Al Akhareen, la musique qui donne le
goût des autres
Lou Mamalet
L'ambition
du duo Al Akhareen : donner une voix à
ceux que l’on n’écoute pas (Facebook)
Jeudi 3 mai 2018
Fruit de la rencontre entre la
musicienne française d’origine syrienne
Naïssam Jalal et le rappeur palestinien
Osloob, Al Akhareen est un hommage
artistique à la différence et au mélange
des genres qui puise son inspiration
dans l’exil de ses deux protagonistes
À l’heure où notre
rapport au prochain est plus que jamais
questionné,
Al Akhareen (« les autres » en
arabe) est une interrogation poétique
sur l’altérité – l’autre, cet étranger,
cet alter ego. La formation, composée
par la flutiste Naïssam Jalal et le
rappeur Osloob, offre une exploration
sonore qui vient brouiller les
frontières entre jazz, hip hop et
musique arabe.
Middle East Eye
a rencontré le duo à la coopérative
Pointcarré, un petit café tranquille de
Saint-Denis, en région parisienne.
Autour d’un thé à la menthe et d’un jus
d’orange, les deux artistes ont retracé
leurs parcours respectifs.
Lui, un peu effacé
sous sa casquette, nous raconte dans un
français timide son enfance dans le camp
de réfugiés palestiniens de Burj al-Barajneh,
à Beyrouth. Elle, plus à l’aise, nous
évoque son adolescence parisienne
tiraillée entre un héritage arabe enfoui
et une société qui ne l’accepte pas
toujours.
Osloob et
Naïssam Jalal à Saint-Denis, France
(avec l’aimable autorisation de
l’artiste)
Un parcours
initiatique à la recherche de soi
Fille d’immigrés
syriens, Naïssam doit valser avec des
origines qui ne lui collent pas vraiment
à la peau. À la maison, elle ne parle
jamais l’arabe et à l’extérieur, elle
étudie la flûte traversière au
Conservatoire de Paris. Rien d’un
parcours oriental.
« J’ai grandi avec
ce sentiment d’avoir un corps étranger
en moi, une partie que j’ai longtemps
rejetée sans m’en apercevoir. Même si ce
n’est pas toujours explicite, il y a
quelque chose d’ancré dans l’inconscient
collectif qui associe toujours le mot
arabe à quelque chose de ‘’sale’’ » - Naïssam Jalal,
musicienne
« J’ai grandi avec
ce sentiment d’avoir un corps étranger
en moi, une partie que j’ai longtemps
rejetée sans m’en apercevoir. Même si ce
n’est pas toujours explicite, il y a
quelque chose d’ancré dans l’inconscient
collectif qui associe toujours le mot
arabe à quelque chose de ‘’sale’’. Mes
parents voulaient que je m’intègre donc
je parlais toujours français et je n’ai
pas appris à connaître cette part de
moi. »
Osloob, lui, est
enfant de réfugiés palestiniens au
Liban, pays dont il n’obtiendra jamais
la nationalité, toujours renvoyé à son
statut d’apatride. Il grandit en
écoutant les rêves brisés de ses
voisins : l’espoir d’un retour
impossible sur une terre qu’il n’a
jamais connue.
De cette quête
identitaire, et de la douleur qui en
découle, provient le trait d’union entre
les deux artistes.
Un parcours
initiatique qui conduira Naïssam à
Damas, où elle part à 18 ans étudier la
flûte traditionnelle (le ney) au Grand
institut de musique arabe. Un périple de
réconciliation avec ses racines.
« Ce voyage fut une
thérapie personnelle. Là-bas, j’étais
syrienne, et non française, ce qui m’a
amenée à vivre les choses terribles que
doit endurer le peuple quotidiennement.
La traque permanente des services
secrets, la dictature du régime… »
L’expérience ne
sera que de courte durée. L’appel de la
florissante scène musicale égyptienne
l’attirera au Caire trois mois plus
tard.
