Sputnik
«L’année écoulée s’inscrit dans une
phase de transition, entre deux états du
monde»
Mikhail Gamandiy-Egorov
© capture
d'écran: YouTube
Lundi 16 janvier 2017
Source:
Sputnik
Ex-haut
fonctionnaire, Bruno Guigue est un
analyste politique français, enseignant
en relations internationales à
l’Université de La Réunion et
chroniqueur en politique internationale.
Sputnik : L'année 2016 est terminée.
Pour beaucoup, elle a été associée aux
tensions montantes entre la Russie et
les États-Unis, et plus globalement
entre la Russie et l'Occident politique.
Quelles sont les principales analyses
que vous feriez de l'année passée?
Bruno Guigue :
L'année écoulée s'inscrit dans une phase
de transition, extrêmement critique,
entre deux états du monde. La roue
tourne, et le neuf chasse l'ancien. Les
USA sont encore la première puissance
économique mondiale, mais la Chine est
en passe de les détrôner. La situation
sociale aux États-Unis est désastreuse.
La violence y est omniprésente. Les USA
sont un pays riche, mais ses habitants
sont pauvres. 15 % des Américains
dépendent de l'aide alimentaire, et le
taux d'endettement des ménages est
vertigineux.
L'élection de Donald Trump,
en réalité, est le symptôme d'un profond
malaise. À l'intérieur comme à
l'extérieur de leurs frontières, les
États-Unis ressemblent à un colosse aux
pieds d'argile. En encerclant la Russie,
en la diabolisant, les dirigeants
américains renouent avec les pratiques
de la guerre froide, mais cette
agitation belliciste est un aveu de
faiblesse. Si Washington provoque Moscou
en mobilisant son armada, c'est pour
tenter de conjurer, de manière
pathétique, un déclin irréversible. Les
USA sont une superpuissance chancelante
qui joue au matamore parce qu'elle sait
que ses jours sont comptés.
Sputnik :
Cette opposition russo-étasunienne s'est
traduite par une différence d'approche
évidente en Syrie, qui restait largement
à la Une de l'actualité. Quelles leçons
en tirez-vous?
Bruno Guigue : Sur le
théâtre syrien, il y a une énorme
différence entre Moscou et Washington.
Les Russes font ce qu'ils disent et ils
disent ce qu'ils font. Les Américains ne
font pas ce qu'ils disent et ils ne
disent pas ce qu'ils font. La Russie
intervient en Syrie à la demande
expresse d'un État souverain qui est son
allié historique dans la région. Elle
combat la pègre mercenaire qui tente
d'abattre cet État sur mandat des
puissances occidentales et des
pétromonarchies du Golfe. Avec 5 000
soldats et 70 avions, elle a aidé le
gouvernement syrien à libérer la
deuxième ville du pays et à restaurer sa
souveraineté, peu à peu, sur une part
croissante du territoire national.
De
leur côté, les USA prétendent livrer
bataille aux organisations terroristes,
mais en réalité ils les utilisent contre
Damas. Ils accréditent une distinction
entre des rebelles « extrémistes » et «
modérés » qui n'existe que sur le
papier, et ils en fournissent eux-mêmes
la preuve en les soutenant sans
distinction! Chaque fois que Daech
attaque les forces gouvernementales
syriennes, par exemple, les avions de la
coalition restent cloués au sol.
Contrairement à l'intervention russe,
l'intervention américaine est illégale
en droit international et elle favorise
les terroristes en prétendant les
combattre.
Sputnik : La
récente coordination des approches entre
la Russie et l'Iran, principaux soutiens
du gouvernement syrien, avec la Turquie
— qui a longtemps gardé une approche
ouvertement anti-Assad — le tout en vue
de contribuer ensemble à la résolution
du conflit syrien, a montré qu'il était
possible d'atteindre des résultats
prometteurs, sans pour autant y inclure
les représentants US et plus
généralement les élites occidentales.
Partagez-vous cet avis? Est-ce, selon
vous, un signe que cette région du
Proche et du Moyen-Orient devrait
élargir ce genre d'initiative à l'instar
de celle entre la Russie, l'Iran et la
Turquie?
Bruno Guigue : La coopération
diplomatique entre la Russie, l'Iran et
la Turquie en vue de mettre fin au
conflit syrien est une gifle monumentale
pour Washington et ses satellites. Les
États-Unis sont éjectés comme des
malpropres d'une scène syrienne où ils
ont additionné les « false flags » et
les coups tordus. Pour la première fois,
une négociation sur un conflit majeur
est engagée sans Washington, qui doit se
résoudre à faire tapisserie pendant que
Moscou mène la danse. L'avenir dira si
les négociations inter-syriennes sous ce
triple parrainage aboutiront à une
solution négociée. Mais en attendant,
les Occidentaux sont condamnés à
approuver en public un processus qui les
destitue de leur prééminence sur la
scène internationale.
