UJFP
L’horreur a son propre langage *
Michèle Sibony
Jeudi 25 août 2016
* Anna Langfus 1961
La dernière saison a
vu sauter encore un cran de la ceinture
de sécurité antiraciste qui s’était
imposée en France après la seconde
guerre mondiale. Si l’on reprenait les
choses lues vues et entendues
aujourd’hui dans le contexte des années
soixante dix par exemple elles seraient
inouïes, relèveraient du pur scandale.
La responsabilité de ce lent et
profond travail de rongeur, incombe
totalement aux élites de ce pays qui ont
remplacé les agendas sociaux et
économiques par un agenda calqué sur le
programme de l’extrême droite :
identité-sécurité. Définissant ainsi une
norme française : blanche chrétienne et
raciste qui refuse l’étranger, le
réfugié, le rrom, le noir, l’arabe, le
musulman, qu’ils soient français ou non.
A la population en désarroi social et
économique on accorde ainsi un
privilège, en guise de carotte, celui de
l’appartenance à la norme dominante et
on lui a donné deux armes outils, vous
êtes laïques et vous êtes pour les
droits des femmes. Dans un pays où les
mêmes s’empressent de rappeler leurs
racines chrétiennes, considérées elles
comme républicaines et laïques et
féministes (sic !) et où une femme meurt
sous les coups de son compagnon tous les
trois jours !
Ceux qui ont du cœur et de la mémoire
n’ont plus la force de rire de cette
grotesque défiguration des outils
progressistes, plutôt le cœur à pleurer
lorsque ils voient des femmes insultées
devant leurs enfants et leurs familles,
des regards mauvais dans les rues sur
les porteurs de l’opprobre, foulard,
barbe, jupe... Ceux là se souviennent
aussi des juifs d’Europe centrale
portant leurs signes distinctifs et des
descentes d’Action Française dans le
Marais... La résurgence de cette époque
nauséabonde annonciatrice de
catastrophes contre les juifs, les rroms,
les homosexuels... les handicapés, donne
la nausée.
Je me souviens d’un livre pris dans
la bibliothèque de ma mère, les Eaux
mêlées de Roger Ikor, prix Goncourt 1955
oublié, un « écrivain du désastre »
comme on l’a appelé avec les quelques
autres, oubliés aussi, qui ont décrit
l’avant guerre juste après la guerre.
Fuyant les pogroms de Russie une famille
juive arrive à Paris et s’installe dans
le Marais juif de l’époque. Une descente
de l’Action Française aux cris de morts
aux juifs, le héros glacé regarde les
juifs s’enfuir devant le cortège, une
femme tombe, il est terrifié, mais deux
hommes sortent du cortège et la relèvent
en riant.. il respire : Paris ce n’est
pas la Russie.. mais bientôt il y aura
Auschwitz.
Pourquoi cette scène revient-elle
lorsque j’entends le témoignage de Siam
avec sa petite fille sur la plage de
Cannes... Je croyais que c’était fini ?
C’est stupide, ce n’est jamais fini.
Mais j’ai grandi dans l’après guerre
calmé sur les « youtres » et les
« youpins » celui des trente glorieuses
de l’émancipation des femmes, et de la
sécurité sociale. Quand le FN a commencé
à parler de ces immigrés parasites qui
vivaient du chômage et des allocations,
ce n’était qu’un groupe d’extrême droite
post coloniale et je ne croyais pas à
son avenir. Pourtant quand j’étais
étudiante à Assas j’avais des copains
qui étaient catholiques militants et qui
me racontaient le bidonville de Nanterre
où ils étaient bénévoles.. C’était
l’époque de l’intégration par l’école,
si on y croyait on pouvait, croyais-je..
Ignorante et naïve que j’étais.
Aujourd’hui j’ai un autre souvenir,
lorsque professeure d’histoire en lycée
professionnel j’enseignais à mes élèves
l’affaire Dreyfus et ses conséquences,
je m’efforçais de souligner pour des
oreilles attentives et concernées par
les affaires de voiles et autres
batailles françaises véreuses, qu’au
moins dans cette affaire, tout n’était
pas joué. Qu’il y avait eu deux camps,
une France coupée en deux, celle des
anti dreyfusards certes, mais aussi
celle des dreyfusards, et j’ajoutais que
c’était ce qui me plaisait dans cette
histoire très française : il y avait eu
un camp pour ceux qui se battent contre
le racisme et l’oppression. Dreyfus
n’était pas seul. Cela me semblait
important à évoquer pour tous ces jeunes
considérés comme des suspects à
surveiller et mettre au pas par une
Éducation Nationale dévoyée elle aussi
qui a oublié la bienveillance que
requiert son rôle auprès de nos enfants.
Sur les réseaux sociaux, dans les
médias ces deux camps s’affrontent
encore aujourd’hui, celui de la
fraternité et celui de la haine... au
pouvoir. Il nous appartient, à nous le
camp de la fraternité de sortir de
l’effarement, de la sidération, et des
réseaux virtuels, et de nous organiser
concrètement pour une lutte qui
dessinera à n’en pas douter la France de
demain. A nos frères et sœurs musulmans,
arabes, noirs , rroms, asiatiques,
juifs...(car je n’ai aucun doute sur ces
vieilles racines antisémites qui
resurgissent là même où, et chaque fois
que l’on opprime l’« autre ») il nous
faut dire et montrer sur le terrain de
la rue et des plages que nous sommes
avec eux, qu’ils ne sont pas seuls, ils
ont un camp, une Maison dans ce pays ;
il nous incombe de répondre à l’horreur
du langage de la haine par celui de la
fraternité, de lutter main dans la main
pour cette Maison, cette France de
l’honneur et du respect, de « l’amour
révolutionnaire » . La bataille
s’annonce dure mais l’enjeu est si grand
… et nous sommes très nombreux, il nous
faut dès aujourd’hui exister par la
parole et par les actes dans l’espace
public, ensemble.
Michèle Sibony – 24 août 2016
Les dernières mises à jour
|