Tunisie
En Tunisie, un peuple démoralisé,
une jeunesse révoltée et des élites
paralysées
Moncef Djaziri
Manifestation à Tebourba, le 9 janvier
2018. Fethi Belaid/AFP
Vendredi 19 janvier 2018
En Tunisie, un peuple démoralisé, une
jeunesse révoltée et des élites
paralysées : un diagnostic réaliste vaut
mieux qu’un traitement euphorisant aux
effets pervers (le rapport annuel pour
2018 sur la liberté de
Freedom House classe la Tunisie
comme seul pays arabe libre).
Mais au moment où les Tunisiens et les
Tunisiennes « fêtent » le 7e anniversaire,
de ce qu’il est convenu d’appeler la
« révolution du Jasmin », le réalisme
oblige à dire que le peuple est
démoralisé, sa jeunesse révoltée et ses
élites semblent paralysées et
impuissantes à endiguer le sentiment de
déclin du pays.
Des jeunes
démoralisés et désespérés
Les signes de
démoralisation sont multiples. Ce sont
d’abord
ces séries de suicides, souvent par
pendaison, mais aussi par immolation,
que la Tunisie a connues depuis 2011 et
qui ont peu de rapport avec les suicides
sporadiques du passé.
Les statistiques de 2015 de l’Institut
national de la santé montrent ainsi
que 58,63 % des suicides l’ont été par
pendaison et 15,89 % par immolation.
L’année 2017 a même vu une
augmentation du nombre de ces suicides
et la
banalisation des immolations.
C’est également
l’augmentation inquiétante de la prise
de médicaments anxiolytiques et
anti-dépresseurs et de la consommation
des produits licites et illicites. Après
la « révolution », la consommation de
drogues a connu un
pic inquiétant chez les jeunes,
surtout dans les quartiers populaires.
Selon une enquête
officielle réalisée en octobre 2017 par
l’Association tunisienne de la médecine
des toxicomanies, en collaboration avec
l’Institut national de la Santé (INS) et
du Groupe Pompidou du Conseil de
l’Europe, 31 % des 7400 lycéennes et
lycéens de 15 à 17 ans interrogés
auraient consommé des produits
stupéfiants de toutes sortes : colle,
psychotropes, Subutex, cannabis,
cocaïne, ecstasy. Lors de la première
enquête sur la consommation des
stupéfiants en milieu scolaire, menée en
2013, ils n’étaient que 25 %.
Quel que soit le
jugement qu’on peut avoir sur les
sondages, ils témoignent d’un profond
désenchantement. Déjà en automne 2013,
un
Baromètre comparatif établi par l’UE
montrait que 51 % des Tunisiens
n’étaient pas satisfaits de la vie
qu’ils menaient, 77 % pensaient que les
choses seraient encore pires à l’avenir
et 72 % n’étaient pas satisfaits du
fonctionnement des institutions.
Crise d’identité
La détérioration
des conditions économiques et sociales
du plus grand nombre n’est pas étrangère
à la démoralisation actuelle. Cette
détérioration se traduit par l’inflation
galopante qui touche les produits de
première nécessité (avec une
augmentation en 2017 de 48 % des huiles
de cuisine, de 200 % du concentré de
tomate ou l’huile denrée indispensable
dans la cuisine tunisienne), le chômage
des jeunes et des universitaires en
particulier.
Selon une étude de l’Organisation
internationale du travail (OIT) à la
fin de l’année 2016, plus de 35 % des
jeunes Tunisiens étaient au chômage –
chiffre qui se situe aujourd’hui autour
de 40 % et plus élevé encore pour les
femmes. À cela il faut ajouter la
régression de la classe moyenne, la
montée de l’insécurité et le terrorisme
islamiste.
Ces facteurs
socio-économiques ne peuvent, à eux
seuls, expliquer la situation actuelle.
Il y a également l’absence d’espoir et
l’incapacité à entrevoir un avenir
positif. Mais, surtout, il y a l’image
de la représentation de soi des
Tunisiens et des Tunisiennes qui est
aujourd’hui brouillée. On leur a assez
dit et répété qu’ils étaient un « peuple
doux pacifique et accueillant ».
