Algérie Résistance
Le Professeur Simon Petermann :
« La Belgique reste une cible pour les
terroristes »
Mohsen Abdelmoumen
Le
Professeur Simon Petermann. DR.
Lundi 28 mars 2016
English version here:https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/2016/03/28/professor-simon-petermann-belgium-remains-a-target-for-the-jihadists/
Mohsen Abdelmoumen :
Les attentats de Bruxelles de ce 22 mars
étaient-il prévisibles?
Pr. Simon Petermann :
Je pense malheureusement que
ces attentats étaient prévisibles.
Depuis longtemps, la Belgique avec sa
population musulmane d’origine
nord-africaine et turque parfois
importante et concentrée dans certaines
villes (Bruxelles, Anvers, Verviers,
etc.), est une zone de repli pour les
djihadistes. Comme ces populations de
condition souvent modeste se sont
regroupées dans les mêmes quartiers,
elles sont devenues la cible privilégiée
de prédicateurs salafistes, souvent
venus de pays étrangers.
Le phénomène
n’est pas nouveau. Pendant près de vingt
ans, on a vu proliférer des dizaines de
mosquées illégales mais tolérées par les
autorités qui diffusaient des discours
peu compatibles avec nos valeurs. Une
minorité de jeunes, pour la plupart nés
en Belgique, souvent désoeuvrés et
frustrés, se sont ainsi radicalisés au
fil des ans au contact de ces
prédicateurs sans pour autant s’investir
dans la connaissance de l’islam. Et
l’Internet, qui est le véhicule global
de tous les désirs et de tous les
ressentiments, a probablement joué un
rôle tout aussi important dans ce
processus de radicalisation.
Et pourtant, des signes
avant-coureurs étaient visibles, mais
les responsables politiques locaux ne
semblent pas avoir pris la mesure des
évolutions en cours soit par laxisme
pour éviter les problèmes entre
communautés ou soit par électoralisme
puisqu’un grand nombre de musulmans
avaient acquis la nationalité belge et
pouvaient voter.
Après l’échec des « printemps
arabes », la guerre civile en Syrie et
l’émergence de l’organisation « État
islamique » (Daech) en Irak et en Syrie,
de nombreux jeunes radicalisés sont
partis combattre en Syrie. Certains y
sont morts, d’autres sont rentrés pour
poursuivre le djihad dans leurs pays
respectifs ou ailleurs en Europe (en
accord avec l’idéologie du « djihad
global » théorisé par Abou Moussad
Al-Souri), sans compter ceux frustrés de
n’avoir pas pu rejoindre le « Califat ».
C’est ainsi que des réseaux se sont
constitués, souvent composés de fratries
(les frères Kouachi, Abdeslam,
El-Bakraoui, etc.) ou de groupes de
copains responsables de divers attentats
en France et en Belgique.
Après la mort de deux terroristes à
Verviers en janvier 2015, il devenait
clair que d’autres attentats étaient en
préparation en Belgique. L’arrestation
de Salah Abdeslam, recherché pendant
quatre mois après les attentats de
Paris, a été une mauvaise nouvelle pour
Daech qui porte au pinacle, dans sa
propagande, l’héroïsme de ses
combattants et ses « martyrs ». Les
attentats du 22 mars, planifiés sans
doute de longue date, ont été précipités
par crainte qu’ils ne soient éventés
mais également pour effacer l’image de
ce « déserteur » éventuellement prêt à
collaborer avec la police. En
revendiquant ces attaques, Daech voulait
redorer son blason aux yeux de ses
combattants et sympathisants.
Malgré les arrestations récentes de
nombreux complices, je ne serais pas
surpris que d’autres attentats ne soient
en préparation contre le « ventre mou »
de l’Europe et son nombril, Bruxelles.
La commune de Molenbeek à
Bruxelles était déjà réputée dans les
années 1990 comme base arrière du
terrorisme qui alimentait les maquis du
GIA et autres groupes terroristes en
Algérie. À votre avis, pourquoi rien n’a
été fait pour éradiquer ces réseaux
terroristes?
