Algérie Résistance
Le Dr. Ghania Ait-Ghezala: « Notre chère
Algérie
pense que nous sommes des
sous-citoyens »
Mohsen Abdelmoumen
Le Dr.
Ghania Ait-Ghezala. DR.
Lundi 22 février 2016
Mohsen Abdelmoumen:
Vous êtes une brillante chercheuse en
biologie moléculaire, pouvons-nous avoir
une idée de l’impact de vos recherches
dans le domaine de la santé?
Dr. Ghania Ait-Ghezala :
L’impact de mon travail sur la
santé est un peu difficile à déterminer
et je vais revenir un peu en arrière, au
temps où j’ai fait mon PhD. J’ai fait
mon doctorat en France, à Paris, et mon
travail de recherche portait
principalement sur la trisomie 21. Je
faisais partie d’une équipe qui avait
établi la cartographie de la région
principale qui est responsable de la
plupart des signes de la trisomie 21 et
qui s’appelle la DCR (Down syndrome
Critical Region). J’ai passé presque six
ans à travailler sur cette région et
j’ai fait plusieurs publications dont la
plus importante concernait la
description de tous les gènes qui sont
contenus dans cette région.
Ainsi, certains de ces gènes sont
maintenant connus pour être responsables
des signes de la maladie, notamment tout
ce qui est cardiaque. Mon travail a été
récompensé par la fondation française
pour la recherche sur la trisomie 21, et
j’ai été une des premières, une
Algérienne, à recevoir ce prix.
Dès que j’ai eu fini mon PhD, j’ai
été contactée par un laboratoire aux
États-Unis qui travaillait sur la
maladie d’Alzheimer. Pour moi, c’était
une transition évidente étant donné que
l’un des gènes qui est responsable des
formes familiales de la maladie
d’Alzheimer se trouve sur le chromosome
21 qui est aussi un des chromosomes
présent en trois copies dans la trisomie
21. En outre, 100% des trisomiques
finissent par développer un Alzheimer.
La connexion est donc incontestable.
J’ai décidé d’accepter la proposition et
j’ai pris ma valise pour venir aux
États-Unis.
Initialement, je faisais de la
recherche sur la maladie d’Alzheimer,
mais il existait un projet très
important et ils n’avaient personne pour
le conduire. Ce projet concernait les
enfants atteints du syndrome de
Tourette. Plusieurs familles souffrant
du syndrome avaient une translocation
chromosomique et il n’y avait personne
pour cartographier cette région afin
d’essayer d’identifier le gène
responsable du syndrome de Tourette. Je
m’en suis donc chargée. J’ai commencé
par cartographier la région et le
travail a été publié. En outre, j’ai
isolé un gène dans cette région. Le
rapport n’a pas encore été publié parce
qu’on essaie de finaliser le travail en
essayant de comprendre ce qui se passe,
non seulement au niveau du gène, mais au
niveau de la protéine, donc cela prend
pas mal de temps.
Je continuais à travailler sur la
maladie d’Alzheimer et je m’intéressais
principalement à tout ce qui était
neuro-inflammation, donc l’inflammation
au niveau du cerveau, et j’ai publié
plusieurs travaux à ce sujet. Comme je
me concentrais principalement sur la
maladie d’Alzheimer, je voulais élargir
un peu mon horizon et intégrer toutes
les conditions où il y avait un
phénomène de neuro-inflammation, par
exemple le traumatisme crânien.
Pendant les années 2010 où la crise
économique a touché tout le monde, il
fallait trouver d’autres moyens pour
financer la recherche. À cette époque,
le département de la Défense des
États-Unis avait réservé des fonds pour
la recherche pour comprendre les causes
de ce qu’il appelle le Gulf War syndrome
et qui touche les militaires qui ont
participé à la première guerre du Golfe
en 1990-91 et dont les signes cliniques
montraient qu’ils avaient peut-être une
inflammation du cerveau. J’ai donc fait
une demande pour des fonds au
département de la Défense pour
travailler sur le sujet, une demande qui
m’a été accordée et j’ai travaillé
quelques années dans ce domaine. Deux
papiers ont été publiés et trois autres
sont en cours, montrant que les
symptômes sont liés principalement à un
dysfonctionnement de la mitochondrie,
une organelle qui produit l’énergie
nécessaire au bon fonctionnement des
cellules. Il y a donc une dysfonction au
niveau de cette organelle et aussi une
neuro-inflammation, due à un système
immunitaire dysfonctionnel. Après
quelques années de travaux dans ce
domaine, le département de la Défense
m’a invitée à leur soumettre un autre
projet pour continuer ma recherche.
