Algérie Résistance
Le Pr. Saskia Sassen : « Il y a environ
100 villes
qui ont été achetées par morceaux »
Mohsen Abdelmoumen
Le
Professeur Saskia Sassen. DR.
Samedi 9 avril 2016
English version here:https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/2016/04/09/prof-saskia-sassen-they-are-about-100-cities-which-are-being-bought-up-in-bits-and-pieces/
Mohsen Abdelmoumen :
Dans vos travaux, vous faites référence
à la « Global City », la Ville mondiale.
Peut-on opposer la Ville mondiale à
l’État ?
Professeur Saskia Sassen :
C’est une bonne question que
l’on me pose rarement. À certains
égards, oui. C’est une sorte de
triangulation entre l’État, la Ville
mondiale, l’économie mondiale au niveau
culture, politique, mouvements mondiaux.
La Ville mondiale émerge en partie comme
le résultat ou l’issue de la
privatisation et la dérégulation des
secteurs qui avaient l’habitude de faire
partie de la fonction de l’État (comme
dans les entités du secteur public). La
combinaison de la dérégulation,
permettant aux entreprises de se
déplacer beaucoup plus librement à
travers les frontières, et de la
privatisation (plusieurs entités
autrefois dans le secteur public sont
maintenant privées) signifie que ce qui
était repris dans les fonctions de
l’État fait maintenant partie des
fonctions commerciales.
De là vient
le changement de l’État en Cité. La
fonction de la Ville mondiale que j’ai
découverte et développée a trait avec la
large gamme de services qui sont mis au
point afin de répondre aux besoins des
entreprises qui souhaitent opérer à
l’échelle mondiale. C’est pourquoi dans
ma formulation, la Ville mondiale
augmente en raison de la demande
croissante des secteurs intermédiaires
qui exportent leurs services, notamment
la finance, les services spécialisés de
comptabilité et les services juridiques,
les consultants de toutes sortes, qui
aident des entreprises à se mondialiser,
des entreprises qui n’étaient pas
mondialisées ou qui n’étaient simplement
que dans le commerce d’exportation.
Tout cela, toutefois, signifie
également que la Ville mondiale est
l’espace où une économie de plus en plus
mondialisée et numérique sort de terre
et devient visible, concrète, des hommes
et des femmes qui veulent tout et
obtiennent tout, avec par exemple la
perte de maison par les classes moyennes
modestes et les personnes à faible
revenus, des quartiers entiers
revalorisés au statut de luxe, etc. qui
transforment à leur tour les Villes
mondiales en des territoires de valeur
pour les investisseurs qui achètent des
propriétés. Il y a environ 100 villes
qui ont été achetées par morceaux.
Voir mon article dans Le Guardian
pour certaines données :http://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all
Peut-être vos lecteurs intéressés par
la culture pourraient profiter de cette
version sous forme de conte de fées. Les
images sont de mon fils qui est un
artiste :
http://www.theguardian.com/cities/2015/dec/23/monster-city-urban-fairytale-saskia-sassen?CMP=twt_gu
Vous avez récemment rejoint
le nouveau mouvement Diem25 de Yanis
Varoufakis avec d’autres personnalités
célèbres comme Noam Chomsky, Brian Eno,
Ken Loach, Julian Assange, etc.
Pouvez-vous nous dire ce qui vous a
motivée à rejoindre ce groupe ? Peut-on
parler d’une nouvelle gauche incarnée
par ce mouvement ? Les medias mainstream
ne parlent pas de ce mouvement, ont-ils
peur de lui ?
C’est vrai. C’est une sorte de
nouvelle gauche, très pratique, avec un
ordre du jour qui pousse chaque localité
à y travailler. Il ne s’agit pas d’une
classe de dirigeants qui savent tout.
Une caractéristique qui m’intéresse et
au sujet de laquelle j’ai écrit, est la
nécessité de relocaliser des morceaux de
« l’Économie » quels qu’ils soient et
que nous pouvons localiser. Avons-nous
vraiment besoin d’une multinationale
pour obtenir une tasse de café? Je pense
à Starbucks… mais il y a tant d’exemples
dans les économies d’aujourd’hui. Cela
inclut le retour aux caisses de crédit
locales ou aux petites banques locales.
Chaque fois que nous comptons sur une
succursale d’une banque mondiale, une
partie de ce que nous permettons à cette
succursale de gagner quitte le quartier
et va vers le siège central. Ce n’est
vraiment pas bien. Ce sont les types de
dynamiques qui me font dire que ce qui
domine nos économies contemporaines est
une logique d’extraction. Mon lemme est
« sortir de toutes les franchises »…
Nous le faisons localement.
Qu’est-ce que la
globalisation pour vous ?
Il y a plusieurs globalisations,
certaines sont bonnes parce qu’elles
permettent des connexions transversales,
horizontales entre les moins puissants.
D’autres sont tout à fait malfaisantes
parce qu’elles détruisent les économies
locales, par exemple via la franchise.
