Sputnik
Géostratégie africaine. Partie 2:
Partenariat avec la Chine et la Russie
Mikhail Gamandiy-Egorov
© Photo.
Jean-Paul Pougala
Mercredi 25 novembre 2015
Source:
Sputnik
Jean-Paul Pougala est
un spécialiste camerounais de
géostratégie. Il dirige l’Institut
d’Etudes Géostratégiques de Douala
(Cameroun), il est également enseignant
à l’Institut Supérieur de Management
ISMA, toujours à Douala. Il est en outre
auteur du livre «Géostratégie
africaine».
Sputnik :
Vous êtes par ailleurs un partisan du
renforcement des relations entre les
pays africains avec la Chine et la
Russie, en mettant l'accent sur les
domaines prioritaires à développer avec
les deux nations. Quels sont ces
domaines et pourquoi ce soutien à l'axe
Afrique-Chine-Russie?
Jean-Paul
Pougala: Il existe plusieurs points
fondamentaux qui poussent vers la
coopération entre l'Afrique et le duo
Russie-Chine. La plus importante est la
nécessité de couper le cordon ombilical
de la « relation incestueuse » entre la
victime et son bourreau que l'Afrique
entretient avec l'Europe. L'Afrique n'a
jamais choisi d'entretenir une
quelconque relation avec l'Occident. Il
s'agit avant tout d'un viol. Et comme
tout viol, quel que soit le bébé qui en
nait ne peut pas être érigé en modèle.
Il laisse des cicatrices peut-être
invisibles, mais indélébiles pour la
victime que ni le temps, ni l'espace,
encore moins de nombreuses opportunités
positives ne peuvent effacer. L'Afrique
est cette victime qui est à la recherche
d'un compagnon de route compréhensible
qui lui permettrait d'atténuer les
souffrances de l'humiliation continue,
subie depuis trop longtemps déjà. On ne
peut pas y parvenir sans passer par une
effective rupture idéologique avec ceux
qui continuent de nous tenir en
esclavage. L'Afrique a pour la première
fois de son histoire moderne la
possibilité de choisir ses partenaires.
A cause de cette
relation incestueuse entre l'Afrique et
l'Europe, citée plus haut, les Africains
n'ont pas la capacité de prendre des
initiatives audacieuses hors de la
sphère sous le contrôle de l'Occident.
C'est ce que la Chine a compris et agit
en conséquence.
Les résultats sont
visibles dans plusieurs domaines où la
compétence chinoise est incontestable,
notamment, les grands travaux, le
système de santé publique de masse. Par
exemple, en République démocratique du
Congo, depuis l'indépendance, ce pays
n'avait jamais réussi à trouver les
financements pour construire ses routes
et permettre la mobilité de ses
citoyens, et par conséquent le dynamisme
de l'économie du pays. Aujourd'hui, ce
pays est un grand chantier routier et
hospitalier. Au Cameroun, le projet du
port en eau profonde de Kribi trainait
depuis 70 ans. Les Européens préféraient
financer le dragage du sable dans la
lagune de Douala pour faire arriver des
petits bateaux qui se contentaient du
transbordement en haute mer.
Aujourd'hui, avec une première enveloppe
d'un milliard de dollars en octobre
2011, le chantier de construction de
Kribi est presque terminé.
La Russie, doit
faire de même. Elle doit prendre
l'initiative d'aller vers les Africains
pour élargir son espace de partenariat
stratégique. Les dernières crises
géopolitiques internationales notamment
la loyauté de la Russie contre vents et
marrées vis-à-vis de son allié, la
Syrie, ouvre à la Russie un boulevard de
réceptivité en Afrique qui n'en avait
jamais connue jusqu'à aujourd'hui. Car
en 5 ans, elle a démontré d'être à
l'opposé des Occidentaux, qui étaient
des amis jurés du colonel Kadhafi et
d'une Libye prospère, et qui en quelques
semaines se sont complètement
métamorphosés et devenus ses assassins,
ce qui a porté à la désintégration de ce
pays et de là même, la déstabilisation
de la région toute entière, jusqu'aux
confins du Mali.