En effet, jusqu’en 1994, la Belgique
a été au centre d’un trafic intense
d’armes utilisées par les terroristes du
GIA. Ces armes étaient conditionnées et
transportées au Maroc, via la France et
l’Espagne, et délivrées aux maquis du
GIA en Algérie. À l’époque, des
terroristes du GIA et leurs
sympathisants, y compris certains imams
et des délinquants, circulaient sur
notre territoire (Bruxelles et
Molenbeek, Charleroi, Tournai, Courtrai)
sans être réellement inquiétés bien que
surveillés. Il fallut du temps pour
réagir malgré les avertissements de
quelques officiers de sécurité
conscients de la dangerosité de ces
individus. Pour les responsables
politiques de l’époque, la Belgique
n’était nullement mise en danger par une
guerre civile se déroulant en Algérie.
Elle n’était pour le GIA qu’une base
logistique. Ce n’est qu’après que la
Belgique ait été menacée de représailles
après le démantèlement d’une cellule GIA
que des terroristes seront arrêtés et
jugés.
Figure clé d’un des trois procès GIA,
Ahmed Zaoui fut jugé et condamné en
novembre 1995. Les frères El Majda, qui
avaient blessé un gendarme avec une
grenade pendant qu’ils transportaient
nuitamment de l’argent et des armes,
furent jugés en avril 1998. Farid Melouk
(qui a été mêlé dans l’attentat du RER
parisien en 1995) fut arrêté et jugé en
octobre 1999. Par la suite, les liens
des activistes « belges » allaient
s’orienter vers la zone
pakistano-afghane et ses camps
d’entraînement, devenus le sanctuaire
des candidats djihadistes attirés par
Al-Qaida.
Vous êtes l’un des rares
experts de la lutte antiterroriste à
avoir proposé la formation d’agents de
renseignements arabophones, où en est ce
projet ?
Je ne suis certainement pas le seul à
avoir mentionné le manque d’agents de
renseignement parlant couramment l’arabe
(y compris certains dialectes). Nous en
avons certains, et même d’excellents,
mais pas suffisamment. Le gouvernement a
alloué un budget important de 400
millions d’euros pour renforcer les
services de sécurité, notamment en
recrutant de nouveaux agents, et pour
leur donner de nouveaux moyens. Mais
tout cela prend, comme d’habitude, du
temps et le temps presse pour éviter de
nouvelles tragédies.
Peut-on parler de
défaillances au niveau des services de
renseignement belges ?
Il est facile de pointer l’échec des
services lorsqu’un attentat s’est
produit parce leur rôle est précisément
d’anticiper et de prévenir la commission
d’attentats. Premièrement, je voudrais
dire que nous faisons face aujourd’hui à
une nouvelle forme de terrorisme
totalement différente de ce que nous
avons connu dans le passé. Nous avons en
face de nous des terroristes qui sont
prêts au sacrifice de leur vie pour
devenir, dans leur délire, des
« martyrs ». Ce modus operandi,
l’attentat suicide, est quasiment
imparable. De plus, nous avons une
nébuleuse composée à la fois de cellules
dormantes en charge de la logistique ou
de l’endoctrinement, et de « commandos »
qui circulent d’un pays à l’autre en
Europe. Et il y a tellement d’individus
impliqués (plus ou moins 5000
combattants étrangers en Syrie) dans ce
dossier qu’il est très difficile sinon
impossible de pister tous ceux qui sont
identifiés avec les effectifs et les
moyens dont nous disposons.
Deuxièmement, la collecte
d’informations sur les cellules
terroristes est un travail de longue
haleine et l’échange avec les services
étrangers une nécessité absolue. Or,
certains de ces services font parfois de
la rétention d’informations pour de
bonnes ou de mauvaises raisons. Une plus
grande coopération s’impose donc si nous
voulons éviter des défaillances. Et
puis, il me semble que le facteur humain
(HUMINT) dans le travail du
renseignement a été fortement négligé en
faveur de technologies sophistiquées qui
sont certes indispensables mais qui ne
sont que des outils.