Vous avez une vision pour le
moins anticonformiste, est-ce que l’État
dans sa forme actuelle est dépassé ?
Faut-il chercher autre chose ?
Mon point de vue pour l’instant c’est
que nous avons besoin d’un appareil
complexe qui soit un État fonctionnel.
En principe, l’État devrait contenir les
alignements conflictuels majeurs : le
département du Travail devrait lutter
contre le ministère des Finances en
faveur de la justice sociale pour les
travailleurs ; le département de
l’économie nationale devrait contester
le département des Affaires mondiales
afin que le pays ne perde pas trop ;
disons via de nouveaux types d’accords
commerciaux qui sont vraiment des
accords d’investissement puisqu’ils
donnent aux investisseurs toutes sortes
de titres et la capacité de poursuivre
des États si quelque chose se passe mal.
J’ai traité beaucoup de cela dans mon
livre Territory, Authority, Rights
(Territoire, Autorité, Droits, également
traduit en allemand avec Suhrkamp). Un
État fonctionnel est un complexe de
capacités qui peut prendre en compte des
intérêts et perspectives multiples.
Ne pensez-vous pas que la
faillite de la société capitaliste et de
sa supra structure impérialiste est un
schéma marxiste, donc Marx serait
indispensable pour comprendre ce qu’il
se passe dans la ville et dans l’État ?
Non. J’ai grandi en Amérique latine
et suivi la pleine version d’une
perspective marxiste sur tout. C’était
super et cela m’a aidée. Mais je ne
dirais pas que c’est la seule. Je pense
que de nos jours nous voyons une gamme
entière de perspectives qui sont
critiques, souvent très concrètes,
produites par la spécificité d’une
région ou d’un pays ou d’une économie
locale ; disons qu’une économie locale
dominée par de grandes sociétés minières
internationales va être très différente
de celle contrôlée par un secteur de
petites entreprises de la classe
moyenne. La littérature critique qui a
émergé en Inde sous le nom de
Subalternes a ajouté beaucoup à notre
compréhension des anciens empires du
19ème et 18ème siècle. Je suis sûre que
dans les pays tels que l’Iran et le
Pakistan où il y a des grands savants et
des écoles de pensée, vous avez encore
d’autres contributions à une analyse
critique.
La globalisation est un thème
sur lequel vous axez principalement vos
recherches. Peut-on dire que la
globalisation n’a que des aspects
positifs ou bien a-t-elle des côtés
négatifs qui ont aggravé la situation ?
Comme je le disais plus tôt, elle a
de multiples vecteurs ou formes,
certains sont désastreux, vraiment
mauvais, d’autres sont avantageux pour
les militants qui veulent la justice,
pour la lutte environnementale, pour les
artistes pauvres afin de générer un
espace pour eux-mêmes dans un monde où
les grands musées et galeries riches
contrôlent ce qui sera défini comme bon
art, etc.
La ville est effectivement
centrale, mais en tant que sociologue,
que pensez-vous de la ruralité ? Si vous
avez analysé la ville, notamment Tokyo,
Berlin, New York, que pouvez-vous dire
de la ruralité ? La ruralité
accompagne-t-elle la ville dans sa
modernité ou reste-t-elle intacte,
recroquevillée dans un vieux schéma ?
Bonne question et sujet important.
Dans mon nouveau livre Expulsions
avec Fischer Verlag en allemand (ils ont
la meilleure couverture pour le livre et
maintenant sorti en 12 langues et
d’autres à venir), je passe beaucoup de
temps à examiner le non urbain, la
ruralité, les plantations,
l’exploitation minière, et toutes leurs
destructions, les expulsions de leurs
terres des petits exploitants pour
développer une agriculture qui tue la
terre en quelques décennies, la terre
que les petits agriculteurs ont su
protéger pendant des siècles et des
millénaires. Le dernier chapitre, celui
dans lequel je me suis le plus engagée
est appelé Terre morte, Eau morte.
Vos recherches sur la ville
ont-elles été prises en considération
par des gouvernements dans leur
politique de la ville ?
Je ne sais pas. Il est vrai que
beaucoup connaissent le livre. Mais
quand je vois les politiques qui ont été
dominantes au cours de ces trente
dernières années, il me semble qu’ils ne
lisent pas les critiques que j’émets
dans chaque chapitre du livre. Je pense
qu’ils aiment l’idée, mais de là à la
connecter avec la mondialisation des
entreprises… et j’ai critiqué ceci pour
abus de pouvoir, contournement du
payement d’impôt, ce qui signifie que
tous nos gouvernements, y compris un
gouvernement bien dirigé comme
l’Allemagne, sont maintenant plus
pauvres. Cela fait également partie de
la logique extractive dont j’ai parlé
auparavant.
Vous êtes classée parmi les
100 plus grands penseurs du monde par
Foreign Policy, un magazine
américain. Comment vit-on le fait d’être
l’une des femmes les plus influentes du
monde ? Pouvez-vous nous dire comment
vous le vivez ?
