Syrie
Avec de tels protecteurs, plus besoin
d’ennemis
Michel Raimbaud
Après avoir
héroïquement résisté à dix ans de guerre
planétaire conduite par la mal nommée
communauté internationale, ce n’est pas
la barbare loi américaine dite Caesar Syria Civilian
Protection
Act, qui entre
aujourd’hui en vigueur, qui va changer
la donne sur le terrain. Une loi inique,
impossible à appliquer, entrée en
vigueur alors que la pandémie
Covid-19
n’a pas encore été vaincue
et
condamnable moralement, humainement et
stratégiquement. Une forme de terrorisme
économique
déclenchée par l’Amérique
pour tenter de gagner une guerre déjà
perdue. Photo DR
Jeudi 18 juin 2020
Source :
Afrique Asie Le sinistre
printemps 2020 s’estompe, laissant en
héritage des multitudes hébétées. Le
coronavirus n’a pas seulement suscité
d’innombrables vocations de diafoirus et
laissé le champ libre aux théoriciens de
l’enfermement global ou aux maniaques du
couvre-feu. Sa promotion au rang de
tragédie du millénaire s’est faite au
prix d’un matraquage médiatique insensé
qui a incrusté dans les opinions mises
en situation, entre autres sornettes,
l’idée que le « monde d’avant » était
balayé à jamais, le confinement n’étant
que l’entracte permettant de changer le
décor pour un « monde d’après »
reconstruit sur de nouvelles bases. Les
occidentalistes ont repris en boucle
cette nouvelle version de la « fin de
l’Histoire », relayant le pétard mouillé
de Fukuyama, l’une des théories
messianistes dont sont friands les
intellectuels américains, soucieux de
recycler sans fin un rêve hégémonique
inoxydable.
La pandémie ayant
gagné rapidement les cinq continents,
pour la première fois peut-être
l’humanité entière partageait en temps
réel un sort commun face à « Un mal qui
répand la terreur, Mal que le ciel en sa
fureur, Inventa pour punir les crimes de
la terre, La Peste (puisqu’il faut
l’appeler par son nom). Tous régimes
confondus, des dictatures aux grandes
démocraties, « ils n’en mouraient pas
tous, mais tous étaient frappés ».
Confronté à ce péril « universel » et
conscient de n’être plus tout à fait le
centre de l’univers, l’Empire
Atlantique, de droit divin plus égal que
les autres, se devait de reprendre les
choses en main. Ne sait-on pas depuis
longtemps que la fiction peut se
substituer à la « réalité observable » à
condition d’être projetée sans complexe
et renouvelée sans trêve ? En 2005, à un
journaliste qui l’interrogeait
innocemment, Karl Rove, conseiller de
George Debeliou, avait expliqué
cyniquement : « Nous les Américains,
nous sommes maintenant un Empire, et
lorsque nous agissons, nous créons notre
propre réalité. Pendant que vous étudiez
studieusement cette réalité, nous ne
perdons pas de temps. Nous agissons et
nous créons d’autres réalités nouvelles
qu’il vous est loisible d’analyser. (…)
Nous sommes les acteurs et les
producteurs de l’Histoire. A vous tous,
il ne reste qu’à étudier ce que nous
créons ». En d’autres termes, l’Histoire
est écrite par les vainqueurs ; en
contrôler ou fabriquer le récit c’est
déjà se poser en vainqueur.
De façon assez
inattendue, la pandémie a mis en lumière
le basculement en cours de l’ordre
international au profit du bloc «
eurasien ». Déjà en déclin tangible,
économiquement, financièrement,
militairement, le camp occidental a
perdu le magistère moral qui lui
permettait d’imposer sa conception
de
l’humanitaire, terrain propice aux
ingérences et guerres de changement de
régime.
Grande première, c’est vers
Pékin, Moscou et Cuba que se sont
tournés les pays frappés par le virus.
Les présidents russe et chinois,
Vladimir Poutine et Xi
Jinping, les
vrais animateurs du bloc eurasien
ne
laisseront pas la Loi César étouffer la
Syrie, leur alliée historique.
Quinze ans plus
tard, habités de cette conviction
intime, les nostalgiques de la ci-devant
« puissance indispensable » estiment
toujours qu’ils peuvent vendre aux
opinions leurs slogans éculés en
changeant l’enseigne de la boutique.
