Interview
Dr. Melvin Goodman : « Nous n’avons
évidemment rien appris de la défaite au
Vietnam il y a quarante ans »
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Melvin
Goodman. DR.
Mardi 17 avril 2018 English version here
Mohsen
Abdelmoumen : Dans votre livre
incontournable “Whistleblower at the
CIA: An Insider’s Account of the
Politics of Intelligence”, vous
faites un témoignage historique sur le
fonctionnement interne de la communauté
du renseignement américain. Quel a été
l’impact de votre constat sur le monde
du renseignement ? Depuis la parution de
votre livre, pensez-vous qu’il y a eu
des changements positifs au sein des
services de renseignement ou, au
contraire, les mêmes pratiques que vous
dénoncez continuent-elles ?
Dr. Melvin
Goodman : Depuis mon témoignage au
Congrès en 1991, il y a eu une plus
grande reconnaissance du problème de la
politisation du renseignement. Mais mes
livres de 2008 et 2017 sur la CIA n’ont
pas reçu suffisamment d’attention à mon
avis. De plus, la soi-disant «réforme»
du renseignement après le 11 septembre
n’a fait qu’empirer les choses en
élargissant la militarisation du
renseignement. En outre, les nominations
de directeurs tels que Gina Haspel, Mike
Pompeo, Gen. Petraeus, et Leon Panetta
indiquent que nous avons besoin d’un
président qui comprend le besoin d’un
directeur de la CIA indépendant et
pragmatique. Sous ces dirigeants, la CIA
est beaucoup trop devenue une
organisation paramilitaire.
En lisant votre
livre “Failure of Intelligence: The
Decline and Fall of the CIA“,
peut-on affirmer que la CIA a échoué
dans son rôle et ne pensez-vous pas que
la communauté du renseignement doit être
réformée ?
La CIA a en effet
échoué à renforcer la capacité de mener
des activités de renseignement
stratégique. Une véritable réforme
mettra l’accent sur le rôle de l’action
secrète et de l’activité clandestine et
élargira le rôle de l’analyse du
renseignement et du renseignement à long
terme.
Vous qui
connaissez bien les questions relatives
au renseignement pour être un vétéran de
la CIA, que pensez-vous de la nomination
à la tête de la CIA de Gina Haspel,
surnommée Gina la Sanglante à cause de
sa pratique de la torture, et de Mike
Pompeo au Secrétariat d’État ?
Les nominations de
Haspel à la CIA et de Pompeo à l’État
rapprochent l’administration Trump d’un
«cabinet de guerre» qui pourrait
rétablir la torture et les abus ainsi
qu’un recours accru à la force
militaire. Aucun d’entre eux n’est
qualifié pour les postes dans lesquels
ils ont été nommés. Les deux vont être
soumis à la critique dans le processus
de nomination, et Haspel peut même être
rejetée par le Sénat. Nommer John Bolton
conseiller à la sécurité nationale, ne
fait qu’aggraver la situation dans son
ensemble.
Dans votre livre
“National Insecurity, The Cost
of American Militarism“, vous
appelez à la démilitarisation de la
politique américaine. Je perçois votre
livre comme un manifeste contre le lobby
militaro-industriel. Qu’en pensez-vous ?
Le président
Eisenhower a mis en garde contre le
lobby militaire-renseignement en 1961 et
le problème est devenu beaucoup plus
important ces dernières années. Les
grandes sociétés militaro-industrielles
ont trop de contrôle sur le budget
militaire et le budget militaire est
beaucoup trop important. L’abus de
puissance militaire n’a fait que
s’aggraver au vu des échecs des
États-Unis en Irak et en Afghanistan au
cours des 17 dernières années. Nous
n’avons évidemment rien appris de la
défaite au Vietnam il y a quarante ans.
Vous avez un
regard à la fois pertinent et très
critique envers l’actuelle
administration Trump. Pouvez-vous nous
expliquer pourquoi ?
Ma principale
préoccupation au sujet de
l’administration Trump est le manque de
qualifications du président et
pratiquement de toutes ses nominations.
La plupart des membres du cabinet ne
comprennent pas les ministères et
organismes dans lesquels ils ont été
nommés pour les diriger. Et ceux qui
sont qualifiés, comme Pruitt à l’EPA (ndlr :
Agence pour la protection de
l’environnement) et Zinke à l’Intérieur,
sont engagés dans une gérance qui
compromettra le rôle des ministères. Le
manque de boussole morale pour
l’ensemble de l’administration est
inquiétant, et la sélection de tant
d’officiers généraux ferait se retourner
les Pères fondateurs dans leur tombe.
