Middle East Eye
À Gaza, de plus en plus
d’entrepreneurs endettés
se retrouvent
en prison
Amjad Ayman
Deux
jeunes hommes passent le temps en prison
en jouant à un jeu de société
(MEE/Mohamed al-Hajjar)
Mercredi 7 mars 2018
Accablés par une
économie assiégée qui étrangle le
secteur du commerce, les petits
entrepreneurs, incapables de rembourser
leurs dettes, encourent des peines
d’emprisonnement
GAZA –
Mohamed Abu Beid, un fournisseur de
vêtements, affirme que 2017 a été l’une
de ses pires années d’activité. Après
avoir perdu plus d’un million de
dollars, il croule sous les dettes.
Abu Beid, 49 ans,
importe des vêtements pour hommes et
femmes depuis la Chine et les distribue
sur les trois principaux marchés en
plein air de Gaza depuis une vingtaine
d’années.
En raison des
retards de livraison dus au blocus
israélien et de la décision de
l’Autorité palestinienne (AP) de réduire
de
30 % les salaires des employés du
secteur public à Gaza, l’économie déjà
en difficulté de Gaza s’est détériorée
et le pouvoir d’achat a rapidement
chuté. L’activité autrefois stable d’Abu
Beid est devenue une source de pression
financière.
« Depuis 2017, les
gens n’ont pas d’argent pour acheter de
nouveaux vêtements », a-t-il déclaré à
Middle East Eye.
À Gaza,
les boutiques tentent de survivre avec
des promotions
et des remises importantes (MEE/Mohamed
al-Hajjar)
En février, Abu
Beid a été arrêté et emprisonné pendant
dix jours, faute d’avoir pu rembourser
une dette de 2 millions de dollars qu’il
avait contractée auprès d’un autre homme
d’affaires de Gaza pour maintenir son
entreprise à flot.
« Je ne supportais
par les murs de la prison et le fait de
ne pas savoir ce qui pouvait arriver à
ma famille si je restais incarcéré. Je
suis sorti de prison après qu’un de mes
amis s’est mis d’accord avec le
créancier pour rembourser la dette sur
une période de deux ans, à condition de
payer 10 000 dollars par mois », a-t-il
expliqué.
« J’ai été choqué
de voir de nombreux commerçants
également en prison »
- Mohamed Abu
Beid, fournisseur de vêtements
Si Abu Beid ne
rembourse pas l’argent, il encourt
90 jours de détention. Non seulement ce
calvaire a été éprouvant sur le plan
émotionnel pour l’épouse et les quatre
enfants d’Abu Beid, mais ils ont
également été dans l’impossibilité de
satisfaire un grand nombre de leurs
besoins essentiels lorsqu’ils ont
hypothéqué leur maison pour rembourser
une partie de sa dette. Alors que le
pouvoir d’achat continue de baisser et
que les petites entreprises luttent pour
leur survie, Abu Beid n’est pas le seul
à connaître la prison.
« J’ai été choqué
de voir de nombreux commerçants
également en prison », a-t-il confié.
De nombreuses
petites entreprises
se sont écroulées sous la pression
des dettes, d’un blocus israélien
étouffant et des divisions internes
palestiniennes.
Ayman al-Batniji,
porte-parole des services de police, a
déclaré à MEE que 98 314 mandats
d’arrêt avaient été émis en 2017 pour
des affaires de passifs financiers,
notamment des dettes non remboursées ou
des versements échelonnés non payés
auprès des banques. Ce chiffre est
presque cinq fois supérieur à celui de
2016 (21 235).
De nombreux
habitants de Gaza se tournent vers leur
foi au cours de leur incarcération
(MEE/Mohamed al-Hajjar)
« Il y a
aujourd’hui 300 commerçants emprisonnés
pour des affaires de passifs financiers,
qui ne trouvent pas de solutions pour
rembourser leurs dettes. D’autres
essaient de signer des promesses de
paiement échelonné, puis ils sont
libérés. »
« Je ne supportais
par les murs de la prison et le fait de
ne pas savoir
ce qui pouvait arriver à
ma famille si je restais incarcéré »
- Mohamed Abu
Beid, fournisseur de vêtements
Al-Batniji explique
que le nombre d’affaires liées au
non-remboursement de dettes parmi les
petits entrepreneurs est en réalité
beaucoup plus élevé que ne l’indiquent
les chiffres enregistrés auprès de la
police.
