Interview
Dr. Pieter Van Ostaeyen :
« Nous aurions pu éviter la montée de
Daech »
Mohsen Abdelmoumen
Dr. Pieter
Van Ostaeyen. DR.
Vendredi 16 février 2018
English version here
Mohsen Abdelmoumen : Dans
votre livre « Staat van terreur,
De jihadistische revolutie » vous
évoquez entre autres le printemps arabe
et la genèse du conflit en Syrie avec
l’émergence de différents groupes
terroristes. Pourquoi, d’après vous,
ceux qui ont profité du chaos qui a
prévalu après le printemps arabe
sont-ils les groupes terroristes ?
Dr. Pieter Van
Ostaeyen : Dans les pays qui sont
sortis des révolutions arabes dans le
chaos absolu (Libye, Syrie), les groupes
djihadistes ont profité de l’absence
totale de contrôle par un gouvernement
central et ont utilisé l’anarchie et le
chaos pour constituer un réseau de
soutien. En Syrie, on ne peut nier le
fait que des djihadistes de longue date
et bien connus ont été libérés des
prisons d’al-Assad. Rappelez-vous qu’Assad
a toujours dit qu’il combattait les
terroristes, pas les rebelles. Ces
djihadistes ont rapidement pris la tête
de la rébellion avec pour conséquence la
situation actuelle.
Vous avez écrit
“The role of Belgian fighters in the
Jihadification of the Syrian war from
plotting early in 2011 to the Paris and
Brussels attacks”. Pourquoi les
djihadistes belges ont-ils eu un rôle
aussi important dans le conflit syrien ?
Parce qu’il y en a
tellement. Certains d’entre eux sont
partis pour le Liban et/ou la Syrie
avant même que les manifestations ne
commencent en Syrie. D’autres hommes ont
joué un rôle crucial dans le recrutement
via les médias sociaux par exemple.
Ensuite, nous avons la majorité du
réseau derrière les attentats de Paris
et de Bruxelles qui consistaient en des
combattants belges.
Depuis les
attentats de Bruxelles et de Paris, les
services de renseignement ont-ils pris
des mesures préventives pour contrer
d’autres actes terroristes ou peut-on
dire que le risque zéro n’existe pas ?
Des mesures ont été
prises mais le risque zéro n’existe pas
vraiment, j’en ai peur.
Qu’en est-il de
la coopération des services de
renseignement des pays européens entre
eux et de leur coopération avec les
services de renseignement hors Europe
comme la Russie, la Syrie, l’Algérie,
etc. ?
La coopération
intereuropéenne est plus ou moins ok. La
coopération avec le gouvernement syrien
est inexistante à ma connaissance et je
ne sais pas comment nous coopérons avec
les Russes.
Vous êtes l’un
des meilleurs experts européens en
matière de terrorisme dont vous avez
bien étudié le phénomène, à votre avis,
comment régler le problème des returnees ?
Faut-il juger les terroristes des pays
occidentaux sur place dans les pays où
ils ont commis leurs crimes, ou faut-il
les rapatrier pour les juger ?
C’est un peu un
dilemme. D’un point de vue humanitaire,
nous devrions les rapatrier et les juger
en tant que citoyens européens. D’un
autre côté cependant, s’ils sont jugés
en Syrie ou en Irak, nous en sommes
débarrassés comme tout le monde le
préfère.
Les mass-médias
ne parlent pas beaucoup des djihadistes
femmes ni des enfants soldats de Daech.
Ne pensez-vous pas que ces deux
catégories constituent des bombes à
retardement, notamment ceux qui sont
présents sur le sol européen ?
Oui, ils le sont en
effet. Comme chaque combattant revenu.
Des sources
évoquent le redéploiement massif des
troupes de Daech vers la Libye. D’après
vous, n’y a-t-il pas un risque
d’embrasement et un déplacement des
actes terroristes à court ou moyen terme
dans tout le Sahel ?
Non seulement le
Sahel restera le théâtre des groupes
djihadistes, mais il est très probable
que les restes de Daech retourneront
dans les déserts d’Irak et de Syrie et
reviendront à la tactique de
l’insurrection terroriste.
Les pays
occidentaux ont-ils appris les leçons de
la lutte antiterroriste qui a été menée
par le peuple algérien dans les années
‘90 et plus récemment par les peuples
irakiens et syriens ?
Clairement non. La
guerre en Syrie aurait pu être arrêtée
il y a des années et nous aurions pu
éviter la montée de Daech. L’exemple
irakien n’est pas la meilleure vitrine
d’ailleurs, car la montée de Daech a été
facilitée en raison de la suppression
des minorités sunnites par le
gouvernement chiite.
Comment
voyez-vous l’utilisation en toute
impunité des réseaux cryptés comme
Telegram ou des réseaux sociaux comme
Twitter et Facebook par des groupes
terroristes comme Daech ? Les réseaux
sociaux ne sont-ils pas coupables de
donner des espaces de communication à
des groupes terroristes ?
D’une certaine
manière oui, cependant je crois qu’il
est préférable que nous sachions ce qui
se passe réellement.
S’il y a une
nécessité de combattre Daech et les
groupes terroristes militairement, le
combat n’est-il pas avant tout
idéologique ? Comment voyez-vous le fait
que des manuels de djihadistes circulent
librement dans des pays européens ?
Il devrait être de
nature idéologique, mais si l’idéologie
de Daech n’est pas comprise, à quoi cela
sert-il de la contrecarrer? La
propagande, comme les manuels
djihadistes, sera toujours là. Je ne
pense pas que nous puissions faire quoi
que ce soit pour arrêter cela.