J’attends leur réponse.
Tous ces détails vous expliquent
quels sont les domaines de recherche
dans lesquels je suis impliquée.
Concernant la maladie d’Alzheimer, et
c’est sans doute l’un de mes plus grands
accomplissements, les travaux que j’ai
effectués avec mes collègues à
l’Institut Roskamp ont mené à développer
un médicament qui est actuellement testé
en phase 3 en Europe. Ce médicament
permet de traiter la maladie
d’Alzheimer, donc je suis très fière de
faire partie de l’équipe qui a permis
cela. Les accomplissements scientifiques
sont dus principalement au fait qu’ici
aux États-Unis, ce qui est important, ce
sont les compétences, et non la
provenance, l’ethnie, ou l’âge, et je me
considère comme une jeune scientifique.
Récemment, l’Institut dont je fais
partie, toujours dans le sens de trouver
des fonds pour financer la recherche, a
créé une succursale chargée de générer
des fonds pour la recherche. Nous avons
essayé de voir quel était le domaine
susceptible de nous permettre un
autofinancement. Aux États-Unis, tout ce
qui OGM n’est pas régulé ni légiféré,
les entreprises font ce qu’elles
veulent, il n’y a aucune obligation à
indiquer la teneur ou non d’OGM dans les
produits, mais les choses commencent à
changer. Cependant, il y a très peu de
laboratoires qui testent les OGM ici aux
États-Unis. Pour tester les OGM, il faut
avoir une certification internationale
qu’on appelle ISO 17025 qui définit les
normes internationales. Comme je suis
généticienne, on m’a donné les fonds et
les moyens, et je viens de recevoir
l’accréditation ISO me permettant de
faire ces tests sur les OGM. Donc, en
plus de ma recherche scientifique,
j’essaie de me diversifier. Ces
dernières années, je me suis de plus en
plus intéressée à tout ce qui est
suppléments alimentaires, vitamines,
etc. Les apports supplémentaires font
presque partie de la tradition et sont
très populaires ici aux États-Unis,
parce que les gens n’ont pas
nécessairement une bonne hygiène de vie,
et que l’obésité est un problème très
important ici, et souvent souffrent de
carences. À l’institut, nous testons ces
suppléments et vérifions qu’ils
contiennent bien ce qu’ils sont supposés
contenir et testons leur activité.
Non seulement, votre travail
de recherche a un impact sur la santé,
mais aussi sur la nutrition, ce qui est
important. Vous avez été formée
initialement dans une université
algérienne, est-ce que cela a été facile
pour vous d’intégrer la recherche
scientifique aux États-Unis ?
J’ai effectivement été formée
initialement en Algérie. Avant que
j’arrive aux États-Unis, j’ai fait un
passage à Paris. J’imagine que la
plupart des scientifiques algériens aux
États-Unis font un petit passage à
Paris, et j’ai eu mon PhD en France.
Peut-être que la transition
Algérie-France à été plus facile pour
moi étant donné que j’avais fait le
choix déjà très jeune de faire de la
recherche. Je savais que la recherche en
Algérie était très précaire. J’ai donc
décidé de faire mon projet de recherche
pour mon ingéniorat en France.
Dans quelle université ?
J’étais à Paris VII. Avant même que
je finisse Bab Ezzouar, je suis partie
un mois en France pour prospecter, je
n’ai pas trouvé de laboratoire et je
suis revenue en Algérie. J’étais
cependant déterminée. Quelques mois
après, j’ai décidé de faire une autre
tentative. Je suis encore partie en
France pour un mois, j’ai fait du
porte-à-porte mais je suis encore
revenue bredouille. Je suis retournée
une troisième fois en France et la
semaine où je devais rentrer en Algérie,
quelqu’un m’a mise en contact avec un
laboratoire. Je suis allée à mon
interview et ils m’ont donné toute une
pile de papiers à lire sans me dire ni
oui ni non. Et donc, avant que
l’interview ne se termine, je leur ai
dit que je devais retourner en Algérie
et que s’ils étaient intéressés à ce que
je fasse mon stage chez eux, ils
devaient me le dire maintenant. Ils
m’ont acceptée et je suis repartie en
Algérie pour dire à mes parents que
j’avais trouvé un stage. Au départ, ils
n’étaient pas contents, mais je suis
repartie pour neuf mois en France.
