Sputnik -
Interview
« Chine-Russie, l’axe autour duquel
s’opère
le basculement du monde »
Mikhail Gamandiy-Egorov
Mercredi 20 décembre 2017
Source:
Sputnik L’année 2017
s’achève. Une année riche en
bouleversements, marquée par une
opposition toujours plus nette entre
pays partisans de la multipolarité et
fervents opposants à cette nouvelle
réalité. Retour sur les principaux
événements de l’année et projections
pour 2018 avec Bruno Guigue, spécialiste
en relations internationales.
Ex-haut
fonctionnaire, Bruno Guigue est un
analyste politique français, enseignant
en relations internationales à
l'Université de La Réunion et
chroniqueur en politique internationale.
Il dresse pour Sputnik un bilan
géopolitique de l'année 2017 et trace
des perspectives pour 2018.
Sputnik:
Commençons par la
Syrie, qui a été à la Une de
l'actualité depuis plusieurs années.
Fait certainement majeur dans la guerre
qui a été imposée à ce pays:
l'anéantissement de
Daech par les forces
gouvernementales soutenues par ses
alliés, en premier lieu la Russie.
Quelle leçon en tirer? À travers ces
événements, quel avenir pour la
République arabe syrienne, mais aussi
pour cette région, peut-on entrevoir,
selon vous?
Bruno Guigue:
L'impérialisme voulait détruire la
Syrie, et il a échoué. Il voulait
dépecer le territoire national, mais ce
territoire est repris, village après
village. L'armée est restée fidèle au
gouvernement légal, elle s'est battue
avec ténacité pour restaurer la
souveraineté nationale. Il faut le dire:
comme le Hezbollah face à Israël,
l'armée syrienne a sauvé l'honneur du
monde arabe face à la coalition
impérialiste. Elle a payé le prix fort,
mais elle a tenu bon. La solidité de son
armée est un signe rassurant pour
l'avenir du pays.
Les tentatives de
subversion ont été balayées, il faut
maintenant couper court aux tentatives
de démembrement du pays. Washington a
joué à la fois la carte terroriste et la
carte kurde. Avec la liquidation de
Daech, les «néocons» ont perdu leur
principal atout. Mais les Kurdes ne sont
pas des ennemis de la Syrie, et ils
trouveront un compromis avec Damas.
Quant aux dernières poches «rebelles»,
elles finiront par céder. La Syrie va
renaître sur des bases nouvelles, et
elle restera un État souverain et
unitaire. Le coût de la reconstruction
du pays est estimé à 250 milliards de
dollars, et les Chinois ont déjà annoncé
leur participation à cette vaste
entreprise.
Sputnik: Au
vu de ces changements majeurs dont nous
avons été tous témoins, quel sera le
nouveau rôle de la Russie au
Moyen-Orient?
Bruno Guigue:
Sans la Russie, jamais les Syriens
n'auraient pu entrevoir le bout du
tunnel. Avec 5.000 soldats et 70 avions,
Moscou a fait basculer le rapport de
forces militaires. Rares sont les
victoires qui conjuguent rapidité
d'exécution, économie de moyens et
coopération optimale avec les alliés. La
Russie a accompli ce tour de force. En
septembre 2015, les médias occidentaux
évoquaient avec gourmandise le spectre
du «bourbier afghan». Ces oiseaux de
mauvais augure en sont pour leurs frais.
Deux ans plus tard, l'affaire est pliée.
La guerre n'est pas terminée, mais Daech
a rendu l'âme et la Syrie est sauvée du
désastre.
Les Russes, en
outre, ont accumulé les succès sur le
plan politique. Les pourparlers sur
l'avenir de la Syrie ont commencé à
Astana, capitale d'un pays allié de la
Russie, le Kazakhstan. Ils se prolongent
à Sotchi, sur le littoral russe de la
mer Noire. Avec une habileté consommée,
Moscou a déplacé l'axe des négociations
internationales. En endossant la
responsabilité de la résolution de la
crise syrienne, la Russie a pris des
risques. Aujourd'hui, elle s'en sort
avec les honneurs. Les USA, eux, sont
condamnés à faire tapisserie, et leur
influence se réduit plus que jamais à
leur capacité de nuisance.
Sputnik: En
tenant compte de ce nouveau rôle confié
de plus en plus à la Russie, au
Moyen-Orient comme ailleurs, que vont
entreprendre les USA? On pense notamment
à la récente décision de
l'administration Trump de confirmer le
transfert de l'ambassade étasunienne de
Tel-Aviv à Jérusalem —une décision
largement condamnée par plusieurs
capitales régionales, dont Damas,
Téhéran ou encore Ankara.
Bruno Guigue:
La Russie se bat pour un monde
multipolaire, tandis que les USA ont la
nostalgie d'une hégémonie perdue. Les
rodomontades de Donald Trump traduisent
le déclin d'une puissance condamnée à
passer la main. C'est le chant du cygne
d'une domination qui s'effondre comme un
château de cartes. Alliée fidèle depuis
un demi-siècle, la Turquie se rebiffe.
Washington n'a pu empêcher la discorde
entre Riyad et Doha. Les diatribes
contre l'Iran font du bruit, mais elles
sont sans effet. La Corée du Nord défie
les États-Unis, et Washington menace
dans le vide. En fait, Donald Trump
aboie, mais il ne mord pas. Il confond
l'emphase verbale et le rapport de
forces.
