Middle East Eye
Ben Gourion International,
cet aéroport
devenu tribunal de la pensée
Laurent Perpigna Iban
Des passagers font
la queue pour le contrôle des documents
de voyage
à leur arrivée à l’aéroport
international d’Israël, le 22 mars 2018
(AFP)
Samedi 6 juin 2020 Par
Laurent Perpigna Iban – TEL AVIV,
Israël
À l’aéroport de Tel
Aviv, l’obtention du visa israélien se
convertit parfois en cauchemar pour les
voyageurs. En particulier pour ceux qui
sont suspectés par les autorités
israéliennes d’être des militants
pro-palestiniens
La longue pente qui
mène des terminaux de l’aéroport Ben
Gourion jusqu’aux bureaux de
l’immigration israélienne a parfois le
goût de la peur. En contrebas, derrière
les vitres de la vingtaine de postes de
contrôles, des agents attendent
patiemment les voyageurs. Dans les files
d’attente, la joie des pèlerins
contraste avec l’anxiété d’autres
candidats au visa.
Vient le moment
fatidique. Les passeports sont
décortiqués méticuleusement, l’enquête
pour le moins incisive : « Où
allez-vous ? Connaissez-vous des gens
sur place ? Quel est leur nom ? ».
Autant de questions auxquelles les
voyageurs doivent répondre sans
sourciller, en particulier celles et
ceux qui envisagent de se rendre
de manière indépendante en
Cisjordanie, et pour qui le mensonge
s’avère être le meilleur paratonnerre à
ennuis.
Le quotidien
économique Globes […] rapportait
qu’en 2018,
près de 19 000 personnes
avaient été refoulées à leur arrivée
contre 16 534 en 2016 et… 1 870 en 2011
Ces questions aux
allures d’interrogatoire n’ont pas qu’un
caractère sécuritaire. Les objectifs
sont aussi politiques puisqu’il s’agit,
en plus de prévenir toute attaque sur le
sol israélien, de limiter la présence
étrangère dans les territoires occupés.
Pour satisfaire cet enjeu, les autorités
israéliennes possèdent un moyen
imparable : l’attribution du visa à
l’arrivée.
Les deux principaux
points d’entrée permettant aux étrangers
de se rendre en Cisjordanie étant sous
contrôle israélien – l’aéroport de Tel
Aviv et le pont Allenby-Malik Hussein,
situé entre la Cisjordanie et la
Jordanie –, l’attribution de ce sésame
s’est convertie, avec le temps, en un
outil administratif directement aux
ordres de la politique israélienne.
Les accords
d’exemption de visa avant le départ
passés avec de nombreux pays étaient
pourtant censés faciliter le voyage des
étrangers. Mais voilà, ces gracieuses
directives ont pris les traits d’une
partie de roulette russe pour nombre de
voyageurs : l’autorisation de pénétrer
sur le territoire – matérialisée par un
visa de tourisme de trois mois – se fait
directement sur place, et confronte de
fait les voyageurs à l’arbitraire.
Des étudiants
catholiques français écoutent un prêtre
à leur arrivée
à l’aéroport
international Ben
Gourion, le 22 juillet
2009 (AFP)
Le quotidien
économique Globes, citant des
statistiques de l’Administration des
postes frontaliers, de la population et
de l’immigration – placée sous les
ordres du ministère israélien de
l’Intérieur –, rapportait ainsi qu’en
2018, près de
19 000 personnes avaient été refoulées à
leur arrivée contre 16 534 en 2016
et… 1 870 en 2011.
Résultat, nombre de
voyageurs désirant se rendre en
Cisjordanie de manière indépendante
préfèrent taire leurs projets, sous
peine d’être lourdement interrogés,
voire renvoyés.
Interminables
interrogatoires
Kamel et Louis* le
savaient. Ces deux jeunes Français
s’étaient documentés sur la question
avant de décoller pour Tel Aviv, au mois
de novembre 2019. Si Louis passe les
contrôles facilement, ce n’est pas le
cas de son compère.
