Middle East Eye
Purges en Arabie saoudite :
l’histoire
d’une nuit fatidique
David Hearst
Des membres de la
famille royale et des responsables
saoudiens prêtent allégeance
au prince
héritier Mohammed ben
Salmane à La
Mecque, le 21 juin 2017 (AFP)
Lundi 25 mai 2020
Le Beya était censé
servir de mécanisme permettant de
transférer l’allégeance de la maison des
Saoud d’un roi à un autre, mais en 2017,
il n’a pas rempli ce rôle. Aujourd’hui,
MBS veut faire payer ses adversaires
Laylat al-Qadr,
la Nuit du Destin, est la nuit la plus
sacrée du calendrier musulman. C’est la
nuit où les premiers versets ont été
révélés au prophète Mohammed et c’est
devenu le moment de l’année où les
musulmans pensent que leurs prières ont
le plus de valeur.
Il y a trois ans,
cette nuit-là, le prince le moins
religieux d’Arabie saoudite, Mohammed
ben Salmane (MBS), a mené à bien son
complot visant à
évincer son cousin aîné
Mohammed ben Nayef en devenant
lui-même prince héritier et en recevant
le serment d’allégeance du reste de
la famille dans l’un des palais royaux
proches de la Kaaba, à La Mecque.
Le contraste entre
le passé et le présent ne pourrait être
plus frappant.
Un tweet supprimé
suscite des inquiétudes
sur la santé de
l’ancien prince héritier saoudien
Lire
Il y a trois ans,
le jeune prince était à l’apogée de son
pouvoir. Le « coup de palais » l’avait
mis en situation de contrôler la
couronne.
De nombreux membres
de sa famille qu’il allait emprisonner
ensuite s’étaient précipités à La Mecque
pour s’agenouiller devant lui et lui
baiser la main.
La Mecque était
remplie de fidèles. Le royaume était
riche, imposait sa volonté au
Yémen, alors que le monde entier
avait avalé le mythe selon lequel il
pouvait désormais compter sur un
réformateur pour transformer et
moderniser non seulement un pays
arriéré, mais aussi la région elle-même.
Aujourd’hui et pour
la première fois depuis des décennies,
La Mecque est vide, à l’exception
d’une poignée de fidèles privilégiés qui
se tiennent à deux mètres de distance.
Derrière le cercle
d’hôtels de luxe qui entoure la Kaaba,
des milliers de travailleurs immigrés
sont enfermés dans des bidonvilles aux
installations sanitaires inadéquates,
aux rues jonchées d’ordures, où l’accès
au système médical est inexistant et où
le taux d’infection au
COVID-19 est le plus élevé du pays.
Il n’est plus
possible de nier que sous MBS,
le
royaume a perdu de l’argent, de
l’influence, du pouvoir et des amis
La Mecque est un
symbole pour le reste du pays. En cinq
ans seulement, la dette extérieure
totale de l’Arabie saoudite a
explosé, passant de moins de
12 milliards de dollars en 2014 à
183 milliards de dollars fin 2019.
Au cours de la même période, ses
réserves de liquidités ont chuté de
732 milliards de dollars à 499 milliards
de dollars, soit une perte de
233 milliards de dollars.
En octobre 2018,
MBS a
annoncé que son principal fonds
souverain, le fonds public
d’investissement, « approch[ait] » les
400 milliards de dollars d’actifs et
dépasserait les 600 milliards de dollars
à l’horizon 2020. Aujourd’hui, il ne
vaut plus que
320 milliards de dollars.
Une fraction de ces
sommes aurait suffi à rétablir l’emploi
et l’industrie et à assurer un niveau de
vie décent aux Saoudiens. Au lieu de
cela, la nation est confrontée à une
période prolongée d’austérité alors que
ses dirigeants continuent de vivre dans
un luxe inimaginable.
Un déclin
de richesse brutal et rapide
Depuis l’assassinat
du journaliste saoudien
Jamal Khashoggi, MBS est persona
non grata à Washington et dans
n’importe quelle capitale européenne,
alors que le président américain Donald
Trump déclenche un tsunami de critiques
chaque fois qu’il parle de lui comme de
son ami.
Plus d’une
vingtaine de princes sont en prison
suite à une
série de purges. Il n’est plus
possible de nier que sous son
commandement, le royaume a perdu de
l’argent, de l’influence, du pouvoir et
des amis.
Un aller-retour de
MBS à Londres, Washington ou dans la
Silicon Valley, où il était autrefois
courtisé par les puissants, est
impossible à imaginer aujourd’hui.