A Tunis,
le 9 janvier 2018. Fethi Belaïd/AFP
Or depuis 2011, la
réalité fait apparaître une autre image
qui contraste avec la première : les
assassinats politiques, la violence et
les attentats au musée du Bardo (mars
2015) et des plages de Sousse (en juin
2015) commis par des extrémismes
islamistes. En s’attaquant aux touristes
venus visiter, se délasser et découvrir
notre pays, ils ont fait apparaître une
image peu reluisante, pour ne pas dire
honteuse, d’un pays au sein duquel une
fraction n’hésite plus à user de la
violence et de la cruauté.
Du coup, beaucoup
s’interrogent et se posent la question
suivante : qui sommes-nous vraiment ?
Sommes-nous ce peuple musulman pacifique
et tolérant ouvert sur le monde et les
civilisations ou un peuple violent avec
une composante salafiste hostile à
l’Occident ?
Question
existentielle et douloureuse qui trahit
une véritable crise d’identité, laquelle
contribue à expliquer le désespoir
actuel et le désenchantement à l’égard
des élites dirigeantes. Prises dans le
filet institutionnel, tissé par
elles-mêmes, celles-ci sont incapables
d’apporter une solution à cette crise.
Une révolte très
loin des théories du complot
Ce désespoir et
cette démoralisation s’accompagnent
cependant d’une révolte des jeunes dont
les troubles récents en sont les
manifestations les plus apparentes. On a
dit, à juste titre, que parfois ce sont
des jeunes dont l’âge se situe entre 13
et 19 ans. On a même dit qu’une
« grande partie des participants est
constituée de jeunes dont l’âge ne
dépasse pas les 15-16 ans » – ce qui
est en soi inquiétant –, car comment
interpréter le comportement de ces
jeunes sinon comme le signe d’une
révolte désespérée de ceux qui n’ont
comme horizon que le chômage et le
désœuvrement ?
On a tort de
considérer les manifestations de janvier
2018 sous l’angle de la manipulation
par les lobbies de corruption et de
contrebande qui seraient visés par cette
loi. La « théorie du complot » n’a
jamais expliqué les phénomènes trop
complexes pour être appréhendés avec une
vision simplificatrice et réductrice.
Que les acteurs mal
intentionnés tentent d’exploiter le
désespoir et la misère morale et d’en
tirer profit, c’est une évidence : on a
mentionné la présence de quelques
salafistes lors des manifestations.
D’autres ont évoqué la responsabilité du
Front populaire (le parti islamiste
Nahda a ainsi évoqué le rôle dans
l’organisation de ces manifestations de
« certaines parties politiques
anarchiques de gauche »).
Mais toutes ces
suppositions ne peuvent tenir lieu
d’explication du phénomène de révolte
actuelle, qui est le signe paradoxal
d’une forme de désespoir aggravé par le
spectacle des élites politiques
paralysées et impuissantes.
L’impuissance
des élites dirigeantes engluées
dans le système parlementaire
Ce qui aggrave la
démoralisation et le désespoir ambiants,
c’est le spectacle de l’impuissance des
élites dirigeantes. Non pas que la
Tunisie manque compétences multiples. Le
pays dispose de très bonnes ressources
dans les domaines économique, culturel
et politique. Le système d’enseignement
était un des meilleurs de l’Afrique et
du monde arabe.
Carton jaune pour
le gouvernement, à Tunis, le 12 janvier
2018. Sofiene Hamdaoui/AFP
Mais dès 2012, on a
assisté à un début de tentative de
« déconstruction du système
d’enseignement en particulier par la
réhabilitation de l’enseignement
parallèle de la Zitouna en 2012 (gelé
par H. Bourguiba en 1962) et le
développement des écoles coraniques au
lieu et place des jardins d’enfants.
Si la Tunisie
dispose toujours de ressources humaines
lui permettant de faire face au
désespoir et au désenchantement du plus
grand nombre, tout se passe comme si ces
élites étaient impuissantes car engluées
dans des luttes politiciennes qui ne
sont pas à la hauteur de la crise
actuelle.
Plus grave encore,
il y a à l’œuvre actuellement un
processus objectif institutionnel de
neutralisation et de stérilisation des
élites politiques, incapables de réagir
et d’apporter des solutions et de
dessiner des perspectives de sortie de
crise.
Ce processus, qui
ressemble à un « effet pervers » de la
transition démocratique actuelle,
résulte du système politique
quasi-parlementaire aggravé par une
fragmentation de la représentation
nationale due à une loi électorale
proportionnelle aux effets dévastateurs
et paralysants. Tout en assurant une
meilleure représentativité des forces
politiques, elle rend impossible
l’existence d’un parti majoritaire. La
fragmentation de la représentation
politique qui en résulte oblige les uns
et les autres à devoir composer et
réduit d’autant leur marge de manœuvre
et annihile leur volonté politique, ou
le peu qu’ils en ont.