J’étais autofinancée, je travaillais sur
le côté et j’avais la chance d’être
accueillie par ma sœur et mon beau-frère
pendant la durée de mon stage. Pendant
mon stage, j’ai envoyé mon dossier à
plusieurs PhD et j’ai été choisie pour
un doctorat qui m’intéressait. Après mon
stage, je suis retournée en Algérie où
j’ai effectué ma soutenance et je suis
revenue en France pour faire mon
doctorat. Comme je l’ai dit auparavant,
une fois mon doctorat terminé, un
laboratoire aux États-Unis a manifesté
de l’intérêt pour mon profil, ils m’ont
contactée et je suis partie. Ce qui a
été difficile au départ n’avait rien à
voir avec mes compétences, mais était
d’ordre personnel. Je souffrais d’être
éloignée de ma famille, d’être seule aux
États-Unis. Ce n’était pas comme quitter
l’Algérie pour la France qui est à deux
heures de vol. Venir aux États-Unis
était plus difficile au sens personnel,
et non professionnel.
Comment s’est passé
l’intégration ?
Aux États-Unis, on ne vous demande
pas d’où vous venez du moment que vous
êtes compétent. Le mot intégration n’est
presque pas un mot valide ici, comparé à
la France. En France, dès qu’on envoie
un dossier ou que le mot « algérien »
intervient, il y a une sorte de
réticence, alors qu’ici aux États-Unis,
je n’ai jamais été confrontée à une
situation où ma nationalité a été mise
en question, et il y a seize ans que je
vis ici.
Pourquoi avez-vous choisi les
États-Unis comme destination ? Est-ce
pour pouvoir continuer vos recherches ou
est-ce un choix d’une autre nature ?
Cela a été un choix purement
scientifique. J’étais heureuse lors de
mon séjour en France, le laboratoire
avec lequel je travaillais était content
de mon travail, mais j’avais conscience
que si je voulais progresser dans le
domaine de la science, il fallait que je
maîtrise la langue de la science,
c’est-à-dire l’anglais. Quel est le
meilleur moyen d’apprendre l’anglais si
ce n’est de vivre dans un pays où on le
parle ? C’était donc un choix dans ce
sens-là. Pour moi, il était important
que je maîtrise l’anglais aussi bien que
le français. J’arrivais à lire et à
écrire des articles en anglais, mais je
ne pouvais pas tenir une conversation.
Par exemple, lorsque j’étais en France,
aller à des congrès internationaux et
présenter mes travaux en anglais était
un handicap et je sentais que c’était
quelque chose qui me retenait en
arrière. J’ai décidé qu’il fallait que
j’élimine cet obstacle. Donc, venir aux
USA est devenu un choix facile.
En tant que scientifique
algérienne, l’accueil aux États-Unis
a-t-il été à la hauteur de vos attentes,
tant sur le plan académique que sur le
plan personnel ?
En fait, je n’attendais rien parce
que mon objectif initial n’était pas de
rester aux États-Unis. Je pensais rester
les trois ans que couvraient mon
contrat, apprendre la langue, la
maîtriser, et revenir peut-être en
Europe. Mon objectif était de maîtriser
la langue et d’apprendre de nouvelles
choses. On m’a fait venir aux États-Unis
sur base de mes capacités scientifiques
et de ma maîtrise de la génétique, donc,
au départ, je n’ai pas appris de
nouvelles techniques, c’est moi qui suis
venue avec un apport dans le laboratoire
qui m’a accueillie.
Vous étiez la valeur ajoutée,
en quelque sorte. Vous n’étiez pas là
pour vous former mais pour apporter vos
connaissances.