Conçu au sein des lobbies impériaux à la
faveur du tohu-bohu covidique, le «
Nouvel Ordre Mondial » sanitaire piloté
par les fondations et les milliardaires
anglo-saxons n’est rien d’autre que la
nouvelle mouture de la « communauté
internationale » de naguère, manipulée
par des marionnettes de l’État profond.
Corona ou pas, la volonté hégémonique
est toujours là, de même que les
mécanismes et outils ad hoc. Pour les
opinions occidentales, il n’est pas
nécessaire de renouveler les vocables,
changer les têtes d’affiche suffit.
Quant aux pays résistants, adversaires,
cibles et/ou victimes du vieux syndrome
de « l’homme blanc », ils ne seront pas
dupes, mais on trouve toujours chez eux
assez d’adeptes ou d’agents du « rêve
américain » pour que le piège à gogos,
qui a fait ses preuves, puisse
fonctionner. Le but n’est évidemment pas
d’apporter liberté ou « démocratie »,
mais de provoquer la destruction, la
déstabilisation, le démantèlement des
Etats « préoccupants » ou d’en changer
le régime.
Après avoir lutté
contre le communisme au temps de la
guerre froide, c’est au nom de la «
responsabilité de protéger » les peuples
que, depuis 1991, l’Empire Atlantique
mène des « guerres sans fin » afin
d’étendre son emprise sur la planète.
L’idée de créer une « loi humanitaire »
pour contourner les principes
fondamentaux des Nations Unies est née
dans le sillage de la guerre du Biafra
(1967), et on trouve parmi ses
inspirateurs Bernard Kouchner, alors
jeune médecin. Il faudra attendre vingt
ans avant qu’elle soit théorisée lors
d’une conférence sur « la morale et le
droit humanitaire » sous forme d’un «
droit d’ingérence » que le « monde libre
», en 1987, n’est pas en mesure
d’imposer. Le concept sera recyclé en «
devoir d’ingérence », puis en «
responsabilité de protéger » (R2P).
1991 est une
date-charnière. Dopés par la chute de
l’URSS et la dissolution du bloc
communiste, les néoconservateurs
estiment que l’heure est venue d’imposer
au monde ce qui ne pouvait l’être au
temps de la guerre froide, l’ordre
américain. Présentée comme une
responsabilité subsidiaire de la
nouvelle « communauté internationale »,
réduite en fait aux trois membres
permanents occidentaux du Conseil de
Sécurité et à quelques pays affinitaires
(like-minded countries), la R2P pourra
désormais être invoquée sans risque,
bien qu’elle aille à l’encontre du droit
onusien.
L’exportation de la
démocratie occidentale, une nouvelle
forme des guerres coloniales.
C’est tout
naturellement que ce « faux pavillon »
servira, trente années durant, à donner
un semblant de légitimité aux aventures
de la « démocratisation », c’est-à-dire
aux ingérences illégales visant à
déstabiliser les « régimes préoccupants
» (regimes of concern), qu’il s’agisse
des « Etats Voyous » accusés de soutenir
le terrorisme, de détenir des armes de
destruction massive et de violer le
Droit International, ou des « Etats
faillis » soupçonnés de ne pas remplir
leur obligation de protection des
populations.
Au lendemain du 11
septembre, Debeliou Bush engage le monde
dans « une guerre sans fin contre la
terreur » à ennemis aléatoires. En
février 2004, ce sera le Projet de «
Grand Moyen-Orient » prévoyant de
réformer, « démocratiser » et surtout «
libéraliser » la « ceinture verte
musulmane » de la Mauritanie au
Pakistan. En fait, il vise à prendre le
contrôle des ressources naturelles, à
poursuivre l’encerclement de la Russie
et à marginaliser le conflit
israélo-palestinien. Une fois détruit
l’État irakien et l’offensive lancée par
Colin Powell contre la Syrie et le
Liban, la « démocratisation » consistera
à rendre la région plus réceptive aux
vœux américains et plus « conciliante
envers Israël.
Face au nouvel «
ordre » mis en place, nul n’osera
objecter que le GPS traceur de « Rogue
States », inspiré par les « penseurs »
néoconservateurs (Dick Cheney, Paul
Wolfowitz, Richard Pearle,
DonaldRumsfeld, etc…) ne mène ni à
Moscou, Pékin, Bagdad, Téhéran ou Damas,
mais plutôt à la Maison-Blanche, à
Downing Street, ou vers d’autres peuples
élus. La dérive ainsi entamée se
traduira par la remise en cause du droit
international, de la charte des Nations
Unies et du système onusien dans son
ensemble, et leur remplacement par une
loi de la jungle implacable. C’est avec
le plus grand naturel que les « grandes
démocraties » assumeront leur nouveau
rôle de « grandes voyoucraties », à
l’image de leur guide bondieusard et
criminel.
