Analyse
Sous l’eau mouillée, découvrir
enfin l’Amérique !!
Michel Raimbaud
Mercredi 7 novembre 2018
Il y a tout juste un an, le 16 novembre
2017, votre serviteur se fendait d’un
article intitulé « A la découverte de
l’eau mouillée », se réjouissant de
voir les investigateurs des chaines TV
« internationales », de concert avec de
« grandes ONG », découvrir l’existence
de marchés d’esclaves dans la Libye
« libérée » de Kadhafi par les
bombardements humanitaires des « grandes
démocraties » de l’OTAN. L’auteur ne
cachait pas son admiration devant la
ténacité qu’il avait fallu à ces
professionnels vétilleux pour mener à
bien une traque sûrement harassante :
n’avaient-ils pas mis six ans à déjouer
les pièges des fabricants de fake
news avant de voir les réalités
dénoncées depuis longtemps par les « complotistes »,
images et témoignages à l’appui. Mieux
vaut tard que jamais…Dans les médias, on
a des urgences et…des contraintes.
Persuadé que nos
limiers de l’humanitaire ne manqueraient
pas de tirer des leçons de cet excès de
zèle, l’optimiste que je suis émettait
l’espoir qu’ils en viendraient dans la
foulée à dévoiler enfin les ventes
d’esclaves à Raqqah, « capitale »
syrienne de Da’esh,
l’exfiltration de terroristes de l’«
organisation Etat Islamique », les
exactions sans nom que la « coalition »
américano-islamiste avait tolérées ; ou
encore ses bombardements meurtriers sur
Raqqah (réduite à un tas de ruines) ou
Mossoul d’Irak. Tout en saisissant
l’ampleur de la tâche, qui pouvait durer
longtemps au rythme où vont les enquêtes
de terrain des détectives du
mainstream, l’auteur suggérait même
de réparer un oubli : « Il serait
enfin urgent de lever l’omerta sur le
martyre du peuple du Yémen où toutes les
infrastructures ont été détruites et où
les Saoudiens et leurs alliés
s’acharnent sur tout ce qui bouge, les
Yéménites étant exposés aux bombes, à la
faim et au choléra, dans un silence
sidéral de la « communauté
internationale ».
Miracle de la
patience, toujours récompensée. Voilà
qu’un an plus tard nos médias se mettent
en branle dans la bataille
compassionnelle - domaine où ils
excellent - autour de ce Yémen
systématiquement ravagé, où les réfugiés
et déplacés se comptent par millions, où
les enfants, exposés à tous les dangers
de la guerre, sont les premières
victimes des épidémies et de la famine…
Après tant de silence, il y a du pain
sur la planche.
Encouragés sans
doute par le grand élan de vertueuse
fureur qui agite soudain l’appareil de
production démocratique
d’Outre-Atlantique, et par conséquent
les dirigeants européens toujours à
l’écoute, notre mainstream se
réveille et condamne, avec une
intransigeance que l’on aurait aimée en
d’autres circonstances. La guerre
sauvage que mènent au Yémen les
Saoudiens du jeune Mohammad Ben Salman
et leurs alliés (volontaires ou
contraints) est désormais jugée
« intolérable » à Washington. Elle doit
donc cesser immédiatement, sous peine de
graves sanctions contre les responsables
de la destruction systématique de
« l’Arabie Heureuse », du massacre de
ses habitants et d’un ethnocide qui ne
dit pas son nom.
Dûment inspirés par leurs maîtres à
penser et trop heureux d’avoir une cause
présentable à se mettre sous la dent,
les Européens opinent.
Rassurés, les
médias peuvent exploiter à loisir un
nouveau gisement d’eau mouillée,
ponctuant leur accablement du soupir
historique - « Que d’eau ! Que d’eau ! »
- souvent attribué à Christophe Colomb,
mais qui doit être rendu au Président
Mac Mahon contemplant en 1875
l’inondation de la Garonne. Qu’ils
fassent écho au premier, arrivé trop
tard pour « inventer » le Nouveau Monde,
ou au second, qui ne le connaissait pas,
nos modernes détectives devraient
parfois penser à eux, ce qui les
inciterait à « découvrir » l’Amérique
telle qu’elle est et à méditer peut-être
la réponse du Préfet à Mac Mahon : « Et
encore, Monsieur le Maréchal, vous ne
voyez que le dessus »…
Après un réveil
aussi tardif, une question devrait
normalement brûler les lèvres de nos
investigateurs, mais étrangement elle ne
semble pas leur venir à l’esprit :
pourquoi tout à coup cette guerre
oubliée soulève-t-elle la grosse colère
de l’irascible Oncle Donald et les
condamnations impitoyables de son
aimable entourage ? Pourquoi
réveille-t-elle soudain une telle soif
de vérité au sein de l’appareil
médiatique US, alors qu’elle a été
tolérée sinon ignorée, alimentée et
encouragée par l’Amérique depuis
plusieurs années ? Il ne serait pas
superflu de suggérer une piste de
réflexion qui pourrait guider les
aventuriers de la vérité perdue dans
leur recherche effrénée.
