Syrie
Syrie : Au tour des Druzes de
passer
par le fil de l’épée d’Al-Nosra.
Pourquoi ?
Nasser Kandil
Jeudi 18 juin 2015
Avant
propos
Les Druzes
syriens vivent essentiellement dans le
sud de la Syrie à Soueïda, Quneitra, le
Rif de Damas, le Golan occupé, et au
nord-ouest du pays dans la province d’Idleb
où ils sont particulièrement présents
dans 18 villages de la région de Jabal
al-Sumac / Harem. Les Druzes libanais
vivent principalement dans les montagnes
du Chouf.
Début mars
2014, nous résumions la situation des
Druzes de Jabal al-Sumac sous le joug
des takfiristes dans un article
intitulé : « Syrie : Dhimmitude des
Druzes en vue d’une partition
illusoire ? » [1], la ville d’Idleb
n’étant pas encore tombée aux mains
d’Al-Nosra [Branche d’Al-Qaïda
spécialement conçue pour agresser la
Syrie].
Le lecteur
pourra constater que ce qui n’était que
supputations est devenu réalité : Idleb
est tombée le 28 mars 2015 ; selon les
sources, 24 à 40 des ses citoyens druzes
ont été sauvagement massacrés par Al-Nosra
ce 10 juin [2] alors que son
chef, Al-Joulani, avait garanti leur
sécurité lors de son fameux entretien
sur Al-Jazeera dans une stratégie de
normalisation de son organisation, en
tant qu’alternative crédible à Daech ;
et désormais, Soueïda serait menacée du
même sort.
Stupeur et indignation des
« blanchisseurs d’Al-Nosra » dont le
leader druze libanais, Walid Joumblatt,
qui a qualifié la tuerie d’ « incident
isolé » [3], après avoir refusé
d’en « parler » comme d’une organisation
terroriste sur la chaîne libanaise LBC [4].
Depuis, Al-Nosra affirme que des
« éléments isolés » de son organisation
ont participé à ce massacre sans l’aval
de leurs dirigeants et seront
sanctionnés [5], tandis que
les autorités
israéliennes
élaborent des
plans
pour
créer
une zone tampon
dite
« humanitaire » ,
à travers la
frontière
syrienne [6]
destinée à recevoir
les réfugiés
druzes
en danger… [NdT].
Personne ne
peut croire que le massacre des Druzes à
Idleb est un « incident isolé » comme le
prétend Walid Joumblatt. Les événements
et les rencontres sous le manteau, qui
se sont succédé ces derniers jours,
suggèrent qu’il s’agit plutôt d’un
message adressé aux cheikhs et aux
notables de Soueïda, c'est-à-dire les
Druzes de Djebel el-Arab, leur disant :
« Si vous restez neutres et exigez
le retrait de l’Armée arabe syrienne,
nous vous garantissons que Daech et en
tout cas Al-Nosra vous épargneront ».
Une garantie
couverte aussi bien par M. Walid
Joumblatt que par Israël qui oublient
que les Druzes syriens sont
historiquement des défenseurs patriotes
et non des collaborateurs de l’étranger.
Les
Israéliens ont beaucoup joué sur les
minorités de la région. Depuis 1948, ils
sont habités par la conviction que la
légitimité historique de leur entité est
liée à la naissance, autour d’eux,
d’autres entités ethniques,
confessionnelles et sectaires,
semblables à la leur. Un rêve qu’ils ont
essayé de concrétiser à maintes reprises
comme le prouve la correspondance de
Moshe Sharett avec des dirigeants
libanais chrétiens, tels le Président
Camille Chamoun et le Cheikh Pierre
Gemayel, et aussi avec les dirigeants
kurdes dans le nord de l'Irak.
