Monde
Élections « syriennes » en
Turquie :
victoire de Recep et défaite
d’Erdogan…
Naram Sargon
Jeudi 5 novembre 2015
Pas
d’erreur, c’est bien le titre original
de l’article de Naram Sargon, pseudonyme
de l’un des citoyens syriens les plus
lus depuis le début de la Guerre contre
la Syrie. En février 2012, nous avions
traduit l’un de ses articles rédigé le
lendemain des premiers attentats
terroristes à Alep [1]. Il
écrivait :
« L’esprit occidental n’accepte pas
l’échec de son projet en Syrie car sa
défaite ici sera finale, et ceci
particulièrement parce que l’élément
russe en est le facteur critique… son
projet promettant d’arrêter le temps
devant les avancées chinoises et russes
est lié à la destruction de l’ensemble
du Moyen-Orient et porté par l’Islam
djihadiste qu’il a lancé vers
l’Extrême-Orient telle une barrière
psychologique et humaine, pour contrer
ses puissances émergentes. L’occident ne
sera donc protégé que par le Jihad
islamique qui l’a déjà sauvé dans
chacune des ruelles d’Afghanistan, aussi
bien que dans toutes les ruelles de feu
Mouammar Kadhafi… Le cœur du projet
réside dans la mise en avant des Frères
musulmans et des courants religieux
salafistes qui travailleront comme un
fidèle et loyal serviteur, ou comme le
tigre du cirque… faisant face au dragon
jaune et à l’ours russe ».
Aujourd’hui, parmi les dizaines
d’articles parus au lendemain des
élections législatives turques
anticipées, du 1er novembre
2015, dont les résultats ont surpris
tous les analystes régionaux sans
exception, même en Turquie, nous avons
choisi de traduire le sien, non par
irrespect de la volonté du peuple turc,
mais dans l’espoir que malgré sa peur,
et son souci de stabilité coûte que
coûte, il ne ferme plus les yeux sur les
atrocités que « Recep Erdogan », et ses
alliés, ont commis et continuent de
commettre contre le peuple syrien,
notamment contre les gens d’Alep et sa
région, au point qu’ils ne craignent
plus la mort et n’oublieront plus comme
par le passé… [NdT].
Abstraction
faite de ce que nous aurions souhaité,
nous devons regarder les élections
turques avec discernement sans tomber
dans le piège tendu par l’ennemi ou
adopter ses théories et hypothèses, car
celui qui ne comprend pas la philosophie
de la guerre contre la Syrie ne pourra
pas comprendre le résultat des élections
turques ; une philosophie basée sur le
rôle vital de la Turquie qui fait qu’une
défection de sa part entraînerait une
modification fondamentale du cours des
événements.
C’est
pourquoi ces dernières élections ne
furent pas internes à la Turquie, si
l’on peut dire ainsi, mais des élections
entre ceux qui s’affrontent dans notre
région, à l'intérieur de la Turquie,
pour modifier son rôle dans la guerre en
Syrie.
Autrement
dit, les belligérants qui bataillent en
territoire syrien ont mené une guerre
électorale en territoire turc, parce que
ces élections auront une forte incidence
sur le sort de l'opposition syrienne, le
devenir du projet islamiste, et le cours
de la guerre qui décidera probablement
de la facilité ou de la difficulté des
« négociations de Vienne » intéressant
l'Occident, l'OTAN, les Israéliens, les
Saoudiens, les Russes, les Iraniens…
Dans ces
élections, les opposants à Erdogan
étaient le Parti républicain du peuple [CHP],
le Parti démocratique du peuple [HDP]
et quelques autres dont les orientations
vont dans le sens de la Syrie, de son
axe et de ses alliés, alors que Erdogan
et son parti islamiste [AKP :
Parti de la justice et du développement]
correspondent à celles des États-Unis,
de l'Arabie Saoudite, d’Israël et de
l'Alliance islamo-occidentale.
En réalité,
les joutes oratoires à propos des
questions nationales ont essentiellement
tourné autour de la guerre en Syrie,
même si personne ne le reconnaît. Ceci,
parce que la défaite militaire des
islamistes en Syrie et leur recul
politique en Turquie conduiraient à leur
relégation au sein de partis
complémentaires transformés en
décorations démocratiques ou en ombres
froides au sein d’un long hiver.
Ce qui
mettrait fin à l’étape islamiste dans
notre région par la rupture du maillon
turc du prétendu printemps arabe et, du
même coup, baisserait les ambitions de
l'Occident sur les tables des
négociations. Sans oublier qu’une
victoire syrienne pèserait lourdement
sur la situation interne en Turquie, qui
devra faire face au djihadisme islamiste
vaincu ayant rejoint son territoire
comme ultime refuge, en plus de la
question kurde, de la crise économique
consécutive aux crises régionales
auxquelles elle a largement contribué,
de l’insécurité et de l’instabilité qui
s’aggravent avec la prolongation de la
guerre en Syrie.
