Algérie Résistance
Le prof. Fares Mesdour: « Plus de 28 000
scientifiques et intellectuels ont fui
l’Algérie en très peu de temps »
Mohsen Abdelmoumen
Le
Professeur Fares Mesdour. DR.
Jeudi 11 février 2016
Mohsen Abdelmoumen :
Quelle est votre évaluation de la
situation économique actuelle de
l’Algérie ? Comment expliquez-vous
qu’avec ces fameux 800 milliards de
dollars dépensés en quinze ans, on n’a
pas effectué un décollage économique ?
Prof. Fares Mesdour :
En fait, pour parler de l’état
de l’économie algérienne, après plus de
quinze ans qui se sont écoulés depuis le
début du XXIe siècle, nous avons une
économie sous-développée dans un pays
encore plus arriéré. La situation
économique de l’Algérie en tant que pays
industrialisé et pourvue de
potentialités en dehors du cadre des
hydrocarbures était bien mieux dans les
années 1970 et au début des années 1980.
Une économie incapable d’exporter 1
milliard $ en-dehors des hydrocarbures
et leurs dérivés est une économie morte,
et ceux qui dirigent cette économie sont
les premiers à avoir échoué.
Les 800 milliards $ évoquent la plus
grande opération de gaspillage et de
galvaudage des deniers publics de toute
l’humanité, sans qu’il y ait un impact
sur l’amélioration de la vie des
citoyens. Ni les hôpitaux ne sont en
mesure de soigner les citoyens, ni les
universités ne participent au décollage
économique par l’utilisation des
ressources humaines produites par leurs
activités.
On n’est même pas arrivé à développer
un secteur agricole capable de nous
nourrir et de nous dispenser d’importer
de l’étranger, pire, nous sommes
incapables de garantir notre sécurité
alimentaire. Nous avons littéralement
gaspillé tout cet argent en l’exposant à
la malversation et au pillage des
corrompus, c’est ainsi qu’on a gonflé
les factures pour le bénéfice de ceux
qui ont saigné les ressources de ce pays
à coup de milliards.
Le Dr. Mahatir de Malaisie
n’a sans doute pas eu les moyens de
l’Algérie pour développer son pays, lui
qui s’inspirait de la pensée de Malek
Bennabi. Quelle est la différence entre
nous et la Malaisie ou le Vietnam ? Où
se situe notre problème ? Est-il
purement technique ou fondamentalement
politique ?
La différence entre ceux qui ont
gouverné le pays tout au long de ces
décennies, en particulier dans les deux
dernières décennies, et le Dr. Mahathir,
c’est que ce dernier avait tout planifié
et mis ses plans en pratique, alors que
ceux qui nous dirigent discourent et ne
font rien. Le Dr. Mahathir a inculqué à
son peuple l’amour du travail, mieux, il
a sacralisé le travail, alors que chez
nous, nos dirigeants ont instillé en
nous l’amour de la paresse et de la
fraude jusqu’au point où nous pouvons
recevoir une rémunération sans
travailler. Le Dr. Mahathir n’a pas eu
les moyens dont disposaient nos
dirigeants, mais comme il était honnête
avec son peuple, celui-ci lui a rendu la
pareille en se dévouant pour servir leur
pays. Quant à nous, la résultante du
mensonge et de la corruption qui
caractérisent le système de gouvernance
fait que nous fuyons notre propre pays
en nous jetant dans la mer pour échapper
à la corruption et aux corrompus.
Notre problème réside dans ceux qui
nous dirigent et gèrent notre économie,
et malheureusement nous avons eu les
pires gestionnaires du monde, mais
encore plus bizarre et plus étrange,
c’est que le corrompu et celui qui a
échoué dans nos gouvernements
respectifs, a toujours trouvé un endroit
pour se mettre à l’abri. Mieux encore,
les ministres impliqués dans des
affaires de corruption sont restés dans
les gouvernements successifs jusqu’à ce
qu’on les désigne comme des dinosaures
gouvernementaux indestructibles.
Vous proposez des solutions
et des alternatives. Les autorités vous
écoutent-elles ?
On se méprise les uns les autres et
on n’accepte pas les opinions d’autrui.
J’ai émis des idées pour sauver
l’économie algérienne dans toutes les
chaînes satellitaires, y compris dans
les chaînes gouvernementales, mais
personne n’a entendu, à part
quelques-unes des idées exposées et qui
ont été appliquées de manière erronée.