Et enfin, troisièmement, l’analyse de
toutes les données collectées est une
étape cruciale dans la lutte contre le
terrorisme. Il s’agit d’identifier
clairement l’ennemi, de comprendre ses
modes de penser, de croiser et de
comparer d’innombrables informations, de
vérifier leur provenance et leur
fiabilité. Des erreurs ou des
négligences peuvent être commises. Des
interprétations erronées peuvent
également être faites par des analystes
soumis à une trop forte pression ou peu
au fait de l’univers mental de ces
terroristes.
Il faut reconnaître que le
démantèlement des cellules responsables
des attentats de Paris et de Bruxelles
montre des avancées significatives mais
beaucoup reste à faire.
La Belgique avait la
réputation d’être une base arrière du
terrorisme, la situation a-t-elle changé
avec ces attentats ? En transformant
Bruxelles en cible, les terroristes
n’ont-ils pas commis une faute
stratégique ?
Je ne le pense pas. La Belgique reste
une cible pour les terroristes, comme
d’ailleurs d’autres pays impliqués
militairement en Irak ou en Syrie dans
la lutte contre Daech. Bruxelles est le
symbole de l’Europe, le siège de l’OTAN
et de nombreuses multinationales. La
station de métro Maelbeek a été visée
parce qu’elle se trouve au cœur du
quartier européen de Bruxelles.
S’agit-il d’une faute stratégique ? Je
pense en tout cas que cette opération
frappant de manière indiscriminée la
population (on compte, avec l’attentat
de l’aéroport, des musulmans parmi les
victimes appartenant à 40 nationalités)
est contre-productive pour Daech. Alors
que son but déclaré est de pousser les
musulmans à s’insurger contre les
sociétés occidentales et ses valeurs, ce
type d’opération risque au contraire
d’élargir le fossé qui sépare les
terroristes de ceux qu’ils sont censé
mobiliser autour de leur cause. Je
rappelle que le même phénomène s’est
produit avec les terroristes du GIA
malgré leur vaste réseau de
sympathisants.
Il y a une enquête conjointe
entre les services de renseignement
belges et français, et l’on voit
maintenant l’arrivée du FBI.
Assiste-t-on à une enquête
internationale sur les cellules
terroristes de Bruxelles et leurs
ramifications mondiales ?
La coopération entre services belges
et français fonctionne plutôt bien comme
le démontre les résultats obtenus
récemment. C’est au niveau européen que
la coopération est encore défaillante
malgré les outils dont on dispose
(Europol, SIS, Frontex, etc.). Je
rappelle que le Passenger Name Record
(PNR) n’est toujours pas en place au
niveau européen alors qu’on en parle
depuis dix ans. Et la zone Schengen
reste une passoire. Il faudrait
également développer la coopération en
matière de renseignement avec des pays
comme le Maroc, l’Algérie, l’Egypte,
etc. qui ont une solide expérience en
matière de contre-terrorisme. Enfin, la
présence de membres du FBI en Belgique
et en France ne me surprend pas. Il me
paraît évident que combattre une
organisation terroriste aux
ramifications sur plusieurs continents
et qui revient au mode opératoire
d’Al-Qaida ne pourra être combattue
efficacement qu’avec l’aide des
États-Unis qui disposent de moyens plus
importants que tous les pays européens
réunis.
Les terroristes proviennent
souvent de la délinquance et sont donc
connus des services de police, la
plupart d’entre eux ne connaissent ni
l’arabe ni la religion. Leurs
motivations ne sont-elles pas
essentiellement vénales, l’idéologie
n’étant qu’un alibi ?
Les jeunes d’origine maghrébine (ou
d’autres) qui quittent l’Europe pour la
Syrie ont un profil assez différent de
ceux engagés dans l’action terroriste il
y a vingt ans. À l’époque, les
islamistes radicaux avaient une idée
claire de ce qu’était l’utilisation
politique de l’islam et une conscience
politique aigüe de leurs objectifs. Ils
voulaient renverser des régimes qu’ils
estimaient illégitimes et iniques pour
les remplacer par des structures
théocratiques éclairées par Dieu.