Voilà
pourquoi les Saoudiens sont ouvertement
entrés sur la ligne de tout le poids de
leurs pétrodollars, discrètement
accompagnés par les visiteurs israéliens
de l’AIPAC [American Israel Public
Affairs Committee] experts dans
l’art du sondage et de l’orientation
politique des blocs électoraux.
En effet, les
planificateurs de la campagne électorale
ont usé des mêmes astuces et
intimidations pratiquées par les
néoconservateurs lors de la deuxième
campagne présidentielle de George W.
Bush en 2004, où un message de menaces
d’Oussama Ben Laden a soudainement
surgi, sommant les Américains de ne pas
voter pour Bush « sinon la guerre
continuera », pour justement le
maintenir en selle, la sécurité
nationale étant à ce prix […].
Message qui
s’est révélé avoir aidé les Républicains
à gagner ces élections, malgré le
scandale des mensonges avérés de Bush
accusant l’Irak de Saddam Hussein
d’entretenir des liens étroits avec le
réseau terroriste Al-Qaïda et de menacer
la sécurité des États-Unis par ses
« armes de destruction massive » [2],
malgré la profonde confusion au sujet de
la légalité de la guerre en Irak, et
malgré le traumatisme et les
interrogations d’une opinion publique
américaine devant l’arrivée des premiers
cercueils de soldats morts en Irak.
Cette
deuxième campagne menée par Karl Rove [3],
surnommé le « cerveau de Bush », axée
sur la peur et le défi, s’est soldée par
la défaite de John Kerry et la victoire
de Bush réélu pour un second mandat,
avec pour résultat l’assaut de Falloujah
qui fut néanmoins sa dernière guerre
[…].
Ceci, parce
que les débats et controverses durant
cette campagne ont clairement démontré
que la moitié du peuple américain ne
voulait pas de la guerre. Autrement dit,
Bush a gagné les élections mais son
projet impérialiste en Irak a pris fin à
l’instant même où il été déclaré
vainqueur. D’où sa guerre contre le
Liban en 2006, par l’intermédiaire
d’Israël, sans oser se mouiller
directement […]
Et c’est là
où la campagne pour les élections
turques du 1er novembre 2015
peut être comparée à celle de l’élection
de George W. Bush en 2004, les
similitudes étant surprenantes :
-
Les deux
campagnes se sont déroulées en période
de guerre.
-
Les deux États
ont des projets fous, celui des
néoconservateurs aux USA, celui des
néo-ottomans en Turquie.
-
Le Parti
républicain de Bush et l’AKP d’Erdogan
ont connu des tensions électorales suite
aux controverses populaires quand à
leurs logiques de guerre et à leurs
conséquences.
-
Bush et Erdogan
ont fini par gagner à la faveur de la
peur qu’ils ont nourrie.
-
Les deux guerres
sont menées contre la Syrie et l’Iran.
-
Les deux guerres
sont menées par les mêmes « joueurs ».
-
Le président
syrien Bachar al-Assad a fait face à la
guerre de Bush comme il fait face à la
guerre d’Erdogan […].
Si Erdogan a
gagné ces élections c’est parce que les
Saoudiens, les Étatsuniens et les
Israéliens veulent qu’à ce stade il
reste au pouvoir, non pour mener une
agression directe ou une invasion de la
Syrie, ce qui est devenu pratiquement
impossible, mais pour la poursuite de
leurs guerres par procuration grâce à
Daech et aux divers groupes islamistes
qu’ils manipulent comme c’est désormais
notoirement connu et reconnu.
En d’autres
termes, Erdogan doit rester une menace
permanente pour le pouvoir égyptien au
cas où il progresserait encore plus loin
dans ses relations avec la Russie, et
rester un pilier de l'opposition
syrienne qui pourra se sentir soutenue
moralement par l’AKP lors des futures
négociations, tout comme il est attendu
pour faire obstacle à la libération
d'Alep par son soutien illimité aux
groupes armés qui l’assaillent sans
répit.
L'argent des
Saoudiens et des Pays du Golfe a donc
ouvertement coulé à flots pour soutenir
son parti, et diverses sources
rapportent que Karl Rove, ou l’un de ses
assistants, a discrètement visité la
Turquie à maintes reprises ces derniers
mois, tous frais payés par les
Saoudiens. Et, il se trouve que là aussi
nous avons assisté à une division claire
et nette de l’électorat turc, une moitié
voyant en Erdogan sa planche de salut et
la renaissance de la gloire ottomane,
l’autre moitié le voyant comme une
source d’inquiétude depuis la reprise de
la guerre contre les Kurdes et les
menaces de Daech ; une inquiétude qui a
atteint son apogée lors des attentats de
Suruç [5] et d’Ankara [6].