D’ailleurs, le président de la région
autonome du Kurdistan, Massoud Barzani,
a souvent souligné les liens étroits de
son père Mustapha Barzani, le chef
historique du mouvement national kurde
en Irak, avec Israël. À ce sujet, il
suffira de rappeler que quand Massoud
Barzani a annoncé l’organisation d’un
référendum sur l’indépendance du
Kurdistan irakien, il n’a trouvé que
Netanyahou pour le soutenir.
Cependant,
les efforts des dirigeants israéliens se
sont concentrés, sans relâche, sur le
projet de création d’un État druze comme
l’attestent les documents et plans « top
secret » publiés dans l’ouvrage de
l’historien israélien Shimon Avivi, paru
il y a quelques années.
Dans sa
dernière version, cet « État tampon »
serait à cheval sur le Liban et la Syrie
et s’étendrait du Mont Liban [Chouf et
Alay] vers la Bekaa ouest, puis le Golan
et le Jebel el-Druzes en Syrie [Montagne
des Druzes encore appelée Djébel el-Arab].
Pour les Israéliens, si ce projet
réussit, il sécuriserait une partie
importante du front libanais et presque
tout le front syrien, en plus de régler
la question des arabes de 1948.
Selon Shimon
Avivi, c’est dès la guerre de 1948 que
le Bureau du
ministère israélien
des Affaires étrangères du Moyen-Orient
avait suggéré
d’établir une « Région autonome druze »
en Galilée, en travaillant les chefs de
cette communauté, dans le but de
déstabiliser
les régimes
arabes voisins
et d’alléger la pression militaire sur
Tsahal. Le projet fut finalement
rejeté par le ministre des
Affaires étrangères de l’époque,
Moshe
Sharett,
et par le Premier
ministre David
Ben-Gourion
pour coûts exhaustifs. Mais c’est de là
qu’est venue l’idée du statut militaire
spécial des Druzes de Galilée.
Le projet
d’un « État druze » n’a été avancé
qu’après la guerre de 1967 par Yigal
Allon [ministre de l’intégration des
immigrés et vice-premier ministre], qui
en a convaincu Levy Echkol [troisième
premier ministre d’Israël de 1963
jusqu’à sa mort en 1969].
Ainsi, Shimon
Avivi publie un document adressé par
Allon à Eshkol, en Août 1967, concernant
une proposition visant à établir un état
tampon druze entre Israël et la Syrie.
Il écrit : « À l’exception de brèves
périodes, des tensions existent entre
les chefs druzes et Damas. Récemment,
ces tensions ont atteint un nouveau
sommet en rapport avec leurs
particularités culturelles,
démographiques et géographiques. Ils
peuvent se rebeller contre Damas afin
d’établir leur propre état souverain ».
Il a même précisé les contours de cet
état qui devait aller du Djebel au
plateau du Golan, en Galilée, puis vers
des parties de terres situées au sud du
Litani au Liban ; ajoutant qu’il fallait
lui accorder une assistance militaire,
financière et politique, contre sa
reconnaissance de l’existence et de la
légitimité de l’État d’Israël.
Trois jours
après, Levi Eshkol lui répondait que
cette question avait été prise en
considération et qu’elle allait aussitôt
être soumise aux officiers de l’armée
israélienne ainsi qu’à certains chefs
druzes locaux restés au Golan occupé
depuis la guerre de 1967.
Mais la
chance a voulu qu’un Syrien druze
patriote se mette au travers de ce
projet : le Cheikh Kamal kanj du village
de Majdal Shams dans les hauteurs du
Golan. Sollicité pour concrétiser le
projet, il fit croire aux officiers du
Renseignement israélien qu’il devait
consulter les dignitaires druzes
libanais et en profita pour passer le
message au Président égyptien Jamal
Abdel-Nassar, au ministre syrien de la
Défense de l’époque, Hafez al-Assad, et
à Kamal joumblatt [père de Walid
Joumblatt et fondateur du Parti
socialiste progressiste ou PSP]… Il a
été condamné pour espionnage à la prison
à vie… [7].