Comme le rappelle
l’écrivain libanais Maan Bachour, la
liste des guerres fomentées et menées,
directement ou par procuration, par
l’Amérique et ses complices est longue.
Si la liste des champs de manœuvre est
éclectique ( ex-Yougoslavie, Ukraine,
Venezuela, Bolivie, Brésil, etc…), les
pays et peuples arabes ou
arabo-musulmans sont particulièrement
visés : pas moins d’une vingtaine de
guerres entre 1954 et 2010 ( y compris
la mise à mort de l’Irak entre 1990 et
2003, le harcèlement contre la Syrie et
le Liban des années 2000, l’appui
illimité à Israël dans l’ethnocide
contre le peuple palestinien), suivies
de la longue série des « révolutions
arabes ».
2011 marquera un
tournant pour le « Nouveau Siècle
Américain » et un coup d’arrêt partiel
aux visées de Washington, ouvrant la
voie à une épreuve de force entre
l’unilatéralisme américain et les
supporters d’un multilatéralisme à
venir. En mars 2011, est lancée au
Conseil de Sécurité l’opération «
humanitaire » qui va détruire l’Etat
libyen au nom de la R2P, la Russie et la
Chine n’y ayant pas fait obstacle. En
octobre, outrées d’avoir été bernées,
elles surprendront en usant pour la
première fois du véto pour interdire une
intervention militaire en Syrie, barrant
la route à tout projet basé sur la R2P…
Le projet
israélo-américain a survécu à trente ans
de messianisme. Malgré les échecs et le
coup d’arrêt rappelé précédemment, l’Axe
du Bien en est toujours à fomenter et
entretenir des guerres de deuxième ou
troisième génération, directes ou par
procuration, sous couvert de la «
responsabilité de protéger » (R2P), sa
grande trouvaille. On connaît le bilan
effrayant des guerres qui dévastent
depuis dix ans le Grand Moyen-Orient.
L’escroquerie ne devrait plus tromper
personne mais elle ne suscite plus guère
de réaction en Occident, abêti par son
allégeance à l’atlantisme et au
sionisme. Le mensonge est devenu si
familier qu’il n’offusque plus. Le
mutisme a ses avantages puisqu’il tend à
faire oublier la poursuite effrénée des
« guerres sans fin » que mènent les
tontons flingueurs qui se succèdent à la
Maison-Blanche, plus caricaturaux les
uns que les autres, mais tous également
nocifs. Le gangster à la mèche jaune est
plus pittoresque que la moyenne, mais sa
brutalité s’inscrit dans une longue
lignée. Il vient à point nommé pour ses
vassaux qui peuvent se dédouaner à bon
compte en le critiquant avec virulence
tout en soutenant en douce son errance
politique, son aventurisme militaire et
son banditisme assumé. Comme si rien ne
pouvait plus indigner venant des rives
du Potomac.
Dans les capitales des « grandes
démocraties » défraîchies par
l’engourdissement des mois de
confinement, l’heure n’est plus à
ergoter sur les faits et méfaits de
l’imprésentable Tonton Donald, mais à la
solidarité occidentaliste face aux «
révisionnistes » modernes et leurs
complices. Car l’herbe ne peut pas
repousser aussi verte là où le « fléau
de Dieu » est passé.
Il est en effet très improbable que la
Chine, forte de sa superpuissance
incontestable, et la Russie, à nouveau
grande puissance militaire et pôle de
référence diplomatique et politique, se
prêtent au jeu d’un nouvel ordre mondial
régi par un Empire manifestement en
pleine débâcle.
Les guerres de
Syrie, dernier ouvrage paru de Michel
Raimbaud
De façon assez
inattendue, la pandémie a mis en lumière
le basculement en cours de l’ordre
international au profit du bloc «
eurasien ». Déjà en déclin tangible,
économiquement, financièrement,
militairement, le camp occidental a
perdu le magistère moral qui lui
permettait d’imposer sa conception de
l’humanitaire, terrain propice aux
ingérences et guerres de changement de
régime. Grande première, c’est vers
Pékin, Moscou et Cuba que se sont
tournés les pays frappés par le virus.