Les domaines de
collaboration entre la Russie et
l'Afrique sont nombreux. La Russie vante
un savoir-faire reconnu dans le domaine
énergétique qui est une faiblesse
criante pour l'Afrique. L'Afrique pour
se protéger a besoin de construire ses
propres industries d'armement et la
Russie est un possible partenaire
incontournable. Dans le domaine des
pierres précieuses, comme le diamant, le
platine et bien d'autres, les
compétences de la Russie peuvent et
doivent permettre aux pays africains à
mieux se positionner pour exploiter,
transformer et tirer le profit maximum
de leurs différents secteurs miniers.
Dans le domaine de
la conquête spatiale, l'Afrique a besoin
de moderniser plusieurs secteurs clés de
son économie, comme les
télécommunications, la télémédecine, le
télé-enseignement. La mise en orbite des
satellites artificiels de communication
devant permettre ces réalisations est un
domaine dans lequel la Russie excelle.
Qu'est-ce que
l'Afrique peut apporter à la Russie?
Aujourd'hui, la
Russie a des faiblesses dans certains
domaines dans lesquels l'Afrique est en
mesure de combler son déficit. Il s'agit
notamment du domaine agricole. La Russie
est aujourd'hui le premier importateur
mondial de la viande de volaille. La
récente crise qu'elle a eue avec
l'Occident prouve que c'était une
véritable erreur stratégique de dépendre
pour se nourrir principalement de ses
premiers adversaires qui sont les
États-Unis d'Amérique et qui peuvent à
tout moment couper le robinet et affamer
la population. L'Afrique a de l'espace
et un climat favorable de 12 mois de
soleil, ce qui lui donne un avantage
comparatif de 4 récoltes possibles de
céréales contre une seule pour la
Russie. Avec la mesure de l'embargo
contre un certain nombre de produits
occidentaux en réponse aux sanctions
contre elle, la Russie s'est tournée
surtout vers l'Amérique du Sud. Mais
l'Afrique est beaucoup plus proche que
ces pays. Et cette courte distance
géographique entre l'Afrique et la
Russie prédestine le continent africain
à devenir le partenaire stratégique
d'excellence pour la Russie notamment
dans le domaine agricole.
En février 2015
dernier, lors de la cérémonie pour
recevoir à Yaoundé le ministre russe de
la Protection civile, j'ai eu l'occasion
de m'entretenir avec l'ambassadeur de
Russie au Cameroun et quelle fut ma
surprise lorsque je découvris que dans
l'une des plus grandes ambassades de
Russie en Afrique comme celle de
Yaoundé, il n'y avait pas de département
économique.
La Russie doit
rectifier le tir. Elle doit créer une
nouvelle base de relation ciblée de
qualité avec le continent africain, à
l'instar de ce que fait non seulement la
Chine, mais aussi le Brésil. C'est par
exemple dans ce contexte que s'est tenu
en septembre 2015 dernier le forum
économique Brésil-Cameroun avec la
présence à Yaoundé du ministre brésilien
des Affaires étrangères.
Sputnik : Le
développement des nations est
directement lié à la défense de leurs
souverainetés. Pour preuve nombreux pays
d'Amérique latine. Qu'est ce qui manque
à un certain nombre de pays africains
pour en faire autant?
Jean-Paul
Pougala: Les dirigeants africains
sont presque tous issus de l'école
coloniale qui fait d'eux des adolescents
politiques incapables de comprendre les
vrais enjeux et la complexité du monde
multipolaire. Pire, pour la plupart, ils
n'ont pas le courage d'affronter
l'arrogance et l'agressivité de
l'Occident et de dire non chaque fois
que les intérêts de leur pays ne sont
pas sauvegardés. Deux exemples sont à
considérer: lors des élections
présidentielles en Côte d'Ivoire en
2010, les observateurs de l'Union
africaine avaient constaté la victoire
de Laurent Gbagbo, ceux de l'Union
européenne avaient donné la victoire à
son adversaire Ouattara, in fine
l'Union africaine s'est alignée sur la
décision unanime de l'Union européenne
de s'ingérer dans les affaires internes
d'un pays africain qui ne leur a jamais
fait une demande d'adhésion.