EXCLUSIF : Le
prince héritier saoudien entend devenir
roi avant le sommet du G20 de novembre
Lire
Certes, il
accueillera le G20 à Riyad en novembre
– si on le laisse faire –, mais avec la
chute du prix du pétrole, l’inclusion de
son pays dans ce groupe d’élite sera
remise en question, alors que la marque
personnelle du prince est tombée en
désuétude.
Bien sûr, si vous
aviez dit à quiconque il y a trois ans
que les capitales du monde entier
seraient un jour vidées par un virus,
peu de gens vous auraient cru. Mais peu
de gens auraient cru également que le
déclin de la richesse saoudienne aurait
été aussi brutal et rapide.
Que s’est-il
réellement passé cette nuit-là, il y a
trois ans, et pourquoi MBS a-t-il lancé
trois purges, dont deux
contre sa famille, après avoir reçu
un couronnement aussi obséquieux ?
Il est intéressant
de revenir sur cette nuit dramatique
d’il y a trois ans. À l’époque, on nous
disait que Mohammed ben Nayef avait été
destitué de tous ses postes et que MBS
avait été intronisé à l’issue d’un vote
du Beya, le Conseil d’allégeance mis en
place par le roi précédent, Abdallah.
Cela s’était passé
à l’aube.
Une vidéo gênante dans laquelle on
voit MBS embrasser la main de Mohammed
ben Nayef avait été diffusée.
Mais nous savons
aujourd’hui que la commission ne s’est
pas réunie physiquement, que le quorum
n’a probablement pas été atteint et que
les votes se sont déroulés par
téléphone. En d’autres termes, le vote
en lui-même était illégitime, même par
rapport à ses propres règles.
Mais le projet est
mort-né. Le roi Abdallah s’est déchargé
du processus
et est décédé avant même
que le projet ait pu être mis en œuvre
Le conseil a été
créé suite à un décret spécial en 2006.
Il devait constituer une réforme
importante pour une monarchie absolue
sans Constitution en modifiant la
manière dont les futurs rois sont
nommés, passant de « la force prime sur
le droit » à une certaine forme de
procédure de recherche d’un consensus.
Au sein du conseil,
34 postes sont occupés par les fils du
fondateur de la nation, le roi
Abdelaziz, ou leurs fils. Deux autres
sièges, jamais occupés, sont attribués
par le roi et le prince héritier. Ainsi,
toutes les branches de la maison des
Saoud sont représentées.
Mais le projet est
mort-né. Le roi Abdallah s’est déchargé
du processus et
est décédé avant même que le projet
ait pu être mis en œuvre. Trois princes
héritiers, Sultan ben Abdelaziz, Nayef
ben Abdelaziz et Salmane ben Abdelaziz,
ont été nommés sans l’intervention du
Beya.
Pourtant, le roi
Abdallah avait l’intention d’utiliser ce
mécanisme pour introniser son fils,
le prince Moutaïb, afin d’installer
la prochaine génération de dirigeants.
Comme il ne pouvait faire cela d’un seul
coup, il avait créé un nouveau poste de
« vice-prince héritier ».
Son plan consistait
à destituer Salmane du poste de prince
héritier et à le remplacer par le prince
Moukrine, avec Moutaïb comme vice-prince
héritier. Il est mort avant d’avoir pu
concrétiser ces plans.
Un échec cuisant
Lorsque Salmane est
monté sur le trône, il a d’abord fait de
Moukrine son prince héritier et de
Mohammed ben Nayef son vice-prince
héritier. Trois mois plus tard, Moukrine
a été
remplacé par Mohammed ben Nayef et
MBS a été nommé vice-prince héritier.
Ainsi, cette nuit
fatidique, il y a trois ans, devait être
le premier grand test du Conseil
d’allégeance. Ce fut un échec cuisant.
Le conseil avait déjà perdu son
président, Mechaal ben Abdelaziz,
décédé en mai 2017 sans être
remplacé.
Selon les règles du
conseil, le quorum n’est atteint que si
deux tiers de ses membres sont présents,
s’il a un président et si plus de la
moitié de ses membres participent au
vote.
Comme chez tout
joueur, les pertes subies par MBS ne
feront que l’inciter à doubler la mise
en s’emparant du trône d’un père sous
son emprise physique
Il n’y a pas eu de
réunion physique, pas de président et
donc pas de quorum. Il a été rapporté
par la suite que
31 membres sur 34 ont voté pour MBS,
mais par téléphone. Il est fort probable
que l’éviction de Mohammed ben Nayef et
l’accession de Mohammed ben Salmane au
poste de prince héritier aient découlé
d’une procédure illégale et illégitime.
Arabie saoudite :
les dernières arrestations de ben
Salmane
exposent la faiblesse au cœur du
pouvoir
Lire
Ce fut une
problématique cruciale pour le jeune
prince, qui a fait planer sur lui une
ombre constitutionnelle dès le début de
son règne et qui pourrait expliquer sa
sensibilité vis-à-vis de deux princes en
particulier, qui croupissent aujourd’hui
en prison.
