Middle East Eye
Qu’y a-t-il de si drôle avec
l’occupation israélienne ? Demandez à
ces humoristes
Joe Gill
Mark
Thomas (à gauche) et les comédiens
palestiniens Alaa Shehada (au centre)
et Faisal Abualheja (crédit photo :
Leslie Martin)
Jeudi 15 février 2018
Le trublion
britannique Mark Thomas et les comédiens
palestiniens Faisal Abualheja et Alaa
Shehada sont en tournée. Pourtant,
celle-ci a failli ne jamais avoir lieu.
LONDRES –
L’occupation israélienne ne vous fait
pas rire ? Eh bien, c’est que vous
n’avez pas encore vu Showtime From
the Frontline, la création d’un
nouveau trio dirigé par son trublion en
chef, l’humoriste politique britannique
Mark Thomas, et ses deux compères
palestiniens, les comédiens Alaa Shehada
et Faisal Abualheja, en tournée à
travers la Grande-Bretagne depuis fin
janvier.
Dirigés
par Mark Thomas (au centre), Alaa
Shehada (à gauche) et Faisal Abualheja
(à droite)
sont déterminés à renverser les
stéréotypes sur eux-mêmes et sur leur
situation
par le biais de l’humour (crédit photo :
Leslie Martin)
Le fait même que
cette tournée ait lieu est en quelque
sorte un petit miracle, étant donné les
énormes obstacles que Faisal Abualheja
et Alaa Shehada ont dû affronter
uniquement pour quitter la Cisjordanie
occupée et rejoindre le Royaume-Uni.
« Chaque fois que
l’on voyage, que l’on va en Amérique ou
au Royaume-Uni en tant qu’artiste, il y
a tout à coup un stéréotype
qui touche
notre identité : on est soit un
terroriste, soit une victime »
– Alaa Shehada
Lorsque MEE
les a rencontrés, les trois artistes
venaient de terminer une journée de
répétition dans un studio du Theatre
Royal Stratford, dans l’est de Londres.
Le nom fastueux de ce lieu historique
dissimule le fait qu’il s’agit d’un
centre culturel très prisé consacré au
« théâtre du peuple » plutôt qu’à toute
sorte de spectacle à caractère
aristocratique ou élitiste.
C’est l’endroit
parfait pour un humoriste radical tel
que Thomas, qui collabore avec deux
réfugiés palestiniens talentueux et
déterminés à renverser les stéréotypes
sur eux-mêmes et sur leur situation par
le biais de l’humour.
Briser les
stéréotypes
« Pour moi, l’un
des défis consiste à laisser d’autres
personnes monter sur scène », ironise
Thomas, connu pour ses spectacles en
solo.
« Nous sommes bien
formés en Palestine après soixante ans
d’occupation, nous savons comment nous
comporter avec quelqu’un comme ça,
réplique Abualheja. Mais nous lui
demandons avec insistance de s’excuser
pour Balfour et il ne le fait pas. »
« Nous lui
demandons avec insistance de s’excuser
pour Balfour et il ne le fait pas »
– Faisal
Abualheja
« Je me suis
excusé, tous les jours, put*** », répond
Thomas, en référence à la déclaration
britannique de 1917 qui a ouvert la voie
à la création d’une patrie juive en
Palestine.
De nombreux éclats
de rire surviennent au cours de notre
conversation.