Donc, je n’avais pas d’attente
particulière, mais quand je suis
arrivée, j’ai réalisé la différence
entre le budget consacré à la recherche
ici aux États-Unis et celui alloué à un
laboratoire moyen en France. La
différence était tellement énorme que
c’en était une agréable surprise. Au
point de vue personnel, le laboratoire
qui m’a accueillie est en quelque sorte
devenu ma seconde famille étant donné
que j’étais seule ici aux États-Unis.
Pensez-vous que si vous étiez
restée en Algérie, vous auriez pu
concrétiser les recherches que vous
menez actuellement et dans lesquelles
vous êtes spécialisée ?
C’est triste à dire mais la réponse
est non, je n’aurais jamais atteint le
degré de connaissances que j’ai
maintenant. Je n’aurais peut-être jamais
publié, je ne me serais pas sentie aussi
utile au point de vue scientifique et
des travaux que je réalise. J’aurais
sans doute fait du sur-place en Algérie.
C’est désolant de dire cela mais je vois
des collègues qui ont fait la Fac avec
moi et qui n’ont pas eu la même
opportunité. Bien sûr, je n’ai pas
attendu que l’opportunité vienne à moi,
j’ai travaillé pour qu’elle se réalise
et je n’ai pas eu peur de pousser des
portes. C’est malheureux, mais la
recherche en Algérie n’est pas
développée, et encore moins à l’époque
où je suis partie. Je ne sais pas quel
est l’état de la recherche actuelle mais
cela aurait été regrettable de perdre
mon potentiel si j’étais restée en
Algérie.
Quel que soit le pays dans le
monde, est-ce l’investissement humain
qui importe ou plutôt les moyens
matériels, ou bien les deux à la fois ?
Je pense que c’est principalement
l’investissement humain. Quand on
investit dans l’humain, le matériel
suit. Si l’on passait plus de temps à
investir dans le potentiel humain, que
ce soit en Algérie ou quel que soit le
pays, le reste suivrait. On voit
nettement la progression des pays qui
investissent dans leur potentiel humain
et l’encouragent, en comparaison de
l’Algérie où le potentiel humain est
dénigré. Si l’on investit dans le
potentiel humain, tout ce qui est
financier suivra, parce qu’investir dans
l’humain fait qu’immanquablement, le
lucratif vient ensuite.
Avez-vous entendu parler d’un
changement constitutionnel récent dans
votre pays natal l’Algérie ?
Malheureusement oui, j’ai entendu
parler de l’article 51. D’une part, cet
article est en contradiction avec
plusieurs articles de la Constitution,
notamment les articles 24, 29, 61, qui
disent tous qu’il n’y a pas de
discrimination entre les citoyens
algériens, que l’identité des citoyens
algériens est un renforcement de leurs
liens avec la nation, ces différents
articles parlant de l’égalité entre les
citoyens, de leurs devoirs, etc. et l’on
nous sort un article 51 qui nous traite
de sous-citoyens. Bref, j’ai tous les
devoirs mais aucun avantage. Je rejoins
beaucoup de nos compatriotes qui se sont
exprimés. Je n’ai ni l’intention ni
l’envie de postuler une position-clé en
Algérie, tout ce que je veux c’est de
voir l’Algérie, mon pays, progresser,
être compétitif au même titre que
n’importe quel pays, et si mon apport
intellectuel peut l’aider à progresser,
je l’offrirai avec plaisir sans que
l’article 51 dicte ce que je dois ou ne
dois pas faire en tant que citoyenne
algérienne.
Qualifieriez-vous cet article
d’aberration sachant que dans toutes les
Constitutions du monde, on dit que tous
les citoyens sont égaux ?
Je considère que cet article est
méprisable. Il est humiliant de penser
que l’Algérie dans l’état actuel n’a pas
besoin des capacités algériennes qui
sont à l’étranger, qui se sont trouvées,
qui occupent des postes importants aux
États-Unis, en France, en Belgique, au
Canada, peu importe le pays où elles/ils
se trouvent, qui sont consultées par des
organismes nationaux de ces différents
pays, mais notre chère Algérie pense que
nous sommes des sous-citoyens et qu’on
n’a rien à apporter à notre pays.
