Algérie Résistance
Dr. Jean Bricmont :
« Aujourd’hui l’OTAN est totalement
obsolète »
Mohsen Abdelmoumen
Noam Chomsky et Jean Bricmont.
DR
Vendredi 21 avril 2017
English version here
Mohsen Abdelmoumen :
Quelle est votre analyse de la situation
qui prévaut en Syrie et en Irak ?
Dr. Jean Bricmont :
Elle est confuse, parce que les
États-Unis veulent soutenir le
gouvernement irakien qui est supposé
être leur allié – bien qu’il soit plus
proche de l’Iran que des États-Unis –
contre l État islamique mais veulent
aussi utiliser les mêmes islamistes, au
moins dans leur forme soi-disant
modérée, contre le gouvernement syrien.
Ne pensez-vous pas que la
décision du président Trump d’ordonner
des frappes contre la Syrie constitue un
grave précédent ? La seule solution de
la résolution du conflit syrien
n’est-elle pas politique et non
militaire ?
Elle est militaire en ce sens qu’elle
passe par la défaite de l’insurrection.
L’attaque américaine n’est pas
réellement un précédent – les États-Unis
ont déjà tué des militaires syriens.
Est-ce grave ? C’est évidemment une
violation du droit international ainsi
que de la constitution des États-Unis,
mais ce n’est pas la première fois que
cela se produit, ni la dernière. Il faut
voir la suite des événements pour
apprécier la gravité de la situation.
Ces attaques récentes ne vont pas
changer le rapport de force sur place,
sauf si elles sont suivies d’attaques
massives contre l’armée syrienne, ce qui
pourrait entraîner une guerre mondiale.
On verra.
Vous êtes physicien et vous
avez enseigné dans des universités
américaines. À votre avis, l’opinion
publique américaine peut-elle tolérer
une autre guerre impérialiste ?
Cela dépend ce qu’on appelle
l’opinion : l’opinion « éduquée » c’est
à dire les médias et les intellectuels
établis sont presque tous pour la
guerre. Ils ont évidemment une influence
sur la population, qui dépend des médias
pour s’informer et qui subit alors leur
propagande constante. Mais le sentiment
populaire qui s’est exprimé dans
l’élection de Trump est fatigué de cette
politique de guerre perpétuelle.
D’ailleurs, une bonne partie des
supporters de Trump sont furieux suite à
ces bombardements.
Les frappes américaines
contre la Syrie étaient une action
unilatérale. À quoi servent l’Union
Européenne, l’alliée de Washington,
l’Otan et surtout l’ONU ?
L’Union Européenne prétend être un
contre-poids face aux États-Unis, mais
comme les États membres ne peuvent pas
se mettre d’accord sur quoi que ce soit,
l’Union Européenne ne pèse d’aucun
poids. L’Otan est le bras armé des
États-Unis. Quant à l’ONU, elle a été
tellement instrumentalisée par les
États-Unis qu’elle est devenue
impuissante. Récemment les Russes et
parfois les Chinois utilisent assez
souvent leur veto, mais c’est lié au
fait que les résolutions avancées par
les États-Unis sont unilatérales.
À l’heure où tout le monde a
les yeux fixés sur la Syrie, on remarque
un redéploiement militaire des USA vers
l’Asie de l’Est. Ne pensez-vous pas que
la Corée du Nord est une éventuelle
cible de l’impérialisme US ?
Je ne vois pas quel intérêt les
États-Unis auraient à attaquer la Corée
du Nord. Et une telle attaque serait
risquée, vu que la Corée du Nord possède
des armes nucléaires. Mais il est
possible que leurs menaces soient une
façon d’intimider la Chine.
Certaines de mes sources
m’ont confirmé que les groupes
terroristes qui subissent des pertes
importantes en Syrie et en Irak se
redéploient vers l’Europe et l’Afrique.
Selon vous, l’Europe est-elle préparée à
un tel déferlement de terroristes ?
Je ne possède pas de telles sources,
donc je ne sais pas ce qu’il en est de
ce redéploiement. Mais il est évident
que l’Europe n’est pas capable
d’affronter le phénomène terroriste, si
celui-ci se systématise. Il y a deux
façons de contrer le terrorisme : l’une
c’est la méthode policière classique,
par infiltration des mouvements
terroristes ou par chantage et pressions
sur les terroristes arrêtés. Mais s’il y
a suffisamment de cellules terroristes
indépendantes, l’infiltration devient
compliquée. L’autre façon, c’est une
surveillance vraiment généralisée, mais
la société n’est pas encore prête à
accepter cela.