« J’ai tendu mon
passeport français. J’ai répondu que
j’allais visiter Tel Aviv et Jérusalem.
La jeune femme m’a alors demandé quelles
étaient mes origines. Algériennes. Le
début des embrouilles pour moi »,
raconte Kamel à Middle East Eye.
« L’agent de la
sécurité israélienne a élevé la voix à
plusieurs reprises.
Il m’a demandé si
j’étais musulman, si je priais…
Ainsi
que des questions intimes qui ne les
regardaient pas »
- Kamel, un
touriste français retenu à l’aéroport
Le jeune homme va
alors être placé dans la salle d’attente
réservée aux « candidats suspects ».
Kamel subit un premier interrogatoire
d’une demi-heure. Deux heures s’écoulent
avant qu’il ne soit présenté à un
deuxième interlocuteur.
« Cette personne
m’a annoncé être chef de la sécurité. Il
m’a posé les mêmes questions, auxquelles
j’ai donné les mêmes réponses. J’ai été
présenté à une troisième personne. Ça a
été une véritable montée en puissance. »
À partir du
troisième interrogatoire, Kamel rapporte
la présence d’un traducteur français.
« L’agent de la
sécurité israélienne a élevé la voix à
plusieurs reprises. Il m’a demandé si
j’étais musulman, si je priais… Ainsi
que des questions intimes qui ne les
regardaient pas et qu’ils se
permettaient quand même de poser. Ils
donnaient l’impression de vouloir tout
contrôler, et d’avoir un pouvoir absolu.
Ils m’ont demandé pourquoi mes parents
étaient venus vivre en France. Ils ont
aussi fouillé mon portable »,
rapporte-t-il.
Au total, le jeune
homme va subir cinq interrogatoires,
avec une rétention de six heures au
total.
« Ils ont essayé de
m’atteindre psychologiquement. J’étais
en position de coupable », rapporte-t-il
à MEE. Alors qu’il se prépare à
un renvoi en bonne et due forme, il
finit, « presque miraculeusement », par
obtenir le visa.
Des passagers, dont
un groupe de juifs ultra-orthodoxes
revenant de pèlerinage en Ukraine,
attendent leurs bagages à l’aéroport
international Ben
Gourion, le 13
septembre 2010 (AFP)
Un traitement que
tous ceux qui ne correspondent pas au
profil du touriste dépolitisé sont
amenés à subir. Mais, c’est un fait, les
personnes d’origine arabe et de
confession musulmane sont surexposées à
ces complications. À tel point que
certaines, au profil insoupçonnable,
sont parfois lourdement inquiétées.
Le quotidien
israélien Haaretz
a ainsi fait part en 2019 de la
mésaventure de l’ambassadeur
d’Israël au Panama, Reda Mansour, druze,
qui a rapporté avoir été, lui et sa
famille, « humiliés et traités comme des
suspects par des gardes de sécurité ».
Un traitement qui
avait provoqué une lourde polémique en
Israël, obligeant le président Reuven
Rivlin à s’exprimer publiquement. « Ce
qui compte, c’est ce que vous ressentez,
et si vous vous sentez si blessé, alors
nous devons y réfléchir », avait alors
déclaré le chef de l’État.
Depuis, la
situation ne semble guère avoir évolué :
quelques heures avant la mise en
quarantaine de
tous les voyageurs arrivant à l’aéroport
de Tel Aviv en raison de
l’épidémie de coronavirus, les
agents de l’immigration se préoccupaient
moins de savoir s’ils venaient d’une
zone infectée par le coronavirus que de
leur programme une fois sur place.
La loi en
question
Certains, au terme
des interrogatoires, n’ont pas la chance
de Kamel et se voient dans la position
du « denied entry » (entrée
refusée). Pour eux, c’est un retour à
l’expéditeur.
Tous les arguments
sont bons pour justifier cette décision.
Les sympathies pro-palestiniennes, même
présumées, placent le candidat au visa
en position de coupable, tandis que les
galeries photographiques sur les
téléphones portables, les comptes
Twitter et Facebook font office de
preuves.