Es-ce que cet article 51 qui
prive les compétences algériennes
installées à l’étranger d’obtenir des
postes à responsabilité vous concerne ?
Personnellement, je n’ai aucune
aspiration pour occuper un poste
important en Algérie, mais j’ai
l’impression que l’on met en cause ma
citoyenneté et mes valeurs, comme si
j’étais devenue une Algérienne que l’on
peut jeter parce qu’on en n’a pas
besoin, ou parce que je suis une menace.
Je ne sais pas. D’une part, cela ne me
concerne pas parce que je n’ai pas
l’intention d’occuper un poste
important, d’autre part, cela met en
cause ma citoyenneté et mon amour pour
l’Algérie. Mes sentiments sont un peu
mitigés.
Pourquoi ce pouvoir, ce
gouvernement ou ce système politique
algérien a-t-il peur de l’immigration
algérienne installée à l’étranger ?
J’aurais du mal à répondre à cette
question et j’ose espérer que ce n’est
pas le cas. Mais j’imagine que l’on veut
encourager la médiocrité. Une nation qui
n’évolue pas sera toujours médiocre et
sera un peu plus manipulable, acceptera
plus l’injustice, contrairement à un
peuple qui fait appel à ses compétences
pour changer le pays, pour le ramener à
des valeurs qui sont égales à n’importe
quel autre pays au monde, qui soit
compétitif, surtout que nous sommes à
une ère de mondialisation. Si l’on veut
être compétitif, il faut utiliser tous
les moyens qui sont à notre disposition,
et il y a des milliers et des milliers
d’intellectuels algériens à l’étranger
qui sont prêts à aider leur pays, mais
malheureusement, on ne le leur permet
pas.
Croyez-vous que des pays qui
marginalisent leurs compétences à
l’étranger peuvent effectuer un
décollage quelconque, que ce soit dans
le domaine scientifique ou autre ?
Étant donné l’article 51, j’espère
qu’ils pourront le faire sans les
compétences algériennes établies à
l’étranger, ce dont je doute fort. S’ils
peuvent le faire, tant mieux, mais dans
l’état actuel des choses, et je ne suis
pas en train de dénigrer mes collègues
intellectuels qui sont toujours en
Algérie, loin de là, on a besoin de
toutes nos compétences, indépendamment
de leur localisation géographique. On
peut apprendre à tout âge, on peut
apprendre de n’importe qui, et c’est
peut-être l’une des valeurs les plus
importantes que j’ai apprises ici, aux
États-Unis, c’est qu’on apprend tous les
jours, on n’a jamais fini d’apprendre.
Alors qu’en Algérie, on sait tout, on a
tout appris, personne ne peut nous
apprendre quoi que ce soit, ce qui est
une erreur majeure.
Si l’État algérien faisait
appel à vos compétences, seriez-vous
partante ?
Je serais partante comme j’ai été
partante il y a quelques années quand
ils ont invité une quinzaine d’Algériens
installés aux États-Unis spécialisés
dans plusieurs domaines de la science.
Il y avait des biologistes, des
chimistes, des mathématiciens, des
physiciens, tous des scientifiques de
très haut calibre. Nous avons passé
trois jours en Algérie, nous avons fait
des conférences, établi des projets mais
cela fait maintenant cinq ou six ans,
voire plus, et rien ne s’est concrétisé.
Si mon pays fait appel à moi, je serais
plus que contente d’aider mais
j’aimerais qu’on ne me fasse pas perdre
mon temps et qu’on ait vraiment besoin
de moi, qu’on écoute mes recommandations
parce que je suis spécialiste dans mon
domaine. Si je suis dans une session de
consultation avec un organisme aux
États-Unis qui demande mon avis, on
m’écoute et prend en considération mes
recommandations en tant que spécialiste
de mon domaine. J’aimerais que l’Algérie
me témoigne le même respect que celui
que je connais ici. Je fais partie
d’Algerian American Foundation for
Culture, Education, Science and
Technology (la Fondation des Algériens
Américains pour la Culture, l’Education,
la Science et la Technologie). On essaie
de tisser des liens avec l’Algérie, on a
essayé par les canaux officiels, par le
Gouvernement, mais les choses n’ont pas
bougé, maintenant on essaie d’être
directement en contact avec nos
compatriotes intellectuels en Algérie,
pour développer des projets et tisser
des liens. On peut les recevoir, les
aider, etc.
