Sputnik
Russie-Turquie: nouvelle réalité &
perspectives
Mikhail Gamandiy-Egorov
© Sputnik.
Alexander Vilf
Jeudi 26 novembre 2015
Source:
Sputnik
Avant-hier, la
Turquie a abattu dans le ciel syrien le
bombardier russe Su-24 qui devait
revenir à la base militaire de Hmeimim
d’une énième mission antiterroriste.
La tragédie qui
s'en est suivi avec la mort d'un des
deux pilotes de l'avion, le colonel Oleg
Pechkov, tué après éjection de l'avion
depuis le sol par les terroristes
opérant en Syrie, a choqué grand nombre
de personnes, aussi bien en Russie que
dans beaucoup de pays du monde.
Le second tué n'est
autre que le fantassin de la marine
Alexandre Pozynitch, ayant perdu la vie
lors de l'opération de sauvetage qui
s'en est suivi. Quant au co-pilote du
Su-24, le capitaine Konstantin
Mourakhtine, dont on n'avait pas de
nouvelles officielles durant plusieurs
heures et que certains avaient annoncé
également tué, il a été finalement
récupéré par les forces spéciales
syriennes et russes (chapeau pour leur
travail). Il est sain et sauf, prêt sous
peu à reprendre le travail
antiterroriste qu'il mène courageusement
en Syrie. Il a été décoré par décision
du président russe de l'Ordre du
Courage.
Nous avons donc
deux héros tombés dans la lutte contre
le terrorisme. Le président russe a
remis à titre posthume le titre de Héros
de Russie au commandant du Su-24, le
colonel Oleg Pechkov. Le fantassin de la
marine russe, Alexandre Pozynitch, a été
décoré de l'Ordre du Courage, également
à titre posthume. Paix à leurs âmes. Le
plus terrible dans cette tragédie est
qu'elle a été provoquée par l'action
d'un pays qui était considéré comme un
membre de l'alliance antiterroriste.
Plus que cela, considéré comme étant un
pays ami, compte tenu des relations de
bon voisinage observées depuis plusieurs
années, ainsi que des relations
économico-commerciales intenses
développées entre les deux pays, sans
oublier les nombreux projets communs en
cours.
Maintenant
justement pour revenir aux relations
russo-turques qui risquent de connaitre
un revers sérieux, ne serait-ce que sur
le court-moyen terme. La thèse avancée
par Ankara comme quoi l'avion russe
aurait violé l'espace aérien turc ne
tient pas. D'abord, parce que tout a été
enregistré et le ministère russe de la
Défense est formel: il n'y a pas eu de
violation de l'espace aérien de la
Turquie, preuves à l'appui. D'autre
part, imaginons même que si l'avion
russe aurait été (certaines sources
étrangères parlent de moins d'une
minute) dans l'espace aérien turc,
comment se fait-il alors que l'avion est
tombé à 4-5 kilomètres de la frontière,
sur le territoire syrien? Franchement,
ne pensez-vous que les pilotes russes,
de grands professionnels, sachant qu'ils
ont été abattus en territoire turc,
n'allaient pas s'éjecter en ce même
territoire turc, pour la simple raison
qu'il y aurait bien plus de chances
qu'ils restent en vie, au lieu de se
retrouver dans une zone en Syrie remplie
de terroristes? Et troisième point.
Depuis le début de
l'intervention antiterroriste russe en
Syrie, un avion russe avait à un moment
effectivement survolé par accident
l'espace aérien turc (des raisons
météorologiques ont été avancées). Le
ministère russe de la Défense avait
alors immédiatement confirmé les faits
et présenté ses excuses à la Turquie. En
ajoutant qu'afin d'éviter dans le futur
de tels incidents, une ligne directe
sera mise en place entre les
états-majors des deux pays. Pourquoi ne
pas avoir utilisé cette option si
Erdogan affirme que nous avions tort?
Donc une fois de plus, il faut cesser
les mensonges. Surtout que, et cela est
confirmé par plusieurs haut-cadres
turcs, dont l'ex-chef du bureau de
renseignement à l'état-major général de
Turquie, Ismail Hakki Pekin, qui avait
indiqué dans un entretien à l'agence
Sputnik « qu'abattre un avion engagé
dans une opération contre les éléments
terroristes était une grossière erreur
». Et d'ajouter que « le Su-24 russe ne
constituait aucune menace pour la
Turquie et n'affichait pas de
comportement hostile ».
Quelles sont donc
les raisons qui auraient pu pousser le
leadership turc (ou en tout cas une
partie) à cette folie? Certains
analystes avancent le fait que depuis
l'intervention antiterroriste russe en
Syrie aux côtés de l'armée syrienne, les
groupes armés recevant le soutien
d'Ankara (Front al-Nosra d'Al-Qaida est
notamment mentionné) se retrouvent de
plus en plus en difficultés.