Une situation
d’autant plus paradoxale que la visite
des territoires palestiniens n’est pas
interdite aux étrangers, y compris au
regard du droit israélien.
« Les intimidations
afin de leur donner les noms,
numéros de
téléphones et adresses de contacts
palestiniens
sont toujours nombreuses »
- Chris Den
Hond, journaliste
Néanmoins, en 2017,
la Knesset approuvait une loi
interdisant la délivrance de visa et de
droits de résidence aux ressortissants
étrangers appelant au boycott
économique, culturel ou académique
d’Israël, mais aussi de toute
institution israélienne ou de toute «
zone sous son contrôle » – comprendre :
les colonies. Si les étrangers sont
les principaux visés, des militants
israéliens contre l’occupation
en font aussi régulièrement les frais.
Les contrôles à
l’arrivée ne sont toutefois pas les
seuls à générer peurs et tensions. Ceux
réalisés au moment de quitter le pays
par voie aérienne – le premier se situe
trois kilomètres avant d’arriver à
l’aéroport – sont aussi nombreux
qu’éprouvants.
Le plus déroutant
reste celui effectué dans l’enceinte par
une armada d’agents de sécurité, avant
même que le voyageur ne puisse accéder
aux bureaux d’enregistrement. Sous
couvert de sécurité aéroportuaire, les
questions sur les précédents voyages –
en particulier dans les pays arabes –
s’enchaînent à une vitesse folle,
volontairement déstabilisante.
Ce profilage reste
mystérieux même si certains secrets des
services de l’immigration israélienne
finissent parfois par être percés au
grand jour. C’est le cas de
l’autocollant en forme de code-barres
collé au dos du passeport après cet
interrogatoire : le premier numéro,
compris entre 1 et 6, classe,
selon de nombreuses sources, les
voyageurs par ordre croissant de
« dangerosité ».
Étiquette collée au
dos du passeport des voyageurs
embarquant à Tel Aviv,
et note informant
que le bagage en soute a été fouillé
(MEE)
Une théorie
confirmée par nos entretiens avec une
dizaine de personnes ayant voyagé en
Israël : celles ayant un premier chiffre
compris entre 5 et 6 subissent des
interrogatoires poussés et des fouilles
de valises systématiques.
Chris Den Hond est
journaliste. Habitué à se rendre dans
les territoires occupés depuis 1994, il
est coutumier de ce genre
d’interrogatoires.
« Même s’ils ne
m’ont pas mis de tampon dans mon
passeport et ne m’ont jamais confisqué
des cassettes vidéo, chaque fois, à
l’entrée comme à la sortie, c’est le
même stress », confie-t-il à MEE.
« Je m’en suis
toujours tenu à la visite des sites
touristiques de Jérusalem et Bethléem.
Mais les intimidations afin de leur
donner les noms, numéros de téléphones
et adresses de contacts palestiniens
sont toujours nombreuses. »
En 2017, alors que
Chris Den Hond sort du territoire via le
point de passage avec la Jordanie, il
mentionne également la visite de
Ramallah. « La ville de trop »,
explique-t-il, amer.
S’ensuivent de
longues recherches menées par les forces
de sécurité israéliennes, qui ne tardent
pas à tomber sur des vidéos que le
journaliste a réalisées sur le mouvement
Boycott, Désinvestissement, Sanctions
(BDS), véritable bête noire des élites
du pays.
« Finalement, un
supérieur m’a conseillé ironiquement de
consulter l’ambassade israélienne avant
de songer à retourner en Israël, afin
d’éviter d’être refoulé à l’arrivée.
J’ai demandé : ‘’Pour combien de temps
?’’ Ils m’ont répondu : ‘’Au moins pour
dix ans.’’ »
Des mesures
d’interdiction de territoire fréquentes,
comme l’explique à MEE Salah
Hamouri, avocat franco-palestinien.