Mark Thomas (à
gauche) et les acteurs palestiniens Alaa
Shehada (en haut) et
Faisal
Abualheja
ont entamé le 30 janvier leur tournée au
Royaume-Uni pour leur spectacle
Showtime
From the
Frontline (crédit photo :
Leslie Martin)
À mi-chemin des
répétitions, les comédiens ne savaient
pas encore clairement ce qu’ils étaient
en train de créer. « Nous ne connaissons
toujours pas le résultat, affirme
Shehada. Mais ce que j’espère, c’est que
nous briserons les stéréotypes qui
entourent ce que signifie “réfugié”, ce
que signifie “Palestinien”, parce que
chaque fois que l’on voyage, que l’on va
en Amérique ou au Royaume-Uni en tant
qu’artiste, il y a tout à coup un
stéréotype qui touche notre identité :
on est soit un terroriste, soit une
victime. »
« C’est l’image que
l’on a, alors nous essayons à travers ce
spectacle d’humaniser cette histoire, de
rappeler aux gens que nous,
Palestiniens, sommes humains »,
ajoute-t-il.
Shehada et
Abualheja, deux réfugiés de Cisjordanie
qui ont été formés au Théâtre de la
Liberté de Jénine, ont travaillé avec le
groupe international de clowns Red Noses
International en Palestine ; il se
rendaient alors dans des hôpitaux pour
divertir les enfants malades.
L’année dernière,
Alaa Shehada et des partenaires ont
lancé leur propre troupe appelée « Palestinian
Laughter Liberation » (Libération du
rire palestinien »), qui fait entrer
l’humour dans le contexte politique des
territoires occupés, explique-t-il.
Faisal Abualheja
voit le spectacle présenté au
Royaume-Uni comme un moyen de créer un
nouveau langage du rire pour surmonter
les barrières entre les gens et la
culture.
« Dans ce
spectacle, il y a différentes cultures,
différentes histoires, différentes
langues – cette rencontre, en tant
qu’artistes, s’effectue peut-être comme
si le rire était notre langue, comme si
le théâtre était notre langue,
soutient-il. Je pense que c’est cela qui
est extraordinaire. »
Le spectacle est
joué en anglais et en arabe, avec
surtitrage en anglais.
« Ce n’est pas
facile »
Le spectacle est le
fruit d’un atelier d’humour que Mark
Thomas, partisan de longue date de la
solidarité avec la Palestine, a organisé
l’année dernière au Théâtre de la
Liberté de Jénine avec son collaborateur
Sam Beale, qui enseigne le stand-up à
l’Université du Middlesex.
« Notre philosophie
était de ne dire à personne ce qu’il
fallait dire, explique Mark Thomas. Nous
étions venus pour enseigner aux gens des
compétences qu’ils n’avaient peut-être
pas, afin de leur permettre de dire ce
qu’ils veulent. »
Des comédiens
palestiniens se produisent dans la pièce
Suicide Note from Palestine
mise en
scène par Nabil al-Raee, le 4 avril 2013
au Théâtre de la Liberté,
dans le camp
de réfugiés de la ville cisjordanienne
de
Jénine (AFP)
Les organisateurs
ont demandé aux professeurs du Théâtre
de la Liberté de Jénine d’assister au
cours afin que ces compétences puissent
être apprises et transmises aux
comédiens palestiniens qui étudient au
théâtre.
En dehors de
l’atelier, Shehada et Abualheja ont
organisé leur propre soirée d’humour au
théâtre pendant le Ramadan.
« Nous avons invité
tout le monde après le jeûne. Nous avons
commencé à 21 heures et cela a duré
trois ou quatre heures », explique
Shehada. « C’était vraiment génial »,
ajoute Faisal.
La pratique de
l’humour en Cisjordanie occupée comporte
néanmoins ses défis, explique Abualheja.
« Ce n’est pas
facile parce qu’il y a tout d’abord de
nombreux défis, comme un artiste en
rencontre partout dans le monde,
notamment celui de trouver un travail.