Donc, malgré l’article 51 et
la stigmatisation de l’immigration,
malgré ce qu’ils ont fait, vous êtes
quand même prête à tendre la main ?
Tout à fait. L’année où j’ai décidé
de partir d’Algérie, mon rêve était
d’aller faire un doctorat en France, les
États-Unis n’étant même pas dans mon
radar, et de revenir enseigner en
Algérie, de revenir à Bab Ezzouar,
l’université qui m’avait formée. Mais
pendant ces six années de mon PhD, je
voyais comment les choses se
dégradaient. Je suis partie pendant la
décennie noire, donc l’idée de revenir a
pratiquement disparu. Et puis, je
trouvais un peu hypocrite de devoir
valider mes diplômes français en Algérie
pour avoir un poste.
Ils vous ont demandé de
valider en Algérie vos diplômes obtenus
en France ?
Oui. J’imagine qu’ils veulent faire
le même traitement que la France qui
veut que les diplômes algériens soient
validés en France. J’aurais aimé, mais
vu les conditions et le climat politique
à l’époque, l’idée de rentrer en Algérie
n’était plus une priorité, mais plutôt
la maîtrise de la langue anglaise.
Peut-être qu’un jour je rentrerai en
Algérie si l’occasion se présente et que
les conditions idéales sont réunies. Je
suis prête à rentrer à condition
d’apporter quelque chose de positif.
Vous êtes prête à rentrer
même s’ils vous mettent dans un bureau
quelconque, dans, par exemple, la wilaya
d’Adrar ?
Si l’occasion se présente pour moi de
rentrer et si je décide de rentrer, il
faudrait que ce soit dans mon domaine,
que je puisse apporter quelque chose de
positif dans le domaine de la recherche.
Tout ce qui touche aux maladies
neurodégénératives qui sont complètement
ignorées en Algérie, les maladies
d’Alzheimer, de Parkinson, les
traumatismes crâniens. Je n’ai pas envie
de me retrouver dans un bureau mais
plutôt dans un laboratoire, dans les
hôpitaux, là où je peux vraiment être
utile. Donc, si l’occasion se présente
pour moi de rentrer en Algérie, ce sera
pour apporter une plus-value, apporter
mon expertise.
Avec un parcours de
scientifique aussi riche, comment
voyez-vous l’Algérie d’aujourd’hui ?
Il y a environ quatre ans que je n’y
suis pas allée. J’envisage de partir
là-bas au mois d’avril donc, j’en saurai
plus à ce moment-là. Mais si je devais
comparer l’Algérie à une personne, je
dirais qu’elle essaie d’arranger
l’aspect extérieur alors qu’elle souffre
d’une maladie intérieure grave. On
essaie d’embellir Alger, notamment en
construisant des édifices énormes, alors
qu’il existe des problèmes à résoudre
beaucoup plus importants. Avant
d’édifier une super grande mosquée, le
théâtre d’Alger, toutes ces choses qui
sont à mes yeux dérisoires, il y a des
problèmes plus importants. Notamment
apporter des changements en matière
d’éducation, du système de santé, de
transport, d’hygiène dans la ville
d’Alger, etc. Je parle d’Alger étant
donné que c’est là où je vais quand je
suis en Algérie. Toutes ces
constructions n’ont pas lieu d’être et
ne sont pas d’une importance capitale
même si Alger pourrait être un peu plus
belle et attractive, mais il y a des
priorités. Il faut que l’Algérie
commence à penser à ses priorités.
Les dirigeants actuels de
l’Algérie éprouvent une véritable
fascination pour la France alors que
d’autres pays existent, et vous êtes
l’exemple de quelqu’un qui fait une
carrière brillante aux États-Unis.
Comment expliquez-vous que l’on puisse
s’enfermer dans une sorte de
cloisonnement alors que le monde est
vaste ? À votre avis, pourquoi les
dirigeants algériens se focalisent-ils
sur la France qui n’est pas aussi
importante et compétitive que d’autres
pays ?
