La chronique du
Tocard
Nous les Juifs, on a rien demandé
Nadir Dendoune
© Nadir
Dendoune
Mardi 15 mars 2016
Maman a
eu 80 ans. Un âge où il ne faut surtout
pas la contrarier. Elle m’oblige
désormais à passer la voir plusieurs
fois dans la semaine sinon sa tension
artérielle atteint l’Everest en quelques
minutes. Alors, je m’exécute.
Jeudi
dernier, elle a insisté, alors que
j’étais en retard pour aller au
tribunal, pour que je goûte sa
formidable tarte aux pommes qu’elle
avait préparé le matin même et qui
sortait tout juste du four.
En
plat principal, j’avais eu droit à ses «
Tasbanes », magnifique plat kabyle : des
boulettes de semoule qu’elle parfume à
la menthe. L’horloge était aussi
nerveuse que moi et j’ai dit « Maman,
faut que je parte ». Elle m’a dit «
Sussume (Tais-toi) et mange ». J’ai fini
le bout de la tarte aux pommes.
En
arrivant à la gare de Saint-Denis, le
RER venait de me filer sous le pif.
Merde. La journée de merde. Il était
déjà 13h45. L’audience avait démarré il
y a 15 minutes.
J’allais couvrir pour Le Courrier de
l’Atlas un procès de la plus haute
importance : l’histoire malheureuse de
ces deux Gnoules qui avaient été
sauvagement agressés en 2009 à Paris, à
coups de barres de fer, de casques de
moto, de matraques, alors qu’ils
assistaient à un spectacle pour lever
des fonds pour les enfants de Gaza, par
des membres de la Ligue de Défense
juive, un groupuscule de mecs au QI
tellement étroit qu’ils utilisent la
violence pour débattre.
Habitué des tribunaux, j’avais peur
qu’il n’y ait plus de place pour
assister aux débats. Il y a toujours
beaucoup de monde, y compris énormément
de journalistes pour ce genre d’affaires
où le mobile raciste est clairement
établi.
En
sortant du métro Cité, j’ai pris un
risque et j’ai couru. En 2016, un barbu
basané qui court dans les rues de Paris
peut se faire tirer dessus par la
police. Devant la 10ème chambre
correctionnelle de Paris, où se
déroulait le procès, il y avait deux
gendarmes. « Bonjour, je suis
journaliste », en montrant ma carte de
presse. Je dois toujours montrer patte
blanche: j'ai pas le profil type.
Je
rentre dans la salle. J’ai dû me tromper
: il n’y a quasiment personne. Je
ressors. « Le procès des membres de la
Ligue de Défense Juive a bien lieu ici ?
», je demande très poliment. « Oui,
c’est bien là », répond d'un ton sec le
gendarme.
A
l'intérieur, seuls trois accusés sont
jugés alors que les agresseurs n’étaient
pas loin d’une vingtaine. Deux des
complices sont partis se réfugier en
Israël : aucun mandat d’arrêt n’a été
demandé à leur encontre.
Sur le
banc des journalistes, je suis seul. Je
retire même mes pompes et m’étire les
jambes. Le confort pour travailler mais
j’aurais préféré être à l’étroit.
Quelques étudiants, accompagnés de leur
professeur, sont présents mais ils ont
choisi ce procès par hasard, et surtout
parce qu’il y avait de la place pour
tous… A part eux, personne.
Mes
confrères ne sont pas venus. Pourtant,
ils savaient. Dans les grandes
rédactions, il y a des « spécialistes
Justice » qui connaissent toutes les
affaires. Surtout celles-ci. Les plus
"sensibles". Mes confrères sont
régulièrement mis au courant. Ils
savaient et ils ne sont pas venus.
Une
bande de Gnoules qui aurait agressé un
Juif, Manuel Valls, qui n’est pas
journaliste se serait déplacé. Une bande
de Gnoules qui aurait agressé un Juif,
BFM et I-Télé auraient fait des directs
toutes les 10 minutes. Une bande de
Gnoules qui aurait agressé un Juif, CNN
et The Guardian auraient envoyé leurs
correspondants parisiens. Une bande de
Gnoules qui aurait agressé un Juif,
plusieurs quotidiens auraient fait leur
"une" le lendemain sur cette affaire. Et
ils auraient eu raison.
J’étais le seul journaliste et j’ai
suivi les débats jusqu’à leur terme. Il
était 22h quand le président a levé
l’audience.
Avant
de rentrer à la maison, j’ai marché le
long de la Seine. C’est beau Paris la
nuit. Un couple d’amoureux s’est arrêté
sur un pont et ils se sont embrassés.
J'étais nostalgique et j'ai pensé à une
nana avec qui c'est compliqué les
sentiments.
J’ai continué mon chemin. Je marchais en
pensant à cette journée. Et je me suis
mis à pleurer. Le con. Je pleurais de
dégoût, de rage, en pensant à tous ces
journalistes de salon, ces couilles
molles.
Le
lendemain matin, autour de mon café,
j’ai écrit mon papier. Qui a tourné. Et
bien tourné. Des centaines de milliers
de vue et autant de partages. Aucun
mérite : la loi de l’offre et de la
demande. C’était le seul article qui
revenait sur ce procès, ce simulacre de
procès, où la procureure générale a
demandé des peines de prison tellement
ridicules qu’il vaut mieux ne pas les
évoquer.
Des
sites racistes, clairement « antisémites
», qui instrumentalisent tout ce qui
touche aux Juifs, ont relayé mon
article. Wow, la chance ! S’ils
pouvaient s’abstenir à l’avenir. Mais
mes écrits ne m’appartiennent pas. Ils
ont trouvé surprenant qu’aucun autre
média n’ait fait état de ce procès.
Ils
disent : « C’est parce que les
agresseurs sont juifs que les
journalistes ne se sont pas déplacés ».
Ils disent aussi : « La justice a mis 7
ans pour juger ces criminels. Ils ont
mis autant de temps parce que les
agresseurs sont juifs ».
Qu'est-ce que vous voulez que je réponde
à ça ? C'est factuel. En général la
justice met en moyenne 3 ans pour juger
ce genre d'affaires.
Le
lendemain, j'allais toujours mal, alors
j'ai appelé une amie. Une super pote que
je connais depuis 30 ans. On a parlé de
tout, de rien et de mon article. Elle
m'écoutait, j'étais remonté à bloc
contre la différence du traitement
médiatique entre les Gnoules et les
Juifs.
Elle a
fini par me dire : "Tu sais chou, nous
les Juifs, on a rien demandé."
Nadir Dendoune
Publié le 19 mars 2016
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