Les « returnees » ne
constituent-ils pas une menace
permanente face à une Europe qui aura du
mal à les combattre, surtout avec
l’absence de coordination dans la lutte
antiterroriste notamment avec les
Syriens et les Russes ?
Je ne sais pas dans quelle mesure les
terroristes sont des « returnees » ou
des gens ayant grandi ici. Mais
évidemment l’absence de coordination
avec les autres pays combattant le
terrorisme est une absurdité complète.
Autre pays dévasté par
l’OTAN, la Libye est devenue un
sanctuaire pour les terroristes et une
rampe de lancement pour des opérations
terroristes qui visent l’Algérie et
toute la région du Sahel. D’après vous,
l’implication des acteurs régionaux
n’est-elle pas la seule solution pour
éviter une nouvelle intervention
aventurière des États-Unis et de l’OTAN,
surtout que des informations parlent
d’un redéploiement militaire américain
en Afrique ?
Je n’ai pas de conseils à donner aux
acteurs régionaux. Quant à une nouvelle
intervention des États-Unis et de
l’Otan, pourquoi permettrait-elle plus
que l’intervention précédente de
stabiliser la région ?
Vous avez sans doute entendu
les déclarations d’Emmanuel Macron
concernant la colonisation de l’Algérie
par la France. Ne pensez-vous pas que ce
candidat a utilisé ce dossier à des fins
électoralistes ? Comment ce banquier
d’affaire chez les Rothschild, défenseur
d’Israël et des sionistes, du grand
capital et de la mondialisation, peut-il
prétendre défendre le peuple algérien
qui a subi l’oppression coloniale ?
Je pense que les hommes et femmes
politiques devraient se limiter à faire
des propositions politiques et pas à
faire de grandes déclarations dans un
sens ou l’autre sur l’histoire, la
morale, la religion, etc. Je ne vois pas
en quoi une déclaration sur le
colonialisme défend en quoi que ce soit
le peuple algérien. Celui-ci est
indépendant et doit résoudre ses propres
problèmes – qui ne sont pas minces.
Personne en France ne veut recoloniser
l’Algérie. La déclaration de Macron sert
peut-être à attirer le vote des «
banlieues » mais c’est une très mauvaise
raison de voter pour lui, puisque cette
déclaration n’a aucun effet réel.
Dans ces élections
françaises, on a remarqué une absence de
débat de fond, une multiplication
d’affaires et de fausses polémiques.
L’offre politique en France est-elle à
la hauteur des attentes du peuple
français ?
Pour moi, c’est lié au fait que la
France n’est plus qu’une province de
l’Europe. Les décisions importantes sont
prises à Bruxelles, Francfort ou
Washington. D’où l’absence de débat de
fond sur la politique. Néanmoins, chacun
à leur façon, Mélenchon et Marine Le Pen
posent des questions de fond, mais ils
devraient savoir qu’à l’intérieur de
l’Europe aucune autre politique n’est
possible. Il existe un candidat lucide
sur ces questions : François Asselineau,
de l’Union Populaire Républicaine. Il
est le seul à proposer de sortir de
l’Union Européenne, de l’euro, et de
l’Otan. Mais il est peu connu et très
marginal.
On a vu que les médias de
masse ont failli aux États-Unis lors de
l’élection présidentielle américaine,
idem lors du Brexit au Royaume Uni, et
en France ils continuent à parler des
sondages et des favoris des élections
présidentielles. Ne pensez-vous pas que
les médias mainstream ont perdu toute
crédibilité et que la véritable
information est à trouver dans les
médias alternatifs ?
Pour les sondages, je ne sais pas ;
ils se trompent mais pas de gros
pourcentages et je ne pense pas qu’ils
soient manipulés. Pour les médias, je
pense qu’ils ne sont pas crédibles, mais
qu’une bonne partie de l’opinion
continue à leur faire confiance.
Contrairement aux États-Unis et au
Royaume Uni, en Europe continentale il y
a une très forte pression liée à la «
mémoire » de la guerre et du fascisme
qui pousse les gens à accepter l’ordre
établi. Je pense que cette mémoire est
essentiellement mystificatrice, mais
c’est une autre histoire.