Parallèlement, les États-Unis étudiaient
plusieurs projets géopolitiques et la
révision des frontières dessinées par
Sykes-Picot au début du siècle dernier,
dont celui de l’historien Bernard Lewis
[8] fondé sur la transformation
du « monde musulman » par la création de
30 entités politiques nouvelles sur des
bases ethniques et confessionnelles avec
déjà, la fragmentation de l’Irak en
trois mini-états, chiite, sunnite et
kurde.
Ce projet a
été analysé en profondeur lors d’une
réunion de l’OTAN à Francfort en 2010,
en présence d’une sorte de « Comité des
sages » présidé par Madeleine Albright.
Il s’agissait, entre autres, de
s’entendre sur la façon de gérer ce
Moyen-Orient dont les frontières
actuelles, selon Lewis, ne répondaient
pas à leurs intérêts du fait de
l’émergence d’États nationaux résistant
à leur hégémonie, comme l’Irak par le
passé et comme la Syrie et l’Algérie
actuellement. Alors, en avant les
partitions et tant pis pour les dégâts
en matière de tragédies humaines et de
déplacement des populations.
Henry Kissinger, membre de ce comité,
avait objecté que ce plan reviendrait à
la création de plusieurs micro-États
chiites et alaouites sur la côte
méditerranéenne et sur la côte du Golfe
arabo-persique, tous dépendant de
l’Iran ; ce qui était franchement
contraire au but recherché.
En effet, la création d’un état kurde
au nord de l’Irak et d’un état alaouite
sur la côte syrienne, mènerait à la
partition de la Turquie, étant donné
qu’elle compte environ 17 millions de
Kurdes qui réclameront leur état à l’est
de son territoire, et presque autant
d’Alaouites qui réclameront le leur au
sud-ouest.
De même, la création d’un état chiite
au sud de l’Irak mènerait à la partition
de l’Arabie saoudite avec des
micro-états chiites sur la côte est du
Golfe arabo-persique.
Résultat : la côte méditerranéenne,
du sud du Liban jusqu’à la Turquie, et
les zones pétrolifères, à l’est et à
l’ouest du Golfe arabo-persique, se
retrouveraient au sein d’une alliance
dirigée par l’Iran. Le plan de Lewis est
rejeté.
En revanche, Kissinger a proposé une
nouvelle théorie qui consiste à jouer
sur les cordes démographiques et les
tensions confessionnelles pour disloquer
les sociétés locales et affaiblir les
États, sans pour autant aller jusqu’aux
partitions.
Une théorie que je résumerai en
l’application d’une triade : Noyaux
forts / États faibles / Frontières
perméables
En pratique, cela revient à
déstabiliser
l'unité et la
cohésion des États nationaux de
la région, et de leurs frontières
communes, en poussant à ce que les
structures de ces États restent debout
mais vidées de leur pouvoir, au profit
d’ « autorités de fait accompli »
s’appuyant sur des noyaux confessionnels
forts et sectaires. Ce n’est qu’une fois
que ces autorités de fait accompli se
seront installées dans la durée que l’on
pourra vérifier les cartes des
partitions envisagées, les réchauffer ou
les mettre au placard.
C’est sans doute une expérience tirée
de la guerre civile libanaise où le vrai
pouvoir était aux mains des milices
armées, et c’est ce que l’on observe en
Irak [État faible] avec le Kurdistan
[noyau fort] et Daech [frontières
perméables].
À mon avis, c’est aussi cette théorie
qui est aujourd’hui appliquée par les
Israéliens dans le cas des Druzes et de
Soueïda, faute d’avoir réussi à établir
leur « ceinture de sécurité » devant la
défense commune de l’Armée arabe
syrienne et du Hezbollah face à Daech et
Al-Nosra. Et c’est ce qui explique que
Walid Joumblatt, Saad Hariri, l’Arabie
saoudite et la France s’évertuent à
blanchir Al-Nosra.