Le premier est
Mohammed ben Nayef, qui a d’abord été
accusé d’être accro aux médicaments,
puis d’être un traître, et
d’avoir conspiré en vue d’un coup d’État.
Le second est le
frère du roi,
Ahmed ben Abdelaziz, qui est revenu
de Londres dans le but exprès de prendre
le poste de
président du Beya et de s’opposer à
l’accession au trône de Mohammed ben
Salmane.
Le prince Ahmed n’a
pas caché qu’il n’avait pas voté pour
son neveu cette nuit-là il y a trois ans
et qu’il ne s’était pas rendu à La
Mecque pour prêter allégeance au
prince héritier.
Tant que ces deux
princes sont en vie, MBS sait qu’une
menace pèse sur sa personne. Quatre
membres du Conseil d’allégeance ont été
pris pour cible
lors du dernier coup de balai
effectué par le prince héritier
nerveux.
Trois d’entre eux
ont été emprisonnés ou interrogés,
tandis qu’un quatrième a obtenu la
nationalité chypriote pour s’échapper.
Aujourd’hui,
certains des membres de la famille
royale emprisonnés passeraient par des
lobbyistes à Washington pour
rappeler leur sort au Congrès – la
menace qu’ils représentent pour le MBS
n’est donc pas éteinte.
Comme chez tout
joueur, les pertes qu’il a subies ne
feront que l’inciter à doubler la mise
en s’emparant du trône d’un père sous
son emprise physique
Le Beya était censé
servir de mécanisme permettant de
transférer l’allégeance de la maison des
Saoud d’un roi à un autre. Il n’a pas
rempli ce rôle. De ce fait, cela a
déclenché une série de purges brutales
qui ont aggravé la crise politique pour
le prince héritier au moment où il
s’apprête à s’emparer de la récompense
ultime.
Tout ce qu’il a
fait depuis lors a mal tourné, qu’il
s’agisse de la guerre au Yémen, de la
privatisation partielle d’Aramco, de la
construction de la ville désertique
futuriste de
Neom, de la diversification
économique dans le cadre de Vision 2030,
de la riposte contre l’Iran, du prix du
pétrole ou encore aujourd’hui du
coronavirus.
Même Trump a
clairement démontré que l’Arabie
saoudite ne figurait plus en tête de sa
liste de priorités. Il n’a pas réagi
lorsque
des drones et des missiles de croisière
de fabrication iranienne ont dévasté
deux installations pétrolières
saoudiennes et
réduit de moitié la production du
pays pendant plusieurs semaines. Il a
ensuite retiré
les missiles Patriot américains du
pays après un accord tacite de
désescalade avec l’Iran.
Le ticket de MBS
est un ticket perdant. Comme chez tout
joueur, les pertes qu’il a subies ne
feront que l’inciter à doubler la mise
en s’emparant du trône d’un père sous
son emprise physique. Il est peu
probable qu’une telle manœuvre stabilise
un royaume en chute libre : au
contraire, elle prolongera son
effondrement. La chute est encore
longue, mais tous les habitants du pays
et de ses environs en ressentiront les
effets.
- David
Hearst est rédacteur en
chef de Middle East Eye. Il a été
éditorialiste en chef de la rubrique
Étranger du journal The Guardian.
Au cours de ses 29 ans de carrière, il a
couvert l’attentat à la bombe de
Brighton, la grève des mineurs, la
réaction loyaliste à la suite de
l’accord anglo-irlandais en Irlande du
Nord, les premiers conflits survenus
lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie
en Slovénie et en Croatie, la fin de
l’Union soviétique, la Tchétchénie et
les guerres qui ont émaillé son
actualité. Il a suivi le déclin moral et
physique de Boris Eltsine et les
conditions qui ont permis l’ascension de
Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé
correspondant européen pour la rubrique
Europe de The Guardian, avant de
rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et
d’en prendre la direction en 1994. Il a
quitté la Russie en 1997 pour rejoindre
le bureau Étranger, avant de devenir
rédacteur en chef de la rubrique Europe
puis rédacteur en chef adjoint de la
rubrique Étranger. Avant de rejoindre The
Guardian, il était correspondant pour
l’éducation au sein du journal The
Scotsman.
Les opinions
exprimées dans cet article n’engagent
que leur auteur et ne reflètent pas
nécessairement la politique éditoriale
de Middle East Eye.
Traduit de
l’anglais (original)
par
VECTranslation.
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Publié le 1er juin 2020 avec l'aimable
autorisation de Middle East Eye
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