Là-bas, elle fait
la rencontre du père de la musique
moderne égyptienne,
Fathi Salama, un pianiste de jazz
renommé qui lui propose de l’accompagner
sur les prestigieuses scènes d’Égypte,
comme l’Opéra du Caire.
De son côté, Osloob
grandit et découvre la musique dans les
rues de la banlieue sud de Beyrouth. En
2008, il décide de mettre des mots sur
les histoires de son peuple et fonde le
groupe de rap Katibeh 5 (la 5e
brigade), avec d’autres rappeurs
rencontrés à l’école.
Deux albums
naîtront de cette association : Ahla
fik bil mokhayamat (« Bienvenue dans
les camps de réfugiés ») et Al-tariq
wahid marsoum (« Un seul chemin est
tracé »), des fables décrivant la
réalité des réfugiés palestiniens.
Parolier et
musicien, il multiplie aussi les
collaborations avec de nombreux rappeurs
et musiciens du monde arabe, tels qu’AlTofar,
Edd Abbas,
Rayess Bek,
MC Gaza,
Khaled Harara,
Macadi Nahhas, Rami el Sabbag,
Abdallah Minyaoui,
Diaz de MBS, etc.
Également
producteur, il conçoit une trilogie de
mixtapes : Osloob/Maqdessi
(« habitant de Jérusalem »), Fasl
(« chapitre »), qui réunit des rappeurs
palestiniens de l’ensemble du Moyen
Orient, et Aal Heffe (« au
bord »), un film sonore dont chaque
chanteur est le narrateur. À chaque
fois, la même envie de rapporter les
récits de ceux dont on ne parle jamais.
Au carrefour des
chemins
En 2006, lassée de
ses pérégrinations égyptiennes et
confrontée à la difficulté d’être une
femme artiste dans un pays conservateur,
Naïssam revient en France. Elle repart à
zéro et rencontre rapidement des
musiciens de tous bords, qu’elle joints
lors de différentes tournées. Parmi
eux : le rappeur libanais Rayess
Bek, le célèbre joueur de oud
égyptien Hazem
Shaheen, des musiciens africains de
la scène parisienne, des grands noms du
jazz français et international, mais
aussi de la musique arabe.
En 2009, elle créé
le duo Noun Ya et signe l’album Aux
Résistances, suivi, deux ans plus
tard, du quintet Naïssam Jalal &
Rhythms of Resistance, dans lequel
elle rend hommage aux martyrs du régime
syrien. Du jazz à l’afrobeat en passant
par la musique arabe, la musicienne
choisit l’éclectisme en refusant de se
cantonner à un style musical.
Ce n’est pourtant
ni en France, ni en Égypte qu’elle
croise pour la première fois son
acolyte, mais à Beyrouth, lors d’un
festival de musique alternative en 2008.
La flûtiste est alors invitée à jouer
sur scène avec le Palestinien et son
groupe Katibeh 5. Une sorte d’évidence
artistique : la facilité de Naïssam à
naviguer entre différents territoires
musicaux séduit immédiatement le
rappeur.
« Les autres, c’est
un concept ; c’est nous et tout le
monde : les handicapés, les gens de
couleur, ceux qui ne partagent pas les
mêmes croyances, l’homme qui attend son
visa au bureau d’immigration … » - Osloob,
rappeur
« Naïssam sait
intuitivement comment communiquer avec
ma musique. Elle comprend l’émotion du
rythme, elle saisit très vite ce que je
veux et c’est très important pour un
producteur d’avoir cette alchimie »,
commente le rappeur.
La musicienne loue,
pour sa part, les qualités de conteur de
son partenaire.
« Parmi tous les
rappeurs avec lesquels j’ai travaillé,
Osloob est celui qui me comprend le
mieux parce qu’il est également
musicien. Il compose des beats, lignes
de base, fait des samples. J’aime aussi
sa mélancolie et sa rage, le côté sombre
de ses instrumentalisations. C’est un
merveilleux narrateur d’histoires et, en
même temps, ce n’est jamais un donneur
de leçons. »
Elle retournera à
Beyrouth pour travailler avec lui sur
divers projets, prêtant sa voix et ses
instrumentalisations à son flow
dévastateur.