N’est-il pas
nécessaire de s’attaquer aux sources
financières du terrorisme en général et
de Daech en particulier sachant que leur
butin de guerre, d’après certaines
sources, se trouve actuellement en
Europe ?
Qu’entendez-vous
par leur butin de guerre en Europe?
Daech a déjà considérablement perdu des
ressources financières en raison de la
perte de terres et d’influence.
Selon vous, quel
est le moyen le plus efficace pour
démanteler les cellules dormantes qui
sont éparpillées entre autres sur le sol
européen, surtout en sachant que la
méthode d’infiltration est difficile à
mettre en place avec des groupes
terroristes endurcis et bien
structurés ?
J’ai peur de ne pas
savoir comment nous pouvons trouver,
retracer et éliminer les cellules
dormantes. Voyez par exemple ce qui
s’est passé à Barcelone l’été dernier,
c’est seulement du fait qu’ils ont fait
exploser leur propre maison de
gardiennage que quelque chose de
beaucoup plus grand a été empêché de se
produire.
Les médias de
masse surtout mainstream jouent-ils leur
rôle dans la lutte antiterroriste ou y
a-t-il des carences et surtout une
difficulté à traiter les sujets relatifs
au terrorisme ?
Les médias
traditionnels ne s’intéressent à la
lutte contre le terrorisme que si des
catastrophes surviennent (comme de
grandes attaques). La situation sur le
terrain dans la région MENA reste
désespérément sous-estimée.
Ceux qui ont
suivi la naissance de Daech ont remarqué
qu’ils ont eu un effectif très important
avec de milliers de terroristes issus de
plusieurs nationalités. Comment se
fait-il que depuis les offensives que ce
soit de la coalition internationale ou
des Russes, on n’a aucun chiffre des
terroristes abattus et que ces milliers
de terroristes ont disparu comme par
enchantement ? Où est l’effectif de
Daech d’après vous ? Sont-ils tous en
Libye ?
Excellente
question. Je suppose que la coalition
internationale ne le sait pas non plus.
Beaucoup ont été tués, quelques uns
emprisonnés. Mais en effet qu’est-ce qui
est arrivé avec le reste d’entre eux?
Est-ce qu’ils sont revenus? Est-ce
qu’ils sont allés en Libye ou au Sinaï?
Personne ne le sait.
Vous liez le
phénomène du terrorisme avec l’échec des
politiques d’intégration en Europe. On
remarque que dans les attentats de
Bruxelles comme de Paris, les
terroristes sont issus de Molenbeek,
quartier connu de Bruxelles. Comment
expliquez-vous cela ?
Ce n’est pas
seulement lié à l’échec de
l’intégration. L’affaire Molenbeek est
particulièrement intéressante puisque le
réseau derrière les attentats de Paris
et de Bruxelles provenait en grande
partie du réseau derrière Zerkani, de
sorte que ce réseau pourrait être décrit
comme un réseau de gangsters-djihadistes.
Ce n’est certainement pas seulement leur
statut économique ou social qui a joué
un rôle.
L’Europe ne
doit-elle pas revoir sa politique à
l’égard de l’Arabie saoudite et du Qatar
qui sont à la fois les bailleurs de
fonds et les géniteurs du terrorisme ?
Encore une fois,
c’est une situation difficile car nous
avons encore d’énormes intérêts
économiques dans ces pays.
Quelles sont
d’après vous les mesures les plus
importantes à prendre en urgence par les
gouvernements européens pour contrer le
terrorisme ?
Investissements
dans les capacités de recherche et de
renseignement et tentative
d’amélioration de l’intégration des
nouveaux arrivants dans nos sociétés.
Certaines
sources parlent d’une nouvelle
organisation terroriste dont le nom est
Khorasan. D’après vous, avec la perte du
territoire, Daech est-il en train de se
restructurer en se transformant en une
organisation terroriste clandestine avec
des réseaux dormants, un autre type de
communication et des groupes éparpillés
dans le monde, comme on le voit avec
Al-Qaïda ?
Comme répondu plus
haut : oui, en effet, ils reviendront à
leurs vieilles tactiques
Vous êtes membre
du Centre international pour le
contre-terrorisme à la Haye et du
European Policy Center. Peut-on
connaître les missions exactes de ces
organismes et vos rapports d’expert
sont-ils pris en compte par les
différents gouvernements européens ?
J’ai bien peur que
ce soit une question que vous devriez
poser aux organisations elles-mêmes.
Interview
réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Pieter
Van Ostaeyen ?
Pieter Van Ostaeyen
est un historien belge qui a étudié
l’histoire médiévale avec une
spécialisation dans l’histoire des
croisades (KULeuven 1999) et des études
arabes et islamiques, en se concentrant
sur l’histoire de Salah ad-Din al-Ayyubi
et des Assassins (KULeuven 2003). Pieter
Van Ostaeyen analyse le conflit en Syrie
depuis le début en 2011. En 2012, il a
commencé à faire des reportages sur les
combattants étrangers et les groupes
extrémistes tels que Jabhat al-Nusra,
Ahrar as-Sham, Jund al-Aqsa et l’État
islamique. Depuis le 1er septembre 2016,
il est doctorant à l’Université de
Louvain et étudie l’utilisation des
médias sociaux dans le conflit
idéologique entre al-Qaïda et l’État
islamique. En 2015, il a publié son
premier livre « Van Kruistochten tot
Kalifaat » (Des croisades au
califat) avec Pelckmans et « Staat
van Terreur: De Jihadistische revolutie »
(État de la terreur : la révolution
djihadiste) avec Polis en 2018. Pieter
Van Ostaeyen est expert auprès de l’ICCT
(Centre international pour le
Contre-terrorisme) à La Haye et de l’European
Foundation for Democracy (Fondation
européenne pour la Démocratie).
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