Pourtant, rien
n’étant décidément nouveau au soleil de
l’Occident, le « gouvernement mondial »
que cherchent à promouvoir de douteux
bienfaiteurs pour lutter contre les
pandémies apparaît comme une nouvelle
version de la « communauté
internationale » dont il a été question
précédemment. On y retrouve, bien qu’ils
aient dépassé la date de péremption, des
stratagèmes toujours consommables. Si le
sadisme particulier avec lequel est
traitée la Syrie doit susciter
l’attention, c’est qu’il est plus que
jamais l’objet d’une totale omerta. Mais
on a aussi bien des raisons de flairer
la volonté d’ingérence dans les «
retours de printemps » arabes, les «
hirak » du Liban, du Soudan et
d’Algérie, où s’agite une « société
civile » qui rappelle quelque chose.
Souvenir pour
souvenir, qui l’eût dit qui l’eût cru,
voilà un revenant venu tout droit du «
monde d’avant » et qui semble avoir
trouvé sa place dans le « monde d’après
» sans heurter les esprits délicats de
l’île atlantique : la « Loi Caesar pour
la protection de la population civile en
Syrie » (Caesar Syria Civilian
Protection Act) n’est-elle pas le nom de
ce nouvel oukaze qui vise à étouffer le
pilier damascène de la résistance au
projet israélo-atlantique et à affamer
son peuple ainsi que ses voisins (Liban,
Iran) et ses alliés. On se demande bien
d’ailleurs ce qu’il reste à sanctionner
dans un pays assommé depuis dix ans, à
un rythme impressionnant, par les
mesures coercitives de l’Amérique et
l’Union Européenne. Comme le soulignait
le représentant permanent de la Syrie
auprès des Nations-Unies, Bachar al
Jaafari, ces agressions interviennent
malgré les appels internationaux à lever
les sanctions dans le contexte du
Coronavirus, alors que la « loi César »
est sur le point d’entrer en vigueur,
cette pratique n’étant pas une nouveauté
de la part de Washington. Et de rappeler
les volets de la deuxième ou troisième
vague de l’inlassable bataille menée par
l’Amérique et ses alliés (turcs et
autres) pour tenter de gagner une guerre
déjà perdue, le terrorisme économique
des forces d’occupation, l’incendie (par
ballons thermiques, par drones…ou par
djihadistes interposés) des champs et
récoltes, à l’est de l’Euphrate, dans
l’oasis de Palmyre et ailleurs,
équivalant à des crimes de guerre ou
contre l’humanité. Damas ne se fait sans
doute pas d’illusion sur le sort de la
plainte adressée au Secrétaire Général
des Nations-Unies et au Président du
Conseil de Sécurité contre les trois
occidentaux, la Turquie et « l’entité
sioniste », passés d’une guerre par
procuration (soutien, armement,
financement des groupes terroristes et
séparatistes) à une guerre directe
d’agression.
Demandant un
rapport « urgent et honnête » afin de
déterminer si les sanctions sont
conformes ou non aux décisions
onusiennes, la Syrie « espère » que les
Nations-Unies et le Conseil de Sécurité
mettront un terme aux interventions
américaines et occidentales ainsi qu’aux
sanctions économiques unilatérales, tous
ces crimes constituant des violations du
droit international et une agression
contre la souveraineté, la sécurité et
l’intégrité de la Syrie.
Quelle idée ! Demande-t-on à des amis
qui veulent tant de bien au peuple
syrien de mettre fin à leur protection.
Autant prier le sinistre James Jeffrey,
l’envoyé spécial de Trump pour la Syrie,
qui a l’air sérieux comme un Pape,
d’ouvrir son panier pour voir ce qu’il a
osé y mettre ?
Michel Raimbaud
– 16 juin 2020
*Michel
Raimbaud a eu une longue carrière de
diplomate, à Paris, dans le monde arabe,
en Afrique et en Amérique Latine. Il a
été ambassadeur et directeur de l’Office
français de protection des réfugiés et
apatrides (Ofpra). Arabisant, il a
étudié les problématiques de la zone
Afrique du Nord – Moyen Orient.
Conférencier, professeur de relations
internationales, Michel Raimbaud a
contribué à des revues et ouvrages
collectifs. Il est l’auteur de plusieurs
livres, notamment Tempête sur le Grand
Moyen-Orient, aux Éditions Ellipses
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