Ce n’est pas
d’hier que la performance
démocratique du Royaume saoudite laisse
à désirer, que son image est
difficilement défendable. Il a même
fallu une bonne dose de toupet à
l’administration Trump pour présenter
Mohammed Ben Salman, prince- héritier
désigné et terminator du régime
wahhabite, comme l’espoir du réformisme
arabe, le phare qui doit guider l’Orient
sur des sentiers de lumière.
Comme on le sait,
l’Arabie est un partenaire stratégique
des Etats-Unis depuis la signature en
1945 du Pacte du Quincy (renouvelé pour
soixante ans en 2005 par Debeliou Bush).
Elle est aussi, et davantage encore
depuis l’abandon de l’étalon-or par
Richard Nixon en 1971, le pilier de leur
suprématie financière. Pompant et
pompant toujours comme les Dupont et
Dupond de la bande dessinée, elle
dépense par centaines de milliards les
pétrodollars de sa fabuleuse richesse
afin de les dépenser…chez son
protecteur, notamment en armements
inutiles (sauf pour détruire le Yémen).
Et depuis l’arrivée au pouvoir de
l’oncle Picsou, on badine moins que
jamais à Washington avec la continuité
de ce flux inépuisable de recettes.
L’équipe de Trump, qui renforce au fil
des mois sa fibre neocon, a
trouvé en Ben Salman un interlocuteur
sensible à la modernité américaine et
apparemment réceptif au langage direct
et viril. On se souviendra des centaines
de milliards de billets verts soutirées
au Royaume wahhabite pour des achats de
matériels militaires et des
investissements divers (pour créer des
emplois…outre-Atlantique) et combien de
centaines encore, arrachées au Prince
héritier pris au piège du parrainage
américain dès son arrivée aux affaires.
Le régime saoudite « ne tiendrait
pas quinze jours sans notre appui »,
n’hésite pas à déclarer Trump, peu porté
par sa vision - America First – à
l’indulgence ou aux cadeaux, bien au
contraire. Il est de toute façon sans
illusion sur un allié qu’il est bien
décidé à traiter comme une vache à lait.
Dans un livre publié en 2011 (Time to
Get Tough : Making America Nr 1 Again),
notre ami Donald écrivait déjà : « L’Arabie
Saoudite est le plus grand bailleur de
fonds du terrorisme. Elle canalise nos
pétrodollars, notre propre monnaie, pour
financer les terroristes qui cherchent à
détruire notre peuple, alors que les
Saoudiens comptent sur nous pour les
protéger. ».
Aux yeux de Trump
et de son pays profond, l’Arabie réduite
à un gigantesque réservoir à pétrole
et/ou à un distributeur de « cash »,
qu’elle soit vieille alliée ou non, n’a
plus son importance de naguère. La
dépendance de l’Amérique à l’or noir
n’est plus ce qu’elle était, et une
approche cynique qui ne laisse pas de
place au sentiment a fait le reste : le
royaume saoudite n’est guère plus qu’un
simple allié parmi d’autres (Turquie,
Israël, Egypte…). MBS, comme on le
désigne dans le raccourci anglo-saxon,
n’a sûrement pas oublié l’humiliante
façon dont il avait été traité lors de
son long périple américain, pourtant
censé conforter son statut de prochain
occupant du trône. Très récemment, il ne
cachait pas sa mauvaise humeur,
rappelant que l’Arabie payait bel et
bien avec son argent les armes livrées
par les Etats-Unis.
C’est dans ce
contexte qu’est survenue la ténébreuse
affaire Khashoggi, qui aura enflammé le
monde médiatique arabe et occidental.
Les tenants et aboutissants de cette
histoire impliquent trois Etats : l’un
fait rêver, l’autre fait fantasmer et le
troisième ne fait pas rire. Les chefs
d’Etat en cause ont des affinités :
Trump, Mohammad Ben Salman et Rajeb
Erdogan sont réputés imprévisibles,
impulsifs, retors, pas très fiables,
sans scrupules. Au-delà des inconnues
d’une enquête qui s’annonce acrobatique
et à défaut de faire écrire à titre
posthume Khashoggi, homme de l’ombre,
qu’Omar ou Bilal m’a tuer, le
prodige qui sortira du chapeau ou des
turbans de ces manipulateurs apparaîtra
certainement comme une « vérité de
compromis ». Les trois sont lancés dans
une partie de billard à quatre bandes,
se démarquant ainsi comme ceux « à qui
pourrait profiter le crime ». Khashoggi
était saoudien, non pas dissident mais
opposant à MBS et proche des Frères
Musulmans. C’est à Istanbul, dans le
consulat saoudien, qu’il a été
assassiné, et Erdogan s’est démené comme
si la victime était un proche parent.