Al Akhareen :
une musique pour bâtir des ponts
En 2014, Osloob
quitte le Liban et s’installe en France.
Des années qui marqueront le début de
nouvelles collaborations entre les deux
artistes, parmi lesquelles
Al Akhareen, un projet qui exhorte à
dépasser les frontières que l’on se
fige, pour aller voir de l’autre côté
des murs qui nous sont imposés.
« Les gens pensent
que l’on naît avec une identité fixe,
mais c’est aussi quelque chose que tu
construis et que tu décides. L’idée
d’identité est souvent liée à celle de
frontières, lesquelles n’existent que
dans nos têtes. Nous, on invite à
dépasser cela et à aller regarder de
l’autre côté » - Naïssam Jalal,
musicienne
« Les gens pensent
que l’on naît avec une identité fixe,
mais c’est aussi quelque chose que tu
construis et que tu décides. L’idée
d’identité est souvent liée à celle de
frontières, lesquelles n’existent que
dans nos têtes. Nous, on invite à
dépasser cela et à aller regarder de
l’autre côté », explique Naïssam.
Cet album parle de
son exil à lui, mais aussi de celui des
personnes qu’il a rencontrées sur sa
route.
Son aurevoir amer
au Liban, une nation qui ne l’a jamais
acceptée (« Mafraq tareeq »,
« carrefour »), l’annihilation des
peuples et de la mémoire collective par
l’occupation israélienne (« Aadani
al-waqt », « le temps m’a trahi »),
la situation des réfugiés qui traversent
les mers en quête d’une vie meilleure
(« Al-may al-malha », « eau
salée »), ou encore la manipulation
politique de la religion (« Bayaeen »,
« les marchands »)...
... au fur et à
mesure que les titres se succèdent, une
volonté se dévoile, celle de donner une
voix à ceux que l’on n’écoute pas. Comme
dans « Al
Kalimat » (« les mots »), une
analogie métaphorique entre les hommes
et les mots qui incite à découvrir la
polysémie en chacun de nous.
Osloob
(avec l’aimable autorisation de
l’artiste)
« En tant
qu’artistes, on a beaucoup de chance
d’être écoutés, c’est notre
responsabilité de donner la parole à
ceux qui n’ont pas cette chance »,
souligne Naïssam. Une voix
harmonieusement portée par Osloob qui
déclame sa prose à la manière du tajwid,
l’art de récitation du Coran,
s’expliquant sûrement par les cours de
religion qu’il prenait à l’école, où il
a appris à chanter les versets
coraniques.
« Les autres, c’est
un concept ; c’est nous et tout le
monde : les handicapés, les gens de
couleur, ceux qui ne partagent pas les
mêmes croyances, l’homme qui attend son
visa au bureau d’immigration … »,
observe-t-il.
« En tant
qu’artistes, on a beaucoup de chance
d’être écoutés, c’est notre
responsabilité de donner la parole à
ceux qui n’ont pas cette chance » - Naïssam Jalal,
musicienne
Sur scène, ils se
produisent parfois en trio ou en sextet
avec d’autres musiciens, dont le
saxophoniste
Mehdi Chaïb.
Al Akhareen laisse
finalement une empreinte mélodique
métissée : la marque d’un art fédérateur
nécessaire pour résister à la violence
individualiste du monde actuel. Un appel
du cœur à regarder là-bas, cet endroit
où le « tu » se substitue au « je » et
les récits personnels renferment tous
quelque chose d’universel.
Osloob et
Naïssam à Montreuil, en banlieue
parisienne
(avec l’aimable autorisation de
l’artiste)
Le duo Al
Akhareen est en concert au
New Morning le 3 mai.
® Middle
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Publié le 3 mai 2018 avec l'aimable autorisation de
Middle East Eye
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