« À l’arrivée, via
cet aéroport, Israël essaie d’interdire
d’accès au territoire toutes les
personnes ayant des convictions
politiques considérées comme
pro-palestiniennes. Cela s’inscrit dans
leur idée de négation même de
l’existence du peuple palestinien »,
commente-t-il.
Le cas épineux
des conjoints de Palestiniens
Salah Hamouri est
dans le viseur des autorités
israéliennes. Après avoir été emprisonné
une première fois entre 2005 et 2011,
l’avocat est arrêté en août 2017 à
Jérusalem : il passera
plus d’un an en détention administrative,
sans que les accusations portées contre
lui ne deviennent publiques.
« Israël essaie
d’interdire d’accès au territoire toutes
les personnes ayant
des convictions
politiques considérées comme
pro-palestiniennes.
Cela s’inscrit dans
leur idée de négation même de
l’existence
du peuple palestinien »
- Salah Hamouri,
avocat franco-palestinien
Avant cela, en
2016, elles ont arrêté sa femme,
Elsa Lefort, alors enceinte de sept
mois. « Elle est restée trois jours en
centre de détention avant d’être
renvoyée en France, avec une
interdiction de territoire toujours en
vigueur depuis. Elle ne peut plus venir
à Jérusalem. »
À sa sortie de
prison en 2018, le quai d’Orsay
conseille à Salah Hamouri de faire une
demande de visa auprès de l’ambassade
israélienne avant le départ, si
elle souhaite retourner sur place.
« L’ambassade m’a
répondu qu’elle était interdite de
territoire jusqu’en 2025. Quant à mon
fils, ils ont dit que sa demande serait
étudiée en arrivant sur place… »,
explique-t-il.
L’avocat évoque a
minima « une trentaine de femmes
françaises mariées à des Palestiniens »
qui connaissent les pires difficultés
pour entrer sur le territoire et mener
une vie normale. Face à ces problèmes
qui les concernent directement, « les
autorités françaises restent sourdes… »,
rapporte-t-il.
Salah Hamouri,
comme d’autres, regrette en effet la
passivité de la diplomatie française.
« Officiellement,
bien que je possède la carte de
résidence de Jérusalem, je n’ai que la
nationalité française, et en tant que
famille française, nous avons le droit
de vivre où nous le souhaitons. Nos
demandes aux autorités françaises sont
vaines. Dans mon cas, les Israéliens
utilisent cela pour me révoquer la carte
de Jérusalem et pour me décourager de
venir. »
Une volonté dans
l’ère du temps : les Palestiniens de
Jérusalem, qui dans leur grande majorité
ne possèdent pas la nationalité
israélienne, n’ont qu’un
statut de résident de cette ville,
facilement révocable. Pour Salah
Hamouri comme pour des milliers
d’autres, un éloignement géographique de
trop longue durée pourrait le voir privé
de cette précieuse carte de résidence.
« Mon cœur est à
jamais enfermé là-bas » :
le calvaire
des familles mixtes palestiniennes
Lire
Pourtant, l’hypersécurité
de l’aéroport de Tel Aviv suscite
l’intérêt et même l’admiration de
nombreux pays, en particulier européens,
qui y voient – en dépit des abus relevés
– un des lieux les plus sûrs au monde.
Ainsi, deux mois
après
l’attentat survenu à l’aéroport de
Bruxelles en mars 2016, le
ministre belge de l’Intérieur
bénéficiait d’une visite privée des
installations israéliennes. D’autres
délégations européennes faisaient
également le déplacement.
Dans ces
conditions, difficile d’espérer un
quelconque assouplissement à l’aéroport
international de Ben Gourion, qui se mue
chaque année un peu plus en tribunal de
la pensée.
* Les prénoms
ont été modifiés.
** Les autorités
aéroportuaires israéliennes n’avaient
pas répondu aux sollicitations de
MEE au moment de la publication de
cet article.
® Middle East Eye
2020 - Tous droits réservés
Publié le 21 juin 2020 avec l'aimable
autorisation de Middle East Eye
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