Recyclé en « journaliste démocratique »,
Khashoggi intéressait l’Amérique, et
Trump a manifestement considéré le crime
comme une affaire d’Etat. Aux
Etats-Unis, rien de ce qui concerne
l’Arabie n’est étranger, mais tout ce
qui touche de près ou de loin à Ben
Salman est sujet à controverse dans les
cercles du pouvoir, alimentant le
conflit (ouvert ou larvé) entre les
proches du président dont MBS est le
« poulain » et les nostalgiques du
néo-conservatisme traditionnel.
L’affaire Khashoggi en témoigne.
Il reste que la
cible est clairement identifiée : c’est
l’Arabie saoudite, incarnée par le jeune
prince dominateur et sûr de lui dont le
vieux Roi Salman a fait le souverain de
facto, ne serait-ce que par abus de
faiblesse. L’image du Royaume, déjà
hantée par les têtes tranchées et les
flagellations, aura subi un dommage
irréparable dans cet épisode glauque qui
excite les humoristes. Un homme portant
un nom connu, qui rentre dans un
consulat en entier pour ne plus
réapparaître, laissera sur l’avenir de
son pays un impact que ses écrits
n’auraient jamais eu. Le destin tragique
de Khashoggi pourrait dans l’immédiat
porter un coup fatal à la carrière de
MBS, le soi-disant « réformateur » qui
en faisait trop et avait la main trop
lourde sur ses congénères de la famille
royale. Il est évident en tout cas que
Ben Salman devra payer cher non
seulement la survie de son alliance avec
Washington, mais sa survie au meurtre de
Khashoggi, illustrant ainsi la formule
connue : « il ne fait pas bon être
l’ennemi des Etats-Unis, mais il est
deux fois plus dangereux de les avoir
pour amis ».
Pour Erdogan, qui
se sera tant agité autour de
« l’enquête », il semble évident que les
Saoudiens sont les responsables et qu’il
faut maintenir la pression afin que leur
rôle apparaisse sans ambigüité, sans
toutefois que le Roi soit jamais
épinglé. Deux préoccupations inspirent
sans doute le néo-calife. La première
est de mettre l’Arabie en difficulté et
d’imposer l’option turque des Frères
Musulmans face au wahhabisme, sans
rompre pour autant l’alliance
stratégique scellée à l’occasion des
« révolutions », notamment dans le cadre
de la guerre syrienne. La deuxième est
d’avancer ses pions géostratégiques dans
la compétition feutrée mais violente
pour la direction de l’islam sunnite,
entre la monarchie gardienne des Lieux
Saints et l’héritier du pouvoir ottoman,
qui ne cache pas son ambition de
rétablir le Califat.
On notera avec
intérêt le silence de la Russie, qui
multiplie les égards en direction de
Riyad, celui de l’Iran, pointé comme
ennemi par l’Arabie comme par l’Amérique
(mais partenaire de la Turquie) et celui
de la Syrie (qui se dit « non
intéressée »). Israël, nouvel ami de
l’Arabie et des émirs du Golfe, ne cache
pas son inquiétude de voir Ben Salman
déstabilisé.
Dans ce contexte,
la monarchie saoudite se sent piégée et
reste sur la défensive…Qui paiera le
prix au plan interne ou au plan
externe ? MBS, déjà menacé par tel ou
tel candidat à sa succession et qui
s’est fait une multitude d’ennemis,
donnant l’impression de rater ses
entreprises ? Son entourage proche ? Ou
l’Arabie en tant qu’Etat ? En tout cas,
les dirigeants de Riyad feraient bien de
prendre au sérieux les plans de
morcellement gravés sur les grimoires
des neocons israélo-américains : ne lui
réservent-ils pas le même avenir qu’au
malheureux Yémen, en danger de
partition ?