Malgré les apparences, c’est loin
d’être le cas aujourd’hui. Il n’y a
pratiquement plus de profil type. La
plupart des combattants étrangers n’ont
pas de conscience politique et beaucoup
de jeunes européens ne parlent pas
l’arabe. Ce sont des « radicaux
islamisés » plutôt que des islamistes
radicaux. Ils ne connaissent rien de
l’islam. Avec eux, on est dans le monde
de l’infra-religieux, de la
sous-culture. Ce sont des fous de
Facebook et des jeux vidéo en révolte
contre une société à laquelle ils ne se
sentent pas ou plus appartenir.
Beaucoup de jeunes délinquants
souvent radicalisés en prison sont
tombés sous le charme de recruteurs qui
promettent la rédemption de leurs délits
s’ils mettent leurs compétences au
service de la cause. Comme je l’ai déjà
souligné, l’offre djihadiste est
attractive pour ces individus. Elle leur
donne l’impression d’exister,
d’appartenir à un groupe ou à une
super-bande, de sublimer leurs
frustrations, de se venger sans
entraves, d’avoir enfin leur quart
d’heure de gloire.
Fascinés par la violence et les
armes, au contact des islamistes
radicaux en Syrie ou en Irak, ils
s’imprègnent rapidement de l’idéologie
du martyr. Si on ajoute à cela la
dimension apocalyptique du discours de
Daech, il n’est pas étonnant, que de
retour sur le territoire européen, ils
soient prêts à mourir les armes à la
main ou en se faisant sauter avec une
ceinture bourrée d’explosifs comme
récemment à Paris et à Bruxelles.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est le Professeur Simon
Petermann ?
Simon Petermann, docteur en sciences
politiques et diplomatiques de l’ULB,
est professeur honoraire de l’Université
de Liège (ULg) et de l’ULB (Université
Libre de Bruxelles). Il a été président
du département de sciences politiques de
l’ULg et est actuellement vice-président
de l’Académie internationale de
géopolitique (Paris, France). Il a été
maître de conférences à l’Institut Royal
Supérieur de Défense en Belgique.
Spécialiste des questions
internationales, du terrorisme et des
conflits, il a été professeur invité
dans de nombreuses universités
européennes, aux Etats-Unis, au Brésil
et en Russie. Il a également été
conseiller spécial pour le Moyen-Orient
auprès de l’Institut Royal des Relations
Internationales – Egmont (IRRI). Il
organise des formations pour les
magistrats, les fonctionnaires de la
police fédérale et les agents de la
Sûreté de l’État (services de
renseignement belges) en Belgique dans
le domaine des relations internationales
et de la géopolitique. Il est
actuellement expert auprès des tribunaux
pour les questions relatives à l’islam.
Auteur de plusieurs rapports sur le
centre de détention de Guantanamo pour
l’Assemblée parlementaire de l’OSCE, il
a effectué trois visites sur place. Il a
été observateur de longue durée de
l’Union européenne pour les élections
palestiniennes du 20 janvier 1996 et,
plus récemment, conseiller politique de
l’EUBAM (Mission européenne de
surveillance) pour la Bande de Gaza
(2008). Il a également effectué des
missions dans divers pays d’Europe
orientale et dans l’ex-Yougoslavie pour
le Conseil de l’Europe.
Il est l’auteur de plusieurs
ouvrages, dont : Guantánamo. Les
dérives de la guerre contre le
terrorisme, Bruxelles, éd. André
Versaille, 2009 ; Les 100 discours
qui ont marqué le XXe siècle,
Bruxelles, (coll.), éd. André Versaille,
2008 ; Les services de renseignement
en Belgique et les nouvelles menaces(dir.),
Bruxelles, éd. Politeia, 2005 ; La
coopération militaire entre la Russie et
les pays de la CEI (en russe),
Editions de l’Université de
Saint-Pétersbourg, 2002 ;Devenir
citoyen : initiation à la vie
démocratique, Bruxelles, De Boeck,
3e édition, 2001 ; Le Processus de
paix au Moyen-Orient, Paris, PUF, «
Que sais-je ? », n° 3034, 1995.
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