Par exemple, la proposition d’une
réunion et d’un dialogue avec des
chercheurs et des experts algériens. Le
gouvernement a invité des experts (dont
je n’étais pas en dépit du fait que j’en
étais le promoteur), et ce qui s’est
passé c’est que le premier ministre,
plutôt que de venir s’asseoir et
d’écouter les experts et les chercheurs,
a fait un discours de trois heures
consécutives. Au lieu de venir écouter
les chercheurs et les experts, ce sont
ces derniers qui ont écouté son
discours.
Comment se fait-il qu’un pays
qui vit des crises multiples peut
marginaliser, via sa nouvelle «
constitution », les potentialités de son
immigration à l’étranger qui compte de
nombreux chercheurs et des cadres de
valeur qui font rayonner les pays dans
lesquels ils vivent ? N’est-ce pas un
suicide politique, économique et social,
de rejeter ces potentialités ?
On n’a pas donné la possibilité aux
compétences algériennes, que ce soit à
l’intérieur ou à l’étranger, de
contribuer au développement de
l’économie du pays, et on a dégoûté
celui qui vit à l’étranger de revenir
servir le pays. Plus de 28 000
scientifiques et intellectuels ont fui
l’Algérie en très peu de temps, suivis
par des dizaines de milliers d’autres,
tout cela en raison du fait que le
système rejette les compétences.
Comment un intellectuel
algérien peut-il s’épanouir dans le pays
des Haddad, Tliba, Saïdani, Ouyahia ?
L’intellectuel ne peut pas parvenir à
un épanouissement et à un développement
tant qu’il est représenté au Parlement
par des spécimens aussi corrompus, c’est
le moins que l’on puisse dire, et qui
dans un passé récent faisaient du
business dans le marché noir et
l’informel. Cela n’amènera rien de bon
tant que ces gens représenteront le
peuple. Ils sont arrivés au Parlement
par la fraude, la corruption et la vente
des sièges parlementaires (plus connues
sous le nom de la chkara).
Et puis, il y a ceux qui sont à
l’extérieur du Parlement et qui ont
exercé le pouvoir en prouvant leur échec
et leur incapacité à diriger les
affaires de l’État, mais l’Algérie est
le seul pays au monde où on peut à
chaque fois renouveler la confiance en
ceux qui ont échoué, avec une
permutation de poste à la clé.
Vous avez fait une étude sur
la Grande Mosquée d’Alger. Tous les
paramètres que vous avez exposés ont-ils
été pris en compte ?
Mon étude sur la Grande Mosquée de la
République algérienne était purement
économique et construite sur un principe
fondamental qui disait : comment
construire une mosquée qui immortalise
de façon claire l’indépendance de
l’Algérie ? Mon étude a convaincu le
Gouvernement en Décembre 2004 et, plus
tard, le Conseil des ministres a adopté
l’idée du projet en estimant le
financement à 10,4 milliards de dinars
algériens. Ce projet comportait un
hôtel, un centre de soins spécialisé
dans les techniques de traitements
alternatifs, un énorme centre
commercial, mais ces unités ont été
abandonnées sur l’intervention de
lobbies économiques, parce que leurs
intérêts commerciaux étaient menacés par
ces unités. Après, la facture de
réalisation a été amplifiée jusqu’à
atteindre 1,09 milliards d’euros, le
coût prévu par mon étude ayant été
multiplié par 10 avec l’octroi du projet
à une société chinoise, alors que mon
étude voulait que les Algériens
construisent leur mosquée avec un
accompagnement étranger et une
valorisation des métiers traditionnels
dans la décoration de la mosquée, mais
les politiciens détruisent les plus
beaux rêves, quel que soit leur
objectif.
Quel est votre avis à propos
de la série de scandales qui ont secoué
toute l’Algérie, tels l’autoroute
Est-Ouest, Sonatrach 1 et 2, etc. ?
Ces dossiers ont provoqué un séisme
et la classe dirigeante a employé la
ruse et la perfidie en accompagnant au
début la vague qui les amplifiait, pour
les enterrer ensuite en utilisant un
procédé misant sur le long terme et qui
a permis peu à peu leur dilution. C’est
ce qui s’est passé réellement, et les
principaux acteurs sont toujours loin du
regard de la Justice. On a envoyé à la
confrontation ceux qui étaient au devant
de la scène, mais les principaux
concernés, pour certains, sont toujours
au pouvoir et d’autres vivent dans des
pays étrangers, coulant des jours
paisibles parce qu’ils ont une autre
nationalité. Le principal perdant dans
ce jeu sale, c’est le peuple.