Vraisemblablement donc, le projet tant
voulu par Erdogan de faire tomber le
président syrien Assad et le remplacer
par un régime loyal à Ankara tombe à
l'eau. Le but de l'attaque était donc de
montrer sa vive opposition au scénario
que l'on observe actuellement, à savoir
la progression sur différents fronts de
l'armée syrienne, avec le soutien de
l'aviation militaire russe, ainsi que
des Iraniens et des combattants du
Hezbollah au sol. Fort possible mais
est-ce la seule raison? Selon moi, il
est à penser que non.
L'autre raison
serait purement économique. Il est connu
que la Turquie est devenue le principal
marché de vente du pétrole volé en Syrie
et Irak par les groupes terroristes. Un
pétrole vendu par ces mêmes groupes
terroristes à un prix dérisoire aux
cercles impliqués dans ce trafic
illicite, pour ensuite être revendu bien
plus cher et faire de gros bénéfices. Un
business qui permet d'une part un
financement massif des groupes
terroristes, dont Daech, mais qui
apporte aussi d'énormes gains aux
groupes criminels impliqués dans ce
trafic et qui sont principalement turcs.
Selon plusieurs sources, des membres de
l'élite politique et économique de la
Turquie, participent activement à ce
sale processus. Mais depuis que
l'aviation russe vise et détruit depuis
le ciel syrien, en plus des cibles
terroristes, un grand nombre de citernes
contenant des dizaines de milliers de
tonnes de pétrole transportés par ces
groupes terroristes à destination de la
Turquie, des profits colossaux partent
en fumée, aussi bien côté Daech & autres
groupes salafistes, que côté ceux qui
commercent avec eux. On parle même de
certains proches du président turc
Erdogan qui seraient partie active dans
ce commerce criminel. Donc l'attaque
contre le bombardier russe peut aussi
être vue dans cette optique. Le
problème, c'est que vraisemblablement
les instigateurs de cette tragédie n'ont
pas pensé que ces intérêts « économiques
» malsains peuvent avoir d'énormes
répercussions pour les intérêts
économiques globales de la Turquie,
compte tenu des relations intenses en ce
sens avec la Russie. Au vu de ce qui
s'est passé, la Russie sera bien forcée
de riposter.
Maintenant, parlons
de la riposte. Personnellement, je suis
opposé à des sanctions qui vont frapper
de simples citoyens, de part et d'autre,
surtout connaissant les liens intenses
qui nous unissent, ainsi que les
nombreux liens d'amitié. Les deux
économies sont très interdépendantes. La
coopération bilatérale se fait dans
nombre de secteurs: énergie (60% de la
demande turque assurée par la Russie),
commerce, tourisme, banques,…. D'autre
part, les sentiments pro-russes en
Turquie sont importants, aussi bien au
sein des entrepreneurs, hommes
d'affaires, représentants politiques
qu'au sein de simples citoyens. Il
serait trop dommage de détruire cela ou
en tout cas d'y porter un sérieux coup.
Limiter le flux touristique à
destination de la Turquie? Oui,
peut-être. D'ailleurs cela commence déjà
à être le cas. En ce sens, l'Agence
fédérale russe du tourisme (Rostourism)
a déjà recommandé aux tour-opérateurs et
agences de voyages basées en Russie, de
ne plus vendre de voyages à destination
de la Turquie. Une proposition déjà très
largement suivie. A noter que pour la
seule année dernière, près de 4,5
millions de touristes russes ont visité
la Turquie, faisant de la Russie le
second principal marché émetteur de
touristes pour la Turquie (derrière
l'Allemagne). Mais de loin le plus
dépensier (les touristes russes ont
dépensé au total 2 fois plus que les
touristes allemands, près de 1,5 fois
plus que les touristes US et 1,2 fois de
plus que les Britanniques. Un coup
effectivement très sérieux pour cette
industrie touristique, stratégique pour
la Turquie et qui assure deux millions
d'emplois directs et indirects. Une
mesure radicale mais qui malheureusement
peut frapper justement ceux qui
généralement ont de la sympathie pour la
Russie. Sans oublier aussi que mis à
part les très nombreux touristes en
provenance de Russie, il y a aussi une
diaspora russe assez importante en
Turquie, notamment au niveau des
familles mixtes. Et les 150-200 000
citoyens turcs vivant et travaillant en
Russie d'une façon permanente ou
saisonnière? Je ne pense pas qu'il faut
d'une quelconque façon les punir pour
les crimes de ceux qui appuient les
terroristes et qui sont loin de
représenter toute la Turquie. Surtout
après les condamnations et les critiques
exprimées par plusieurs responsables
politiques turcs, journalistes, experts
civils et militaires, ainsi que des
représentants de la société civile, qui
comprennent d'autant plus le danger
actuel de l'attaque contre l'avion russe
pour la suite des relations bilatérales.
© 2014 Sputnik
Tous droits réservés.
Publié le 27 novembre 2015 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire de Mikhaïl Gamandiy-Egorov
Le dossier
Russie
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|