Eh bien… il y a tellement de ces
listes. En outre ce sont des listes
annuelles, donc je ne serais pas trop
impressionnée. De plus, « penseur » est
tout à fait différent d’ « influent ».
(rires)
Interview réalisée par Mohsen
Abdelmoumen
Qui est le Professeur Sassen
?
Saskia Sassen est une sociologue
néérlando-américaine connue pour ses
analyses sur la mondialisation et la
migration internationale. Le professeur
Sassen a inventé le concept de Ville
Mondiale. Elle a étudié la philosophie
et les sciences politiques à
l’Université de Poitiers en France, où
elle a obtenu un diplôme master en
philosophie, à l’Universita degli Sudi à
Rome, et à l’Université de Buenos Aires.
Le Professeur Sassen a étudié la
sociologie et l’économie à l’Université
Notre Dame en Indiana où elle a obtenu
son master et son doctorat.
Après avoir reçu une bourse post
doctorat au Centre pour les Affaires
Internationales à l’Université de
Harvard, Saskia Sassen a occupé
différents postes tant aux États-Unis
qu’à l’étranger, dont celui de
Professeur de sociologie à la chaire
Ralph Lewis de l’Université de Chicago.
Elle est actuellement Professeur de
Sociologie à la chaire Robert S. Lynd à
l’Université de Columbia et Professeur
invité de Politique économique au
Département de Sociologie à la London
School of Economics.
Pendant les années 1980 et 1990, le
Professeur Sassen s’est fait connaître
comme un auteur prolifique en sociologie
urbaine. Elle a étudié les impacts de la
mondialisation tels que la
restructuration économique et comment
les mouvements du travail et du capital
influencent la vie urbaine. Elle a
également étudié l’influence de la
technologie de communication sur la
gouvernance. Le Prof. Sassen a observé
comment les États nations commencent à
perdre de la puissance pour contrôler
ces développements, et elle a étudié
l’augmentation du transnationalisme
général, y compris la migration humaine
transnationale. Elle a identifié et
décrit le phénomène dans Global City
(La Ville Mondiale), son livre de
1991 l’ayant rendue un auteur largement
cité sur la mondialisation. Une édition
actualisée de son livre à été publiée en
2001 et a été traduite dans 21 langues.
Au début des années 2000, Saskia Sassen
a axé son travail sur l’immigration et
la mondialisation, avec ses prévisions
de « dénationalisation » et de
« transnationalisme ».
Le Professeur Sassen a obtenu de
nombreuses récompenses pour son travail
de recherche : en 2004, elle a reçu le
diplôme honoris causa en
urbanisme à l’Université de Technologie
de Delft, en 2013, le prix du Prince des
Asturies en sciences sociales, et en
2014, le diplôme honoris causa
à l’Université de Murcia en Espagne et à
l’École Normale de Paris.
Elle est l’auteur de nombreux
articles et a écrit plusieurs ouvrages
dont : The Global City: New York,
London, Tokyo (Princeton: Princeton
University Press, 1991) 1st éd. ISBN
0-691-07063-6. The Mobility of Labor
and Capital. A Study in International
Investment and Labor Flow
(Cambridge: Cambridge University Press,
1988) ISBN 0-521-38672-1. Cities in
a world economy (Thousand Oaks,
Calif. : Pine Forge Press, 2011) updated
4th ed., original 1994; Series:
Sociology for a new century, ISBN
1-4129-3680-2. Losing control?
Sovereignty in An Age of Globalization
(New York: Columbia University Press,
1996) Series: University seminars –
Leonard Hastings Schoff memorial
lectures, ISBN 0-231-10608-4.Globalization
and its discontents. Essays on the New
Mobility of People and Money (New
York: New Press, 1998), ISBN
1-56584-518-8. Guests and aliens(New
York: New Press, 1999) ISBN
1-56584-608-7. The global city: New
York, London, Tokyo (Princeton:
Princeton University Press, 2001)
updated 2d ed., original 1991; ISBN
0-691-07063-6. Territory, Authority,
Rights: From Medieval to Global
Assemblages (Princeton: Princeton
University Press, May 2006) ISBN
0-691-09538-8. Awards for TAR: Winner of
the 2007, Distinguished Book Award,
Political Economy of the World-System
Section, by ASA; Winner of the 2007
Robert Jervis and Paul Schroeder Best
Book Award, International History and
Politics section, by APSA. Elements
for a Sociology of Globalization
[or A Sociology of Globalization]
(W.W. Norton, 2007) ISBN 0-393-92726-1.Expulsions:
Brutality and Complexity in the Global
Economy (Cambridge, MA: Belknap
Press, 2014).
Elle parle couramment cinq langues.
Published in English in American
Herald Tribune, April 8, 2016:http://ahtribune.com/economy/787-saskia-sassen.html
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