Mais en Palestine, il y a différents
défis : trouver un travail, certes, mais
aussi lutter avec la communauté autour
de nous, puis lutter contre
l’occupation. »
« Par exemple, j’ai
voulu plusieurs fois jouer à Bethléem,
mais nous étions bloqués aux
check-points et nous n’avons donc pas pu
nous produire là-bas, nous avons dû
annuler la représentation. »
« Nous essayons à
travers ce spectacle d’humaniser cette
histoire,
de rappeler aux gens que nous,
Palestiniens, sommes humains »
– Alaa Shehada
D’autres endroits
où ils voudraient se produire ne leur
sont pas accessibles, comme Haïfa, en
Israël, et Jérusalem, qui est sous
contrôle israélien. « Nous voulons en
effet rencontrer notre propre public
arabe, affirme Shehada. Mais nous ne le
pouvons pas parce que nous n’avons pas
la permission d’y aller. »
« Les ONG et le
financement constituent un autre défi,
affirme Abualheja. Il y a un système
autour de nous qui ressemble à la
deuxième occupation ou à la quatrième
occupation. C’est comme tout dans le
pays, toute la Palestine devient une
grande ONG. Rien ne vient de
l’intérieur. »
Le manque de
financement local pour les arts et le
manque de lieux compliquent la recherche
d’opportunités de se produire ou d’être
rémunérés en tant qu’acteurs ou
humoristes en Cisjordanie, selon
Abualheja, ce qui les oblige à dépendre
des ONG internationales.
C’est à ce même
problème que sont confrontés les
Palestiniens de Cisjordanie dans tous
les domaines de la vie, avec des
obstacles imposés à chaque étape par
l’occupation, ajoute-t-il.
« Par exemple, la
Palestine est une communauté
d’agriculteurs, mais aucun agriculteur
n’a le droit de creuser un puits pour de
l’eau : c’est illégal, les Israéliens
viendront vous voir, vous devrez payer
beaucoup d’argent et ils le fermeront
avec du béton. C’est donc cela qui
maintient cette mentalité qui nous
pousse à attendre l’argent de
l’extérieur. »
Des lieux
interdits
Une grande partie
de leur patrie est également interdite
aux comédiens, y compris la capitale
Jérusalem que le président américain
Donald Trump a
décidé en décembre d’attribuer à
Israël. La plupart des dirigeants du
monde ont exprimé leur désaccord.
« Il y a cinq mois,
j’ai reçu une invitation aux États-Unis
pour un atelier de clowns. Le consulat
se trouve à Jérusalem. Je devais
demander un visa là-bas mais je ne
pouvais pas y aller. Alors j’ai parlé
aux Américains, puis les Américains ont
envoyé des papiers aux Israéliens, puis
les Israéliens m’ont envoyé des
papiers », raconte Alaa Shehada, d’une
voix frénétique qui accélère jusqu’à
mélanger les mots, reflétant la folie
bureaucratique à laquelle est confronté
un Palestinien qui essaie de vivre sa
vie.
« Par exemple, j’ai
voulu plusieurs fois jouer à Bethléem,
mais nous étions bloqués aux
check-points et
nous n’avons donc pas pu
nous produire là-bas,
nous avons dû
annuler la représentation »
– Faisal
Abualheja
« Ensuite, après
avoir attendu deux semaines, j’ai obtenu
la permission d’être à Jérusalem pendant
six heures ; c’est une invitation par
les États-Unis qui m’a permis de me
rendre dans ma patrie », ajoute Shehada.
Mais les problèmes
pour les Palestiniens ne s’arrêtent pas
à la frontière israélienne.
Alaa Shehada a
lui-même failli ne pas pouvoir venir au
Royaume-Uni pour les répétitions en
raison du système de visas complexe et
externalisé du pays. « Nous aimerions
venir au Royaume-Uni pour participer à
des ateliers, aller dans des écoles et
nous produire, mais l’un des principaux
problèmes est celui des visas. C’était
un cauchemar cette fois-ci. C’était une
décision de dernière minute. Et
finalement, Dieu merci, ils nous ont
laissés venir. »
Le visa de Shehada
a été fixé à six semaines au lieu des
trois semaines attendues.