Erdogan a
donc gagné et l’allégresse de ses
partisans est à son comble. Mais Erdogan
sait parfaitement qu’il n’est plus
l’homme fort d’avant les évènements de
ces quatre dernières années et que sa
victoire électorale n’est pas un blanc
seing pour foncer dans des aventures
militaires, tout comme Georges W. Buch
en son temps. Il sait aussi qu’il doit
sa survie politique à l’argent des
Saoudiens et à l’expertise des visiteurs
de l’AIPAC qui pourraient le pousser à
régler ses factures en trahissant ses
électeurs […].
Quoi qu’il en
soit, il est désormais confronté aux
Forces aériennes russes qui le menottent
au Sud de son pays et dont les frappes
se sont révélées efficaces contre la
prétendue opposition syrienne armée
qu’il soutient, mais qui ne pourrait
gagner la bataille d’Alep que s’il
engage ouvertement son armée, ce qui
déboucherait sur une confrontation
terrestre directe entre l’armée turque
et l’armée syrienne, lesquelles voudront
gagner cette bataille à n’importe quel
prix.
Dans ces
conditions, la bataille d’Alep sera
difficile étant donné qu’il est
pratiquement certain que l’OTAN
n’entrera pas en guerre contre la Russie
pour la Turquie, usant de tous les
prétextes possibles pour rester à
distance tant que la Russie n’envahit
pas la Turquie, se contentant tout au
plus de lui fournir une assistance
technique généreuse. Et si jamais
Erdogan franchissait le pas, poussé par
l’ivresse des vainqueurs, l’exacerbation
de la peur qui l’a amené à la victoire,
scindant le pays en deux moitiés égales
sans aucune grisaille intermédiaire, ne
pourra pas être contenue comme ce fût le
cas aux USA après la victoire de Bush,
faute d’institutions aussi géantes et
habiles dans le contrôle des émotions et
des rivalités.
Aventure
risquée ou pas, il n’en demeure pas
moins que Erdogan n’est pas dans une
situation enviable. Il est dans une
république divisée où les contradictions
déclenchées par la guerre contre la
Syrie ne sont pas de nature à se
résorber d’elles-mêmes : aggravation de
la question politique des Kurdes de
Turquie qui ne se calmera pas,
entraînant dans son sillage le PKK
[Parti des travailleurs
du Kurdistan] ; montée du
confessionnalisme politique ; montée du
sunnisme politique et bien d’autres
problèmes qui ne pourront être réglés
qu’en acceptant de cher payer.
Par
conséquent, ces élections turques qui
ont déçu les espoirs de certains Syriens
devraient être vues dans leur vrai
contexte. Les opposants qui les ont lues
comme une victoire anticipée de la
Turquie erdoganienne en Syrie, jusqu’à
adopter la monnaie turque dans certaines
régions du nord sous leur contrôle, sont
des lecteurs trop naïfs et excessivement
optimistes. Ils feraient mieux de
remettre cette lecture à la bataille
d'Alep, au cas où Erdogan se risquerait
à commettre une telle erreur de calcul.
Alors, ils pourront constater la vraie
défaite de l’AKP, voire le vrai chaos en
Turquie, par la faute de la pensée
erdoganienne et du vrai parti du chaos.
Ils
comprendront que la Turquie tout comme
Erdogan sont atteints par un
dédoublement de la personnalité, ce qui
se traduirait le mieux par la phrase
suivante : « Recep a gagné les
élections, mais Erdogan a perdu le
projet de la Turquie ottomane ».
Naram
Sargon
3/11/2015
Source :
Syria Now
http://www.jpnews-sy.com/ar/news.php?id=94663
https://www.facebook.com/naram.sargon/posts/932548403459567:0
Traduction
de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Notes :
[1] Syrie : Les joueurs
impénitents
http://www.mondialisation.ca/syrie-les-joueurs-imp-nitents/29338
[2] Armes
d’intoxication massive Mensonges d’Etat
/ Juillet 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/RAMONET/10193
[3] Elections américaines :
Karl Rove, dernière chance de Bush ?
http://www.wat.tv/video/elections-americaines-karl-1dshx_2exyh_.html
[4] Ben Laden, secret de famille de
l'Amérique
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/09/ben-laden-secret-de-famille-de-l-amerique_1569567_3232.html
[5] Turquie: L'attentat de
Suruç punit à la fois les Kurdes et
l'Etat turc / 20 juillet 2015
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/turquie-l-attentat-de-suruc-punit-a-la-fois-les-kurdes-et-l-etat-turc_1700353.html
[6] L’attentat d’Ankara jette
une ombre sur les prochaines
législatives en Turquie / 10 octobre
2015
http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/10/10/l-attentat-d-ankara-jette-une-ombre-sur-les-prochaines-legislatives-en-turquie_4787017_3214.html
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