J’imagine qu’il s’agit d’un complexe
relatif à la Guerre d’Indépendance. Nos
dirigeants actuels proviennent de cette
génération et n‘ont peut-être jamais
réussi à couper le cordon ombilical.
Honnêtement, quand je pense à l’Algérie,
je nourris beaucoup d’espoir par rapport
aux nouvelles générations. J’y vois
beaucoup de potentiel et d’ouverture sur
le monde.
On voit effectivement une
classe dirigeante tournée vers la France
et une jeunesse tournée vers le monde.
Comment expliquez-vous ce décalage ?
Comme je vous l’ai dit, la plupart de
nos dirigeants font partie de la
génération de l’époque de la Guerre
d’Algérie, et n’ayant sans doute jamais
coupé le cordon, la France est en
quelque sorte leur « mère-patrie ». On a
encore du mal à se détacher de cette
époque, on se compare toujours à la
France, on a toujours un complexe par
rapport à la France, et heureusement que
les nouvelles générations ne participent
pas à cette tendance. Cela peu paraître
un peu simpliste, mais je pense que la
nouvelle génération, parce qu’elle est
tournée vers les médias sociaux, réalise
que le monde ne se réduit pas à la
France, à Paris, donc j’ai beaucoup
d’espoir par rapport à cette nouvelle
génération. J’attends le jour où elle
prendra le pouvoir et qu’on avance
enfin.
Vous pensez que les
dirigeants actuels vont les laisser
passer ?
Eh bien, ce ne sont même pas des
sexagénaires, la moyenne d’âge de notre
gouvernement est entre 60 et 70 ans,
j’espère qu’ils ne vont plus rester très
longtemps, à moins qu’ils n’aient
découvert le gêne de la vie éternelle.
J’attends avec impatience une nouvelle
vague de jeunes dirigeants dynamiques,
des dirigeants de ma génération.
C’est la biologiste qui
parle, donc vous placez vos espoirs dans
la biologie (rires).
Absolument (rires).
Pour renchérir, comment
expliquez-vous que chez nous, de simples
maires de France, comme la maire de
Paris, Anne Hidalgo, ou le maire de
Bordeaux, Alain Juppé, qui sont
complètement insignifiants au regard du
monde ou même par rapport à des maires
de grandes villes aux États-Unis ou en
Chine, sont reçus en grande pompe par le
chef d’État, avec folklore, chorale et
les honneurs, alors que des chercheurs
tels que vous, qui avez un impact
universel sur la santé, êtes méprisés ?
Comment expliquez-vous ce mépris envers
nous-mêmes ?
Honnêtement, je ne sais pas. Je
n’étais même pas au courant qu’ils
recevaient des maires de villes
françaises comme des dignitaires.
Permettez-moi d’aller plus loin. Vous
dites qu’ils sont en train de recevoir
de simples maires de villes françaises
avec fanfares et tapis rouge, alors que
nous, Algériens intellectuels à
l’étranger, quand nous allons en Algérie
et demandons audience à nos
compatriotes, ministres ou délégués,
parce que nous avons envie de les aider,
de partager avec eux nos compétences, il
faut supplier pour avoir une audience,
et souvent, on fait face à des portes
fermées.
Vos recherches portent-elles
toujours sur la maladie d’Alzheimer, le
syndrome de Down et celui de la
Tourette, ou avez-vous d’autres projets
de recherche ?
Comme je vous l’ai expliqué plus tôt,
je m’intéresse principalement à la
maladie d’Alzheimer, mais aussi à tout
ce qui touche au cerveau, donc aux
traumatismes crâniens, au Gulf War
syndrome, syndrome spécifique aux
militaires qui ont participé à la Guerre
du Golfe en 1990-91, je m’intéresse
aussi depuis un an à tout ce qui est
nutrition saine, aux apports de
vitamines et de suppléments, et
également à tout ce qui est
génétiquement modifié. Je m’intéresse
aussi au vieillissement. La nutrition a
un lien avec le vieillissement. Il n’y a
pas de honte à vieillir mais on peut
vieillir dans des bonnes conditions,
saines, et retarder les maladies
neurodégénératives. Il y a de simples
choses que l’on peut faire comme de
l’exercice, manger sainement, pour
retarder ces maladies
neurodégénératives. Surtout en Algérie,
par exemple, où ces maladies ne sont pas
traitées de façon raisonnable, ou qui
sont mal diagnostiquées. En fait, en
Algérie, quelqu’un qui a une maladie
neurodégénérative, on a tendance à dire
« mahboul » (maboul) et c’est
tout, alors que ce sont des conditions
médicales.
