député (UDI) Meyer
Habib qui veut légiférer pour faire
interdire le geste de la quenelle
qualifié par lui « d’antisémite, nazi et
négationniste ». En janvier 2014, il
dépose une
proposition de loi anti-quenelle
destinée à grossir l’arsenal de la lutte
contre l’incitation à la haine raciale,
et dont l’objectif est de « pénaliser
les gestes et comportements portant
atteinte à l’honneur ou à la
considération de la victime ou d’un
groupe de personnes dont fait partie la
victime à raison de leur appartenance ou
de leur non-appartenance, vraie ou
supposée, à une ethnie, une nation, une
race ou une religion déterminée ». Mais
celle-ci ne verra jamais le jour, en
partie à cause de son flou juridique :
quelles caractéristiques objectives doit
avoir ce geste pour devenir un éventuel
délit ? Comment les déterminer
précisément ? L’un des principes
constitutionnels est justement la
lisibilité de la loi, qui doit être
suffisamment claire pour n’être ignorée
de personne. Mais si cette initiative a
surtout été un coup d’éclat politique,
elle n’est pas restée sans lendemain…
Loi
anti-quenelle, le retour ?
Considérer la quenelle comme un
outrage est une façon indirecte de la
criminaliser et d’intimider par l’arme
pénale une partie de ceux qui s’opposent
radicalement à la politique socialiste.
A l’heure où le gouvernement fait front
contre
une défiance inédite, la tentation
du coup de force est grande. Son
impuissance, volontaire ou non mais en
tout cas manifeste, sur le plan
économique, excepté
pour s’en prendre aux salariés
défendant leur emploi, se double d’une
désertion sur le front de la sécurité
réelle. Manuel Valls a beau
expliquer sa conception personnelle
de l’autorité, elle fait défaut au
gouvernement actuel qui ne peut faire
état d’aucun bilan pour la défendre.
Privé d’autorité, il ne lui reste que
l’autoritarisme.
Le sommaire de Nicolas Bourgoin
Les dernières mises à jour
|