« La plupart
d’entre eux tentent de résoudre les
affaires par le biais d’un mukhtar
qui intervient pour parvenir à un accord
entre les commerçants en vue d’un
remboursement. Nous comprenons les
conditions [et] nous essayons de créer
une sorte de solution pour aider ces
commerçants », a-t-il affirmé. Un
mukhtar est un dirigeant
communautaire qui tire sa légitimité de
son charisme personnel ou de son
influence familiale.
Dans une économie
gazaouie en pleine stagnation, de
nombreux Gazaouis ont du mal à joindre
les
deux bouts, ce qui engendre beaucoup
de stress et de difficultés pour les
citoyens de l’enclave
(MEE/Mohamed
al-Hajjar)
En raison des
conditions économiques difficiles,
al-Batniji affirme que les autorités
donnent trois chances aux personnes
ayant des passifs financiers pour
rembourser l’argent avant d’exécuter une
ordonnance de détention d’une durée
maximale de quinze jours. L’affaire est
ensuite renvoyée devant le tribunal, qui
peut condamner les personnes endettées à
une peine maximale de 90 jours
d’emprisonnement, conformément à
la loi.
« Lorsqu’il s’agit
d’argent, la situation est difficile,
car cela touche aux droits des personnes
et la loi ne peut pas négliger ces
droits, à moins qu’il y ait une
réconciliation entre les parties »
– Ayman
al-Batniji, porte-parole des services de
police
« Lorsqu’il s’agit
d’argent, la situation est difficile,
car cela touche aux droits des personnes
et la loi ne peut pas négliger ces
droits, à moins qu’il y ait une
réconciliation entre les parties.
Certaines personnes peuvent annuler les
dettes, mais elles ne représentent que
20 % du problème », a expliqué
al-Batniji.
En janvier, de
nombreux commerçants ont pris part à
une campagne d’annulation de dettes
et effacé les dettes de leurs clients
sous le hashtag
#سامح_تؤجر
(« Pardonne et tu seras récompensé »).
Mais face à une économie paralysante,
tout le monde n’a pas pu se permettre de
pardonner et d’effacer les dettes
importantes qui ont accablé de
nombreuses personnes.
« J’ai beaucoup
perdu »
Le 21 janvier,
Mohamed al-Jamal a été arrêté après le
refus d’un de ses chèques. Ce père de
cinq enfants, unique soutien de famille,
a ainsi été incarcéré dans la prison
d’al-Nuseirat, dans le centre de la
bande de Gaza. Al-Jamal n’aurait jamais
imaginé qu’il allait connaître un jour
la prison.
Pendant son séjour
en prison, il ne faisait que penser à sa
famille, raconte-t-il. Propriétaire de
deux grandes boutiques de fournitures de
cuisine dans le centre de Gaza, il
s’était toujours considéré comme un
homme d’affaires prospère.
Le 22 janvier,
l’Union industrielle a organisé une
manifestation pour protester contre
l’économie
dévastée de Gaza et les
conditions imposées par le siège
israélien (MEE/Mohamed al-Hajjar)
Pourtant, même
après l’annonce d’énormes réductions
pour faire la promotion de ses produits,
la plupart des deux millions d’habitants
de l’enclave n’avaient toujours pas les
moyens d’acheter quoi que ce soit. Il a
désormais une dette de 32 000 dollars
qu’il paiera en versements échelonnés.
S’il est incapable de générer des achats
malgré son plan d’organiser des soldes
encore plus importantes allant jusqu’à
60 % de réduction, il risque de perdre
son entreprise et de retourner en
prison.