Thomas raconte
alors l’histoire sans queue ni tête mais
bien réelle de la série bizarre
d’acrobaties bureaucratiques que Shehada
a dû réaliser avant et après son arrivée
en Grande-Bretagne, faite de passages
dans des postes de police, de cartes
biométriques et d’appels téléphoniques
très coûteux à la société privée de
visas.
« Ce que décrivent
Alaa et Faisal, c’est tout simplement la
stupidité du fait de confier ces
fonctions incombant à l’État à des
sous-traitants. »
La Palestine,
une cause qui lui tient à cœur
Thomas occupe le
devant de la scène de l’humour politique
britannique depuis que le genre a connu
sa première sortie dans les années 1980,
avec
des bottes Dr. Martens inspirées du
mouvement punk. Plus récemment, il s’est
concentré sur l’écriture politique ainsi
que sur ses tournées, mais au fil des
ans, une lutte lui tenait à cœur : la
Palestine.
En 2009, il a pris
la décision typiquement chimérique
d’attirer l’attention sur le mur
d’apartheid israélien
en marchant le long de ce dernier,
un exploit qui a suscité
l’incompréhension et des réactions
hostiles.
De jeunes
Palestiniens pleurent la mort de Juliano
Mer-Khamis (sur l’affiche),
directeur du Théâtre de la Liberté dans
le camp de réfugiés de
Jénine, le
5 avril 2011,
le lendemain de son assassinat à l’âge
de 52 ans (AFP)
Lorsqu’il était
dans la région, il a visité
le Théâtre de la Liberté, situé dans
le camp de réfugiés de Jénine, dans le
nord de la Cisjordanie, où il a
rencontré son fondateur, le comédien et
metteur en scène israélo-palestinien
Juliano Mer-Khamis.
Le Théâtre de la
Liberté a suscité l’hostilité d’Israël
et de certains en Palestine qui se sont
opposés à son approche radicale de la
formation de comédiens originaires du
camp de réfugiés de Jénine et de
l’organisation de travaux
internationaux.
« Je me souviens
que mon frère disait que si nous
invitions
cent responsables politiques à
parler de la Palestine,
ce ne serait pas
aussi puissant que [ce spectacle] »
– Faisal
Abualheja
Mer-Khamis a été
abattu par un assaillant inconnu en
2011 ; malgré cet acte de violence
choquant et les tentatives d’incendie
qui l’ont visé, le théâtre a survécu.
Le meurtre de Mer-Khamis
a mis en lumière les défis que
représente ce que Faisal Abualheja
décrit comme la propre « occupation
interne » des Palestiniens.
« Il y a les
autorités, la société, l’islam – des
choses dont on ne peut pas parler,
explique Alaa Shehada. Il y a beaucoup
de règles qui ont été [établies] par les
anciennes générations et il est très
difficile d’y toucher. Nous avons donc
peur de ces choses. »
Après toutes ces
épreuves, les deux comédiens
palestiniens ont pu se rendre au
Royaume-Uni et Showtime from the
Frontline est devenu réalité. Faisal
Abualheja s’est montré optimiste.
« Ce que je pense,
c’est que nous n’avons pas à convaincre
tout le monde, sinon nous nous perdrions
à essayer de convaincre les gens.
Faisons ce que nous aimons, amusons-nous
en faisant cela, et ils viendront. C’est
ce qui s’est passé avec ma famille »,
affirme-t-il.
« Je me souviens
que mon frère disait que si nous
invitions cent responsables politiques à
parler de la Palestine, ce ne serait pas
aussi puissant que [ce spectacle]. Nous
sommes une famille conservatrice. Nous
sommes des réfugiés. Nous vivons dans un
camp. »
« Donc comme vous
le voyez, il y a de l’espoir. »
*Showtime From
the Frontline est en tournée au
Royaume-Uni du 30 janvier au 21 avril,
informations sur
www.markthomasinfo.co.uk
Traduit de
l’anglais (original)
par
VECTranslation.
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