Aussi, le 17 mars
2011, au Conseil de sécurité des Nations
Unies à New York, il y a eu un vote
contre un pays africain (la Libye) dont
les conséquences désastreuses sont
encore jusqu'à ce jour non seulement
pour la Libye, mais dans une bonne
partie de l'Afrique. Cinq pays
(Allemagne, Brésil, Chine, Inde et
Russie) se sont abstenus. Il aurait
suffi qu'un sixième pays s'abstienne
pour que la résolution ne soit pas
adoptée. Les trois pays africains
présents (Afrique du Sud, Gabon et
Nigéria), en votant pour, ont contribué
à l'assassinat de Kadhafi et à la
déstabilisation de son pays. Seulement,
cette déstabilisation s'est poursuivie
dans d'autres pays comme le Mali et le
Nigéria, qui aurait ainsi voté contre
lui-même.
C'est un
comportement qu'on ne trouve plus chez
les Sud-Américains. Ils ont eu des
présidents charismatiques et audacieux
comme Castro à Cuba et Chavez au
Venezuela qui ont eu le courage
d'appeler un chat un chat. Et malgré le
désir du système de les réduire à néant
afin d'en faire un exemple pour les
autres, ils ont tenu bon et assumé
jusqu'au bout leur politique pour la
défense de la souveraineté de leurs
territoires. Des générations entières de
Sud-Américains se sont inspirées de leur
courage et aujourd'hui, le résultat est
là: ils ont une plus grande estime
d'eux-mêmes contrairement aux Africains,
et le complexe d'infériorité qu'ils
pouvaient avoir face à l'Occident
n'existe plus. Ils sont plus sereins
pour mettre en œuvre leurs différentes
politiques en utilisant leurs forces
pour s'insérer économiquement au niveau
international et identifier leurs
faiblesses pour résoudre eux-mêmes leurs
problèmes en s'inspirant peut-être des
autres nations sans perdre leur dignité.
Tout se résume donc en une question de
s'accepter tel qu'on est, sans avoir
besoin de singer les autres.
Pour développer les
nations africaines et défendre
efficacement leur souveraineté, il faut
avant tout des hommes et des femmes bien
dans leur tête, fiers de leurs
traditions et de leur identité.
Sputnik:
Quel avenir voyez-vous dans les 5-10
prochaines années pour le continent
africain?
Jean-Paul
Pougala: Je suis très optimiste.
Internet est en train de faire des
exploits dans la jeunesse africaine en
contribuant à leur émancipation et, par
conséquent, à neutraliser la propagande
qui était censée les tenir subordonnés
pendant des siècles encore. À cela
s'ajoute la faiblesse économique et
idéologique de ceux qui ont toujours
maintenu l'Afrique dans la misère et
l'humiliation. Ils sont presque tous en
quasi faillite. Ce qui les prive des
moyens financiers pour contrôler
efficacement les Africains et étouffer
toute tentative d'affranchissement comme
ils l'ont fait auparavant. Il y a, en
plus, une très forte croissance
économique sur le continent africain. La
jeunesse a compris que pour qu'elle
profite des fruits de cette croissance,
il fallait qu'elle s'y investisse non
plus comme salariée, mais comme
patronne. Et le résultat ne va pas se
faire attendre pendant longtemps.
Préparez-vous, dans cet arc de temps, à
l'explosion d'une plus grande classe de
décideurs africains, tout simplement
parce qu'ils sont de plus en plus
nombreux aujourd'hui à comprendre les
règles du jeu et savent que ces règles
sont truquées. Ils sont très loin de la
naïveté de leurs parents qui ont tout
avalé, cru à tout, tout simplement parce
que c'était un Européen qui l'avait dit
et que par conséquent, cela devait
forcément être vrai. Pour le continent
africain, le plus beau doit encore
arriver. Nous sommes sur le terrain pour
pousser et accélérer ce processus afin
de voir nous aussi, au moins le début
des résultats positifs de cette nouvelle
Afrique glorieuse.
© 2014 Sputnik
Tous droits réservés.
Publié le 27 novembre 2015 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
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