Les
pourparlers qui auront lieu à Astana,
capitale du Kazakhstan, symbolisent le
basculement du monde vers de nouveaux
pôles de puissance. Toutes proportions
gardées, c'est un événement comparable à
la conférence de Bandoeng, qui marqua en
1955 l'émergence d'un « tiers-monde »
assoiffé d'indépendance et résolument
non-aligné. Les puissances occidentales
ayant démontré leur capacité de nuisance
au Moyen-Orient, toute initiative
consistant à se passer de leurs services
est un exemple à suivre si l'on veut
tuer dans l'œuf l'ingérence puissances régionales de régler
elles-mêmes leurs propres affaires.
Sputnik : Une nouvelle administration,
celle du président élu Donald Trump,
prendra officiellement sous très peu le
pouvoir aux États-Unis. Certains
partagent un optimisme important au vu
de certaines déclarations de M. Trump
qui laissaient supposer une éventuelle
normalisation des relations avec la
Russie. D'un autre côté, sa rhétorique anti-chinoise, anti-iranienne et
notamment anti-cubaine, des pays ayant
des relations fortes avec la Russie,
laissent supposer la poursuite de la
confrontation. D'autant plus qu'au vu
des déclarations récentes de certains
représentants de son équipe, les risques
d'une poursuite des tensions avec la
Russie restent également d'actualité.
Quel est votre avis sur la question?
Bruno Guigue : Personne
ne sachant lire dans le marc de café, il
est impossible de dire ce que sera la
politique étrangère de Donald Trump. La
composition de son équipe envoie des
signaux contradictoires. Le conseiller à
la sécurité nationale est Michael Flynn,
chef du renseignement militaire limogé
par Barack Obama pour avoir critiqué la
politique du président en Syrie. Le
secrétaire d'État est Rex Tillerson,
l'un des dirigeants du groupe pétrolier
ExxonMobil qui s'opposa aux sanctions
contre Moscou en 2014. Au secrétariat à
la Défense, c'est le général James
Mattis, ancien commandant des forces US
au Moyen-Orient et partisan notoire de
la fermeté à l'égard de l'Iran.
Difficile de s'y repérer, mais M. Trump
se déclare prêt au dialogue avec Moscou
et affirme que les USA n'interviendront
plus pour « changer le régime politique
» chez les autres. C'est un désaveu
explicite des politiques néo-conservatrices! En même temps, il
adhère aux thèses israéliennes sur
Jérusalem et envisage d'y déplacer
l'ambassade US en violation du droit
international. Il veut remettre en
question l'accord péniblement négocié
par son prédécesseur sur le nucléaire
iranien. Enfin, il bombe le torse face à
la République populaire de Chine.
Sputnik: Que pensez-vous, précisément,
de ces déclarations peu diplomatiques à
l'égard de la Chine?
Bruno Guigue : Ces déclarations, en fait,
rejoignent la critique constante du
libre-échangisme économique formulée par
Donald Trump durant sa campagne. Elles
annoncent un bras de fer de Washington
avec les puissances montantes dont la
croissance constitue une menace pour
l'hégémonie US. La mondialisation des
échanges appauvrit l'économie
américaine, elle la vide de sa substance
en accélérant la désindustrialisation.
Invention occidentale, cette
globalisation exigée par l'oligarchie se
retourne contre les pays qui en ont fait
l'alpha et l'oméga de la vie
internationale. En 2010, la part des USA
dans le PIB mondial était de 25%. Elle
sera de 16% en 2025. En 2050, elle sera
de 9% contre 33% pour la Chine et 8%
pour l'Inde. Pour le nouveau président,
le véritable défi sera de freiner, dans
une tentative désespérée, le déclin
annoncé de l'Empire américain. Et il
sait bien que couvrir les océans de
porte-avions déployant fièrement la
bannière étoilée n'y changera rien.
Sputnik: On observe une montée
importante des sentiments
anti-atlantistes dans les pays
européens. Entrevoyez-vous des
changements importants en 2017 à ce
niveau? Notamment en ce qui concerne le
niveau de dépendance de certains pays
européens vis-à-vis des USA?
Bruno Guigue : En fait, l'allégeance des pays
européens à Washington n'a jamais été
aussi caricaturale. Champions
incontestés de la catégorie, la France
et le Royaume-Uni font constamment de la
surenchère. Comme si la gesticulation de
l'appareil militaire atlantique aux
frontières de la Russie ne suffisait
pas, ces deux pays multiplient les
accusations contre Moscou et prolongent
des sanctions absurdes. Il est
affligeant de voir le gouvernement
français, par exemple, sacrifier ses
propres agriculteurs sur l'autel de
l'atlantisme en interdisant les
exportations vers la Russie. Cette
soumission volontaire des gouvernements
européens est une honte, et elle finira
par provoquer une exaspération légitime.
La souveraineté a été bafouée par
l'européisme et l'atlantisme, mais
heureusement elle est de retour.
L'aspiration à l'indépendance nationale
— sans laquelle la souveraineté
populaire est un leurre — est une
constante historique. Chassez-la par la
porte, elle reviendra par la fenêtre!
© 2017 Sputnik
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Publié le
17 janvier 2017 avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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