C’est parce qu’elle
était couverte par le consensus
américain et la complaisance occidentale
que la coalition saoudienne a pu
détruire et massacrer à loisir. En
revanche, les « rebelles » houthites,
présentés comme des fantoches de
Téhéran, sont des ennemis indiscutables
de nos « partenaires » wahhabites et
méritent la famine, la maladie et la
mort, comme d’ailleurs les populations
qui les soutiennent. Leurs épreuves
étaient donc « justifiées » jusqu’au
jour où la Papauté du Potomac a proclamé
sans préavis que ce martyre infligé à un
peuple entier était moralement
condamnable. Il a fallu alors changer
son fusil d’épaule. Oublié le silence
des médias, à la trappe les livraisons
de matériel militaire à l’Arabie. Il n’y
a pas si longtemps, Trump signait un
contrat de 460 milliards de dollars avec
les Saouds, permettant que des armes
américaines soient utilisées pour des
crimes de guerre contre des civils
yéménites…
La France
serait-elle d’ailleurs au-dessus de tout
soupçon en la matière ? Pour quelque
temps, la catastrophe humanitaire en
cours au Yémen sera peut-être à la une
des gazettes et sur les ondes positives
que l’on partage ici ou là sur les
écrans. Malheureusement, les médias de
l’Occident n’ont toujours pas découvert
l’Amérique telle qu’elle est : ils la
respectent trop pour reconnaître son
goût prononcé pour les plans tordus ou
les projets vicieux, dans lesquels ils
ne voient que les produits de la
cervelle imprévisible de Trump. Tout
naturellement, ils épousent les
pulsions, les lubies, les ambitions, les
pudeurs, les hypocrisies de la pieuse
démocratie « néoconservatrice ». Ils ne
reçoivent certes pas d’ordres, ils
comprennent instinctivement ce qu’il
faut penser et ce qu’ils doivent écrire.
C’est la règle impitoyable du bercail
atlantique et il ne fait pas bon y
déroger si l’on a une carrière à
poursuivre ou une famille à nourrir. Ce
suivisme s’applique également aux
sympathies ou antipathies : a priori,
les ennemis de l’Amérique doivent être
les nôtres, tout comme ses alliés ne
peuvent qu’être nos amis.
Analyser les
fondements de la tragédie yéménite ou
rechercher les pourquoi de la guerre
syrienne ? Ce serait sans doute trop en
demander aux médias de la pensée unique.
Ne leur suffirait-il pas pourtant de
resituer les deux conflits, comme tous
ceux en cours, dans leur contexte
géopolitique et historique pour enfin
comprendre… ?
Vu par la lorgnette
des neo-cons qui l’inspirent
depuis un quart de siècle, l’Occident a
pour vocation de disputer à l’Eurasie
russo-chinoise la maitrise de la
planète. Et la déconstruction du monde
arabo-musulman, qui sépare ces deux
ensembles, est une condition imposée par
la géopolitique. Pour les islamistes
radicaux également, la décomposition des
Etats de cette « ceinture verte
musulmane » en entités ethniques ou
confessionnelles est le passage obligé
vers la création d’une bouillie
d’Emirats, étapes vers la refondation
d’un Etat islamique ou le rétablissement
du Califat. C’est le « Grand
Moyen-Orient » dont Debeliou avait
entrepris la « démocratisation » forcée,
à coups de bombardements humanitaires et
de chaos créateur. Les résultats sont
connus.
Au centre de ce
riche terrain de jeux et d’aventures,
trône la zone communément définie comme
Moyen-Orient, allant de la Russie à la
péninsule arabe, et de la Perse à la
Méditerranée. On y trouve Israël,
l’Iran, la Turquie et les pays arabes,
tous condamnés à la coexistence ou à la
compétition, certains à la lutte pour la
survie. Mais on doit compter aussi avec
l’omniprésence traditionnelle des
Etats-Unis et de leurs alliés et celle
de la Russie renaissante.
Le Moyen-Orient, ce
n’est rien d’autre que la « zone des
cinq mers », évoquée dès 2004 par Bachar
Al Assad comme une plaque tournante dont
la Syrie pourrait devenir le hub. Et il
est un fait que le « cœur battant de
l’arabisme » s’est avéré être
l’épicentre de la confrontation
universelle globale dans laquelle
s’inscrivent la tragédie du Yémen et les
autres conflits du moment, confrontation
dont l’issue sera déterminante pour le
nouvel ordre mondial. Seule cette
explication, à l’exclusion de tout
autre, est de nature à rendre compte des
réalités actuelles et du déroulement des
évènements dans leur intégralité.
Dans ces
conditions, comment ne pas conseiller
aux sceptiques de se pencher, une fois
au moins, sur l’appel que lançait en
2003 l’universitaire palestinien (né à
Jérusalem et naturalisé américain)
Edward Saïd (1935-2003), qui écrivait
dans ses Réflexions sur la condition
arabe : « Qu’il le veuille ou non, le
peuple arabe est aujourd’hui confronté à
un assaut général lancé contre son
avenir par une puissance impérialiste,
l’Amérique, qui agit de concert avec
Israël pour le pacifier, le soumettre et
finalement le réduire à un ensemble de
petits fiefs en guerre entre eux, sous
des chefs dont l’allégeance première
n’ira pas à leur peuple, mais à la
grande superpuissance et à son
représentant local. Ne pas comprendre
que tel est le conflit qui va déterminer
le destin de notre région pour des
décennies, c’est s’aveugler
volontairement ».
Michel Raimbaud,
le 4 novembre 2018
Le
dossier Monde
Les dernières mises à jour
|