« Je n’ai pas
généré de profits au cours des six
derniers mois et j’espérais que
l’ensemble de la situation
s’améliorerait après l’accord
palestinien de réconciliation conclu en
octobre 2017. J’ai acheté de grandes
quantités de marchandises, espérant en
tirer de bons profits. Mais les choses
ne se sont pas passées comme je l’avais
prévu et j’ai beaucoup perdu. »
En octobre 2017,
un accord de réconciliation a été
conclu entre le Hamas et l’Autorité
palestinienne après dix ans de division.
Bien que cet accord
ait entraîné une
baisse significative des prix, seul
un nombre limité de personnes peuvent se
permettre de faire des achats, alors que
l’AP impose depuis avril 2017 une baisse
de 30 % sur le salaire de
60 000 fonctionnaires.
« Il y a
aujourd’hui 300 commerçants emprisonnés
pour des affaires de passifs financiers,
qui ne trouvent pas de solutions pour
rembourser leurs dettes »
– Ayman
al-Batniji, porte-parole des services de
police
Selon l’Autorité
monétaire palestinienne (AMP), la somme
des chèques sans provision
a quasiment doublé entre 2015 et
2016 à Gaza, passant de 37 millions de
dollars à 62 millions de dollars, avant
de faire de même en 2017 en atteignant
112 millions de dollars.
Maher al-Tabaa,
économiste et directeur des relations
publiques à la Chambre de commerce de
Gaza, affirme que le secteur du commerce
privé dans l’enclave côtière, notamment
les marchés et les boutiques, perd des
millions de dollars chaque mois. Il
rapporte qu’au cours des dix derniers
mois, les revenus du marché ont diminué
d’environ 180 millions de dollars dans
tous les secteurs industriels et
commerciaux.
Fin janvier, les
commerçants ont fermé leurs magasins
lors d’une grève contre
la détérioration
de l’économie à Gaza et le siège
israélien (MEE/Mohamed al-Hajjar)
« Les hommes
d’affaires s’inquiètent de la
détérioration actuelle de la situation
économique et sont confrontés à des
pertes importantes. Cela est dû à la
poursuite des réductions de salaire
subies par les employés du secteur
public. Par conséquent, la perte dans le
marché est estimée à 20 millions de
dollars par mois », explique-t-il.
Les cabinets
d’avocats ont été récemment inondés de
nombreuses affaires liées à des passifs
financiers. Ahmed al-Masri, avocat,
affirme avoir reçu 90 cas de ce type
en 2017.
« La période de
détention est de quinze jours, puis les
parties en litige sont renvoyées devant
le tribunal. Cependant, dans de tels
cas, les parties ont tendance à conclure
un accord pour un remboursement
échelonné des dettes. Malheureusement,
la plupart d’entre eux ne parviennent
pas à payer les dettes », a déclaré al-Masri.
Nabil Essa,
propriétaire d’un magasin de meubles,
continue de se débattre pour rembourser
sa dette de 410 000 dollars. Essa a été
emprisonné une première fois en novembre
parce qu’il ne pouvait pas rembourser
l’argent.
Il a été libéré en
décembre, après l’intervention du
mukhtar de sa famille qui a proposé
un plan de paiement. Incapable de payer
les mensualités convenues, il a été une
nouvelle fois emprisonné pendant environ
une semaine avant que le mukhtar
n’intervienne une seconde fois pour
négocier un plan de paiement différent.
Essa a désormais
jusqu’à la mi-mars pour trouver une
solution à ses problèmes financiers,
faute de quoi il sera incarcéré pendant
90 jours.
« Je ne peux pas
rembourser la dette. Les gens n’ont plus
acheté de meubles au cours des dernières
années. La plupart ont tendance à
réparer leurs meubles plutôt qu’à en
acheter de nouveaux parce qu’ils n’ont
pas d’argent », a-t-il expliqué.
« Ma famille dépend
maintenant de mon père. Elle mange avec
lui parce que je ne peux pas lui acheter
de nourriture », a-t-il ajouté.
Traduit de
l’anglais (original)
par
VECTranslation.
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Publié le 9 mars 2018 avec l'aimable autorisation de
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