Ce nouveau créneau de la
nutrition n’est-il pas propre à la vie
américaine, car on sait que beaucoup
d’Américains souffrent de surpoids, bien
que nous ayons chez nous un député, Baha
Eddine Tliba, qui pourrait bénéficier de
vos conseils ?
C’est sûr que c’est un problème qui
touche énormément de monde aux
États-Unis, dû à leur régime alimentaire
qui est très gras et sucré. C’est un
problème très important ici, ce n’est
pas un secret, mais on voit de plus en
plus des pays qui sont réputés pour être
des pays soi-disant « sains » comme la
France et ailleurs en Europe où
l’obésité est en augmentation. Ce n’est
pas un problème lié exclusivement aux
États-Unis. Certes, c’est un problème
énorme ici, mais il commence à se
répandre partout dans le monde. Et par
conséquent, le diabète aussi. En
Algérie, les signes d’opulence et
d’obésité commencent à se manifester
aussi. Allons-nous attendre le jour où
cela deviendra un problème ou
allons-nous essayer d’attaquer avant que
cela atteigne des proportions où le coût
médical sera une charge pour le pays ?
Là est la question.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est le Dr. Ghania
Ait-Ghezala ?
Le Dr. Ait-Ghezala est une
scientifique algérienne, chef du
département biologie génomique
moléculaire à l’Institut Roskamp aux
États-Unis, chargée de diriger une
équipe pluridisciplinaire qui se
consacre à la compréhension des troubles
neuropsychiatriques et neurodégénératifs
en mettant l’accent sur l’identification
et le développement de nouveaux agents
thérapeutiques pour le traitement de la
maladie d’Alzheimer. Elle est également
chef de la biologie moléculaire chez
Archer Pharmaceuticals où elle dirige le
programme axé sur le développement de la
biologie moléculaire et cellulaire.
Le Dr. Ait-Ghezala a obtenu son
diplôme à l’Université des Sciences et
Technologies Houari Boumediene (USTHB) à
Bab Ezzouar en Algérie. Elle a ensuite
obtenu un diplôme de maîtrise et un
doctorat en génétique moléculaire du
vieillissement. Son travail se
concentrait dans la cartographie
physique et la transcription de la
région D21S55-ERG impliquée dans la
pathogénie du syndrome de Down. Son
travail a conduit à l’isolement de neuf
unités de transcription. Le Dr. Ait-Ghezala
a reçu un prix de l’Association
Française du Syndrome de Down « AFRT
21 » pour ses réalisations dans le
domaine du syndrome de Down. En
1998-1999, elle a été nommée par le CNRS
de Paris pour travailler sur un projet
européen visant à créer un modèle de
souris surexprimant le gène de PCP4.
Elle a ensuite obtenu une bourse pour
une formation postdoctorale à l’Institut
Roskamp à l’Université de Floride du Sud
aux États-Unis, au département
psychiatrie dans le domaine des troubles
de l’enfance. Elle a poursuivi le
clonage et la caractérisation d’un point
de rupture chromosomique qui se produit
dans deux familles non apparentées avec
le syndrome de Tourette. Ses travaux lui
ont valu un prix prestigieux de
l’Association du Syndrome de Tourette,
puisqu’il n’est attribué que quinze fois
par année.
Le Dr. Ait-Ghezala est également
impliquée dans la formation d’étudiants
de différents collèges de la région de
Saratosa ainsi que des doctorants de
l’Université Internationale de Floride
et de l’Open University de Londres. Elle
est diplômée des membres du corps
professoral, de l’Ordre des Arts et des
Sciences, du CFR de Florida
International University. Elle fait
également partie du Programme de
doctorat Neuroscience de l’Open
University de Londres, affilié au centre
du Comité du Recrutement et des
Admissions 2008.
Published in Oximity, February
22, 2016:https://www.oximity.com/article/Le-Dr.-Ghania-Ait-Ghezala-Notre-ch-1
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