La reconnaissance
de Jérusalem comme capitale d'Israël est
symptomatique. Cette décision est sans
intérêt pour les USA. Elle mécontente
ses alliés arabes et musulmans. Elle
montre que Washington, au Proche-Orient,
ne fait pas partie de la solution, mais
du problème. Mais peu importe. Trump en
a fait la promesse à Netanyahou en
septembre 2016 pour compenser son
désavantage face à Hillary Clinton. En
un sens, c'est plus clair. Cette
allégeance à l'État-colon rappelle à
ceux qui l'auraient oublié que le lobby
pro-israélien détermine la politique
étrangère des États-Unis.
Sputnik:
L'année 2017 a été aussi celle de la
poursuite de la montée en puissance de
la Chine, à tous les niveaux. Puissance
économique, politique, diplomatique et
militaire mondiale de premier rang,
Pékin a désormais son mot à dire sur
pratiquement toutes les questions
internationales. L'année 2018
confirmera-t-elle cette dynamique? Et en
quoi les rapports privilégiés et des
positions souvent similaires, ou du
moins proches, entre Pékin et Moscou
pourront-ils continuer à renforcer la
réalité multipolaire du monde?
Bruno Guigue:
Si les médias occidentaux ne
s'intéressent pas à la Chine, c'est pour
une raison très simple. S'ils le
faisaient, il leur faudrait expliquer
comment un État souverain se réclamant
du marxisme, en 30 ans, a multiplié son
PIB/hab. par 17 et extrait 700 millions
de personnes de la pauvreté. La Chine
change à un rythme déconcertant. Un pays
qui assure 30% de la croissance mondiale
et dont on juge que sa croissance
«fléchit» lorsqu'elle est à 6,5% mérite
le détour. On peut ironiser sur un
communisme qui fait la part belle au
capitalisme, mais les Chinois se moquent
des catégories dans lesquelles
l'Occident désigne leur réalité.
Les Russes, eux,
ont compris depuis longtemps l'intérêt
stratégique du rapprochement entre les
deux pays. L'alliance russo-chinoise
n'est pas seulement une affaire de gaz
et de pétrole. C'est l'axe autour duquel
s'opère le basculement du monde.
L'hinterland stratégique prend sa
revanche sur les puissances maritimes.
C'est comme un déplacement de plaques
tectoniques, les phénomènes s'enchaînent
insensiblement. Le projet chinois de
«Route de la soie» transasiatique
donnera corps au projet eurasien de la
Russie. Dans ce vaste mouvement vers
l'Est, Moscou et Pékin ont une vision
commune, et ils peuvent entraîner avec
eux une grande partie de l'Asie.
Sputnik: En
ce XXIe siècle, on continue d'observer
des rapports entre certains États que
l'on peut caractériser par une relation
de vassal à suzerain. Plusieurs pays
africains, par exemple, n'ont toujours
pas de politiques nationale et
internationale indépendantes, se
trouvant sous le contrôle de certaines
puissances occidentales, dont
européennes.
Bruno Guigue:
Ce qui est frappant, en Afrique, c'est
le maintien de structures héritées de la
colonisation dans les pays francophones.
Les pays du Sahel sont à la fois les
pays les plus pauvres de la planète et
ceux où la présence militaire française
n'a jamais été aussi forte depuis les
indépendances. On va finir par se
demander s'il n'y a pas une relation de
cause à effet! Quelle est la crédibilité
d'un État africain qui compte sur
l'ancienne puissance coloniale pour
assurer sa sécurité? Que signifie cette
lutte contre le terrorisme menée par la
France au Sahel, alors qu'elle a offert
un arsenal aux terroristes en détruisant
l'État libyen en 2011?
Le système
monétaire du franc CFA est tout aussi
aberrant. En arrimant la monnaie des
pays-membres à l'euro, il leur impose
une parité qui entrave le développement.
Lorsqu'il fustigeait la dette, Thomas
Sankara posait la question de la
souveraineté économique de l'Afrique. Il
faisait le procès d'un néocolonialisme
qui continue de sévir aujourd'hui. Nous
venons de commémorer le 30e anniversaire
de son assassinat, et son message
demeure d'une brûlante actualité.
Sputnik:
Aujourd'hui, la notion de souveraineté
est de plus en plus présente dans les
discours aux quatre coins du monde.
Selon vous l'année 2018 sera-t-elle
l'année où la souveraineté continuera à
remporter des victoires face au
néocolonialisme?
Bruno Guigue:
Le combat de la souveraineté contre
l'impérialisme est un combat
multiséculaire. C'est le combat des
peuples contre ceux qui veulent les
dominer, les exploiter, voire les
anéantir. Il a connu trois périodes. La
première est marquée par les conquêtes
coloniales. Elles ont suscité des
résistances farouches, comme celle de
l'émir Abd-El-Kader en Algérie. La
seconde période est celle de la
décolonisation de l'Asie et de
l'Afrique, dont la conférence de
Bandoeng (1955) est le symbole. Enfin,
nous sommes entrés dans la troisième
période depuis les indépendances. Il
s'agit d'une lutte sur plusieurs fronts.
Pour les pays du
sud, c'est le contrôle de l'accès aux
ressources naturelles et aux
technologies modernes qui est
prioritaire. Mais pour y parvenir, il
leur faudra desserrer la double étreinte
des marchés mondiaux et des institutions
financières internationales. Pour
maîtriser leur développement, ces États
devront d'abord restaurer leur
souveraineté, préalable de toute
politique progressiste. Contre un
économisme dogmatique, il faut
réaffirmer la primauté du politique.
L'abandon aux mécanismes aveugles de la
mondialisation libérale a fait son
temps. La poigne d'un État souverain
vaudra toujours mieux, pour le
développement, que la main invisible du
marché.
© 2017 Sputnik
Tous droits réservés.
Publié le 20 décembre 2017 avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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