Vous évoquez souvent des
phénomènes comme la surfacturation et
l’évasion fiscale, quels sont les
mécanismes qui favorisent ces pratiques
?
Le système fiscal est complexe,
injuste, et dissuade les investisseurs
locaux et étrangers, d’une part, et on
trouve l’exemple de ces pratiques qui
dominent la situation économique du
pays. Et d’autre part, la création d’un
système de corruption horrible fait que
les factures sont gonflées d’une manière
exceptionnelle. De ce fait, des
entreprises étrangères sous différentes
formes ont pratiqué la surfacturation
avec la complaisance de corrompus
influents au sein du pouvoir. Ces
entreprises sont connues en Europe où
leurs activités sont interdites et elles
ont trouvé en Algérie un environnement
pourri propice qui leur a permis de
s’agrandir de plus en plus.
Le secteur privé devrait
obtenir plus de soutien que le service
public, comme le demande Ali Haddad ?
Peut-on savoir ce que produit le secteur
privé algérien ?
Ce secteur est incapable d’exporter
pour 1 milliard $ en dehors des
hydrocarbures et produits dérivés. Il a
importé de Chine et d’autres pays la
plus mauvaise production produite par
ces pays et l’ont commercialisée en
Algérie, ce qui a provoqué dans certains
cas l’amputation de membres et des
maladies très graves chez des citoyens.
Le secteur privé a importé des produits
interdits sur le plan international dans
le domaine de l’alimentation grâce aux
pratiques illégales d’un nombre
important de ses membres. Que peut-on
attendre d’un secteur qui a sali la
réputation des hommes d’affaires en
Algérie ? C’est la raison pour laquelle
je considère qu’il ne faut pas intégrer
le secteur privé dans la politique,
parce que si cela a lieu, ce pays sera à
vendre.
Le dernier rapport du CNES
rapporte que plus de 70% des jeunes ne
sont pas satisfaits de la politique du
logement, 66 % ne sont pas satisfaits
des services de santé, 1 million et demi
d’élèves redoublent d’année scolaire et
500 000 élèves sont en décrochage.
Quelle est votre lecture de ce rapport ?
Je vous dirai oui, on a réalisé des
projets gigantesques, mais défectueux,
et il est de notre devoir à tous de
chercher des solutions pour empêcher que
notre pays soit davantage corrompu. Pour
cela, il faut revoir notre système de
statistiques afin qu’il reflète la
réalité sans être trafiqué, et qu’il
soit relié à un réseau électronique
unissant tous les ministères afin que
les informations statistiques arrivent
en temps voulu et permettent de prendre
des mesures curatives au moment
opportun, et que les politiciens cessent
totalement de jouer avec les chiffres
dont ils maîtrisent la langue.
Peut-on se permettre d’être
optimiste dans l’Algérie d’aujourd’hui ?
La vérité vraie, c’est que nous
sommes tous démoralisés à cause d’une
poignée de corrompus qui se sont
introduits dans les arcanes du pouvoir
et qui imposent leur domination partout,
du plus petit secteur au plus grand, et
donc je suis très pessimiste compte tenu
de la détérioration de la situation qui
se dégrade jour après jour. Et vous
voyez que la Constitution de la nation
passe à travers un vote des deux
Chambres par peur de la colère et du
refus populaires. Si le pouvoir
respectait son peuple, il ne ferait pas
voter la Constitution de cette manière
humiliante pour le peuple algérien.
Cette Constitution est une conclusion
néfaste décidée par ceux qui ont voulu
imposer la logique dictatoriale pour
augmenter leur pouvoir et rester le plus
longtemps possible afin de garantir la
liquidation des dossiers de corruption,
car si le pouvoir politique change, ces
affaires liées à la corruption vont
toucher des hommes très influents dans
le domaine politique et celui des
affaires.
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est le prof. Fares
Mesdour ?
Le professeur Fares Mesdour est un
économiste algérien, professeur
d’économie à l’université Saâd Dahlab de
Blida.
Published in Oximity, February
11, 2016:https://www.oximity.com/article/Le-prof.-Fares-Mesdour-Plus-de-28-000-1
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