Dans l’escalade
entre les Occidentaux et la Russie sur
le dossier syrien, pensez-vous qu’il y
ait un risque de conflit nucléaire ?
Je ne vois pas le
risque d’un conflit nucléaire, bien que
le président actuel des États-Unis ne
comprenne pas la nature meurtrière des
forces nucléaires et manque d’outils
d’enquête critique pour même comprendre
les questions militaires et
diplomatiques critiques. Par conséquent,
la Syrie demeure un sujet de
préoccupation pour le conflit entre les
États-Unis et la Russie ainsi que pour
un conflit plus large impliquant des
puissances extérieures telles que l’Iran
et Israël. La situation chaotique
actuelle en Syrie est la «tempête
parfaite» pour un échange accidentel ou
un conflit accidentel. Toute personne de
bon sens ne verrait rien à gagner en
Syrie, mais l’introduction d’États non
arabes (par exemple, la Russie, les
États-Unis, Israël, la Turquie et
l’Iran) a créé une situation difficile à
un moment où il n’y a pas d’hommes
d’État évidents pour créer l’ordre ou la
stabilité. Le «cabinet de guerre» de
Trump est un problème particulier à cet
égard.
Vous êtes un
grand spécialiste des questions de
défense et de renseignement, pourquoi,
d’après vous, les Occidentaux, à leur
tête les États Unis, n’ont-ils pas de
volonté réelle de combattre le
terrorisme ?
Comment dans le
monde pouvez-vous même suggérer que les
États-Unis manque de la volonté de
lutter contre le terrorisme ? Depuis le
11 septembre, les États-Unis ont mené
deux guerres perdues en Irak et en
Afghanistan dans le cadre de la guerre
mondiale contre le terrorisme. Nous
avons perdu des milliers de milliards de
dollars et des milliers de vies. Nous
n’avons rien gagné à cause de cette
perte de sang et de richesse.
Malheureusement, le manque de volonté
est dans la communauté arabe au
Moyen-Orient, pas en Occident.
Pensez-vous que
la Guerre Froide est réellement finie,
surtout quand on voit le conflit larvé
permanent entre les Occidentaux et la
Russie ? Quel est votre avis sur
l’affaire Skripal ?
Le retour de la
guerre froide est une source de
tristesse. Les États-Unis ont eu une
excellente occasion de créer un nouvel
environnement stratégique en 1991,
lorsque l’Union soviétique a été
dissoute. Au lieu de cela, nous avons
élargi l’OTAN (une idée terrible);
abrogé le Traité ABM (une autre idée
terrible) et déployé une défense
antimissile en Pologne et en Roumanie
afin de contrer une éventuelle attaque
iranienne contre l’Europe de l’Est (une
absurdité). Il est temps pour un
dialogue russo-américain sérieux, mais
les États-Unis ont abandonné la
diplomatie et Vladimir Poutine est allé
trop loin en essayant d’exploiter
l’élection présidentielle de 2016.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Melvin
Goodman ?
Le Dr. Melvin A.
Goodman est chercheur senior au Center
for International Policy à Washington,
DC, et professeur adjoint de relations
internationales à l’Université Johns
Hopkins. Sa carrière gouvernementale de
42 ans comprenait des visites à la
Central Intelligence Agency, au
Département d’État et au National War
College du Département de la Défense, où
il était professeur de sécurité
internationale.
Ses livres sur la
sécurité internationale incluent “A
Whistleblower at the CIA: The Path of
Dissent”, “National Insecurity:
The Cost of American Militarism”, “Bush
League Diplomacy: How the
Neoconservatives are Putting the World
at Risk”, “The Wars of Eduard
Shevardnadze”, “The Phantom
Defense: America’s Pursuit of the Star
Wars Illusion”, “The End of
Superpower Conflict in the Third World”
et “Gorbachev’s Retreat: The Third
World.”
Il a écrit de
nombreux articles et essais parus dans
le New York Times, le
Washington Post, le Baltimore Sun,
Foreign Policy, Harper’s
Magazine, le Bulletin of the
Atomic Scientists, et le Foreign
Service Journal. Ses apparitions à
la télévision incluent le PBS
Newshour, le Amy Goodman show, NBC et
CBS. Il a donné des conférences dans
des campus universitaires partout au
pays ainsi qu’à de nombreuses sections
du World Affairs Council, du Council on
Foreign Relations et de diverses
organisations de vétérans. En 1991, il a
témoigné devant le comité du
renseignement du Sénat afin de bloquer
la nomination de Robert M. Gates en tant
que directeur de la CIA.
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