Dans ce cadre, les
principales forces politiques et
sociales, y compris les organisations
professionnelles et patronales, sont
contraintes de chercher la solution
moyenne afin de ne mécontenter ni les
uns ni les autres. Cette logique de la
recherche du « juste milieu » impose la
recherche d’une politique consensuelle,
dans un contexte où ce consensus
équivaut à l’inaction qui ne peut
qu’aggraver la crise.
Le malheur, ce ne
sont pas les élites elles-mêmes : « nakbetna
fi nokhbetna », comme l’avait
déclaré l’ancien Premier ministre du
Parti Nahda Hamadi Jebali (au pouvoir de
décembre 2011 à mars 2013). C’est le
fait que ces élites se sont données des
règles politiques qui les ont réduites à
l’impuissance et à prendre des décisions
qui ne satisfont ni les uns ni les
autres.
L’exemple de la Loi
de Finance (LF) 2018, tant décriée par
la population, est un exemple frappant
d’une décision prise par la coalition
des partis, mais qui ne satisfait aucun
totalement. Ce qui est reproché à cette
LF, c’est la hausse des prix de
plusieurs produits de consommation de
base, des médicaments et des carburants,
ainsi qu’un augmentation des charges des
entreprises.
Si la majorité des
partis représentés au parlement ont voté
pour cette loi (adoptée, le 9 décembre
2017, par 131 députés pour, 21 contre et
12 abstentions), plusieurs d’entre eux
formulent maintenant des critiques.
L’urgence
d’ouvrir des perspectives
Agir requiert de
l’imagination, de la détermination et de
la liberté d’esprit et d’action, toutes
choses annihilées par un système
d’alliance entre des forces
politiquement et idéologiquement très
différentes entre elles, mais
contraintes de travailler ensemble dans
une logique de connivence contrastant
avec le désarroi et le désespoir
actuels. L’impuissance induite par les
règles actuelles du jeu politique en
Tunisie, dont tirent avantage les
élites, fait souffrir le plus grand
nombre qui se trouve plongé dans le
désespoir de ne pas voir le bout du
tunnel.
Rassemblement à Tunis, le 14 janvier
2018,
pour célébrer l’anniversaire de la
« révolution du jasmin » ?
Fethi
Belaid/AFP
La recherche du
consensus ne peut être une finalité en
soi ; elle n’est qu’un moyen ou une
méthode d’action politique dont
l’efficacité dépend d’un accord sur des
valeurs communes essentielles. Or nous
savons que les principales forces
politiques en Tunisie (le parti
islamiste Nahda et le parti néo-bourguibiste
du président tunisien Béji Caïd Essebsi,
Nidaa Tounes) ne partagent pas toutes
les mêmes valeurs.
Derrière leurs
convergences apparentes, il y a des
divergences profondes, lesquelles
peinent à trouver la voix de leur
expression institutionnelle. Le peuple
le ressent et en observe, impuissant,
les méfaits. Les manifestations de
janvier 2018 sont le reflet de cette
impasse et en même temps l’expression
d’une inquiétude devant l’incertitude
générée par l’instabilité
gouvernementale.
Nous savons comment
naissent les démocraties, mais nous
savons aussi comment elles meurent.
Elles disparaissent faute d’avoir
apporté la preuve que le saut dans
l’inconnu que constitue l’entrée dans la
démocratie, en vaut la peine et qu’il
n’est pas synonyme de mort.
La paralysie des
élites dirigeantes tunisiennes due au
système institutionnel en vigueur est
due à un système de gouvernement d’union
nationale (de coalition). Celui-ci
engendre l’incertitude et l’instabilité
gouvernementale. Depuis janvier 2011,
sept gouvernements se sont succédé avec
une moyenne de vie de 12 mois.
Dans cette
situation, le gouvernement d’union ou de
coalition entre des forces divergentes
sur les valeurs essentielles se traduit
par une paralysie qui fait naître une
interrogation douloureuse, dangereuse et
lourde conséquences : avons-nous bien
agi en 2011 et que pouvons-nous faire
aujourd’hui ?
Moncef Djaziri
Enseignant-chercheur in Libyan politics,
Université de Lausanne
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