En effet, les Israéliens n’ont pas
les moyens politiques, militaires et
stratégiques, pour mettre à exécution
leur plan de création d’un État druze.
En revanche, ils ont une grande
influence ; d’une part, sur Al-Nosra qui
constitue la force armée contre l’État
syrien sur les deux fronts du Golan et
de la Jordanie ; d’autre part, sur des
dirigeants druzes ouvertement hostiles à
la Syrie avec à leur tête le chef du
Parti socialiste progressiste [PSP], M.
Walid Joumblatt.
Par conséquent, si les Druzes de
Soueïda se désolidarisaient de l’État
syrien, cela créerait un vide rapidement
comblé par Al-Nosra. Automatiquement, la
région druze et les régions voisines du
Liban et de la Syrie, déjà envahies par
Al-Nosra, seraient sous le parapluie de
la sécurité israélienne.
Avec le temps, on arriverait à une
situation de fait accompli où « le noyau
fort » serait cette entité mixte de
Druzes et de sunnites, à cheval sur la
Syrie et le Liban, et même sur la
Palestine, puisque dans certains
territoires occupés depuis 1948
coexistent des Druzes et des mouvements
islamistes acquis aux idées d’Al-Qaïda.
Tel est le projet en cours
d’application dans le sud de la Syrie.
Le message du massacre des Druzes sera
probablement suivi d’autres messages du
même ordre. Il est plus que temps que
tous les civils se mobilisent contre le
fléau Daech / Al-Nosra, car les noyaux
forts ont pour seule mission d’appeler à
la « neutralité ».
Nasser Kandil
15/06/2015
Sources :
Émission « 60 minutes avec Nasser Kandil »
[3ème partie]
https://m.youtube.com/watch?feature=youtu.be&v=IpjJsO1C6RI
Transcription et traduction par
Mouna Alno-Nakhal
Notes :
[1] Syrie : Dhimmitude des
Druzes en vue d’une partition illusoire
?
http://www.mondialisation.ca/syrie-dhimmitude-des-druzes-en-vue-dune-partition-illusoire/5371840
[2] Al-Qaeda
fighters in Syria 'massacre' Druze
villagers
http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/syria/11667731/Al-Qaeda-fighters-in-Syria-massacre-Druze-villagers.html
[3] Joumblatt : Non à
l’agitation, oui à la stabilité
http://www.lorientlejour.com/article/929518/joumblatt-non-a-lagitation-oui-a-la-stabilite.html
[4] Vidéo : Walid Joumblatt
refuse de qualifier Al-Nosra
d’organisation terroriste, lui souhaite
la bienvenue, et légitime le sang versé
de ceux qui se battent aux côtés du
régime syrien
https://www.facebook.com/video.php?v=920405131315840&fref=nf
[5]Tuerie d'Idlib : al-Nosra
veut sanctionner les coupables
http://www.lorientlejour.com/article/929569/tuerie-didlib-al-nosra-regrette-veut-sanctionner-les-coupables.html
[6] Israël veut créer une zone
tampon humanitaire pour recevoir les
Druzes syriens
http://coolamnews.com/israel-veut-creer-une-zone-tampon-humanitaire-pour-recevoir-les-druzes-syriens/
[7] The
Palestinian state of Ishmael, as
envisioned by Rehavam Ze’evi
http://www.haaretz.com/weekend/magazine/the-palestinian-state-of-ishmael-as-envisioned-by-rehavam-ze-evi-1.319271
[8] L’historien Bernard Lewis,
le « Printemps Arabe » et les nouveaux
assassins.
http://www.mondialisation.ca/lhistorien-bernard-lewis-le-printemps-arabe-et-les-nouveaux-assassins/5402894
Monsieur Nasser Kandil
est libanais, ancien député, Directeur
de TopNews-nasser-kandil, et Rédacteur
en chef du quotidien libanais Al-Binaa.
Le sommaire de Mouna Alna-Nakhal
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