À votre avis, que gagne donc
l’Europe en diabolisant Vladimir Poutine
et en cessant tout partenariat avec la
Russie ? Ne pensez-vous pas que la
Russie est une puissance incontournable
et que les Européens ont intérêt à
cesser leur politique suiviste des
États-Unis ?
Oui ils y ont intérêt, mais c’est là
qu’on voit qu’il y a une différence
entre les intérêts bien compris des
capitalistes et la vision du monde
promue par les médias. Ce sont ces
derniers qui mènent une guerre
idéologique constante contre la Russie.
C’est aussi pourquoi cette « guerre » a
plus de succès dans la gauche, qui est
souvent fidéiste par rapport aux médias
dominants, que dans la droite, du moins
celle qui pense en termes d’intérêts
nationaux.
J’ai interviewé et échangé
avec divers militaires de haut rang qui
m’ont affirmé que l’OTAN devrait
disparaître parce qu’il a été
initialement créé pour combattre l’Union
soviétique. Quel est votre avis ?
D’abord, il n’y avait même pas besoin
de combattre l’Union soviétique, vu que
celle-ci a voulu garder les positions
obtenues à la fin de la guerre, mais n’a
jamais cherché à aller au-delà. Elle n’a
pas soutenu les communistes dans la
guerre civile grecque et a laissé la
Finlande indépendante, alors que
celle-ci était vaincue et avait combattu
l’URSS à côté des Allemands. D’un autre
côté, l’Otan n’est jamais intervenue
directement lors de l’invasion de la
Hongrie ou de la Tchécoslovaquie.
Aujourd’hui l’Otan est totalement
obsolète, les Russes n’ayant aucune
intention d’envahir qui que ce soit,
mais les bureaucraties ont un art
consommé de se perpétuer longtemps au
delà de leur limite de péremption, en
agitant des menaces imaginaires dont
elles sont supposées nous protéger.
Si avec Killary Clinton on
voyait se profiler une guerre totale
imminente, pensez-vous que
l’administration Trump ne va pas
commettre l’irréparable face aux Russes
et aux Chinois ?
D’une certaine façon, Clinton a gagné
les élections. Du moins, les pressions
de l’axe néo-conservateurs-impérialistes
humanitaires qui regroupe une bonne
partie des républicains et des
démocrates ainsi que des médias ont
amené Trump à une politique clintonienne.
Quant à l’irréparable, qui vivra verra,
et si l’irréparable se produit, on ne
verra pas parce qu’on ne survivra pas.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est le Dr. Jean Bricmont
?
Jean Bricmont est un physicien belge.
Il enseigne la physique théorique à
l’Université catholique de Louvain
(Belgique) et est membre de l’Académie
Royale de Belgique. Il a obtenu son
Doctorat en 1976 à l’Université
catholique de Louvain. Il a travaillé en
tant que chercheur à l’Université
Rutgers et a ensuite enseigné à
l’Université de Princeton, aux
États-Unis. Ses recherches lui ont valu
deux distinctions : le prix J. Deruyts
de l’Académie Royale de Belgique en 1996
et le prix quinquennal FNRS (A. Leeuw-Damry-Bourlart)
en 2005.
Jean Bricmont est aussi connu comme
étant un activiste rationaliste qui
s’associe aux intellectuels américains
tels que Noam Chomsky, Alan Sokal, etc.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages
dont : « Impostures
intellectuelles » (2003) avec Alan
Sokal ;
Impérialisme humanitaire : Droits de
l’homme, droit d’ingérence, droit du
plus fort ? avec François
Houtart (2005) ;
Making Sense of Quantum Mechanics
(2016) ;
Chomsky Notebook (2010) avec
Julie Franck et Noam Chomsky ;
Hidden Worlds in Quantum Physics
avec le Dr. Gérard Gouesbet
(2013) ;
Occupy avec Noam Chomsky (2013
);
Raison contre pouvoir : Le pari de
Pascal avec Noam Chomsky (2009)
;
Le monde qui pourrait être : Socialisme,
anarchisme et anarcho-syndicalisme
avec Bertrand Russel (2014) ;
A l’ombre des Lumières : Débat entre
un philosophe et un scientifique
avec Régis Debray (2003), etc.
Published In English in American
Herald Tribune, April 20, 2017: http://ahtribune.com/world/1624-jean-bricmont.html
In Oximity: https://www.oximity.com/article/Dr.-Jean-Bricmont-Aujourd-hui-l-Otan-e-1
Reçu de l'auteur pour
publication
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