AURDIP
2017, point-tournant ?
Marwan Rashed
Dimanche 31 décembre 2017
Les historiens de la chose
militaire aiment identifier,
dans une guerre, ce qu’ils en
appellent le « point-tournant ».
Il se pourrait que l’année 2017,
dans la longue guerre que l’Etat
d’Israël a déclaré aux
Palestiniens, en soit un. Et
cela pourrait expliquer la
fébrilité de plus en plus
palpable des dirigeants
israéliens face à tout ce qui
semble contrecarrer leurs
desseins hégémoniques au
Proche-Orient.
À première vue, pourtant,
l’année 2017, en s’achevant sur
la décision du gouvernement
Trump de transférer l’ambassade
des Etats-Unis à Jérusalem,
semble achever un processus
d’élimination de la Palestine
initié un siècle plus tôt, en
1917, avec la déclaration
Balfour. La situation semble
n’avoir jamais été aussi noire :
- Les Etats-Unis sont plus
inféodés à Israël que
jamais. Nul n’ignore que
Barack Obama a été le
champion de l’aide militaire
à Israël, toutes
catégories confondues, nul
n’ignore qu’Hillary Clinton
n’avait de leçon de sionisme
à recevoir de personne.
Mais avec le gouvernement
Trump, le soutien
inconditionnel à Israël, qui
est l’une des rares
constantes de la politique
extérieure des Etats-Unis
depuis des décennies, ne
s’embarrasse plus de
précautions oratoires. Or,
en diplomatie, les mots
comptent.
- Les autres grandes
puissances sont elles aussi
hors-jeu. La Russie se
contente de jouer les
matamores en Syrie et
l’Union européenne, somme et
reflet de gouvernements sans
envergure, confine
dorénavant sa politique
méditerranéenne à
l’endiguement de migrants
dont
sa gestion catastrophique de
l’Afrique a causé
l’afflux.
- La partie
démographiquement,
historiquement,
culturellement la plus
importante du monde arabe
est, dans un rayon de trois
mille kilomètres autour de
Tel Aviv, anéantie. L’Irak,
la Syrie, le Yémen, le
Soudan, la Libye sont
pulvérisés ; le spectre de
la partition et de la guerre
couve plus que jamais au
Liban ; l’Égypte essuie
échec sur échec dans le
Sinaï.
- Le monde arabe encore
solvable est en voie de
vassalisation avancée. Le
soutien des monarchies
pétrolières à Israël étant
directement indexé sur leur
peur de l’irrédentisme
iranien, celles-ci ont
définitivement choisi leur
camp. Ce n’est un secret
pour personne que les
récentes intrigues de palais,
à Riyad, s’inscrivent au
moins autant dans la
perspective de la prochaine
guerre israélienne au Liban
que dans une volonté de
réforme ou d’ouverture.
- L’ancien monde
non-aligné, « majorité
silencieuse » de l’ONU,
traditionnellement plutôt
favorable aux Palestiniens,
pourrait ne pas résister
indéfiniment au lobbying
sioniste. Certes, cette
fois-ci encore, l’Assemblée
générale a tenu, en se
prononçant contre la
décision américaine de
transférer son ambassade à
Jérusalem. Certes, la liste
des 9 pays ayant emboîté le
pas à Washington frappe par
son caractère hétéroclite et
dérisoire (îles Marshall,
Micronésie, République de
Nauru, archipel de Palaos,
etc.). Mais faut-il rappeler
que le quart des nations
votantes (44 nations contre
128), soit en s’abstenant
(35), soit en votant contre
(9), a quand même trouvé le
moyen de fermer les yeux sur
le fait que la décision
américaine bafouait le droit
international et les
résolutions mêmes de l’ONU ?
Et pourtant, 2017 pourrait
bien marquer un point-tournant,
pour la raison simple que c’est
l’année où les masques ont fini
de tomber. À preuve, l’embarras
de plus en plus palpable des
prescripteurs d’opinion
confrontés à Trump. Ce dernier a
remplacé Berlusconi comme
épouvantail des dîners en
ville : Trump détruit le climat,
Trump s’en prend à la couverture
médicale des plus pauvres, Trump
est sexiste, Trump est raciste,
Trump est vulgaire, Trump est
brutal. Bref, l’actuel président
américain est l’incarnation du
mal radical. Pour la presse de
bon ton, il devient de plus en
plus difficile d’éviter
l’extrapolation simple : mais
alors, son soutien
inconditionnel à Israël ne
serait-il pas lui aussi … un
mal ?
La feuille de route sioniste
est désormais claire. C’est,
mutatis mutandis, celle du lobby
américain en faveur du libre
port d’armes. Celui-ci, on le
sait,
raffole des adversaires qui,
comme Obama, déplorent de temps
à autre ses méfaits. Il ne
s’agit pas de prétendre qu’Obama
est aussi détestable ou
favorable aux armes que Trump,
ce serait bien sûr grotesque. On
ne peut cependant nier que pour
que le chiffre d’affaire des
armuriers reste à la hausse,
rien ne vaut une succession
régulière d’anti-armes et de
pro-armes à la Maison Blanche.
De même, la meilleure
configuration pour Israël
serait, après Trump, une sorte
d’Obama-bis, faisant mine de se
préoccuper de l’extension des
colonies, et laissant de temps à
autre fuiter dans la presse que
les relations avec le chef du
gouvernement israélien sont
exécrables – juste de quoi
permettre à ce dernier de
réendosser l’habit de la
victime.
Ce scénario, qui serait
assurément celui du pire, est-il
inéluctable ? Rien n’est moins
sûr. Il se pourrait que par la
force de l’évidence, la
génération qui parvient en ce
moment à maturité politique,
dans le monde arabe comme en
Occident et ailleurs, tire les
conséquences de la cohérence
implacable de la politique de
Donald Trump. Dans un texte
poignant, le père d’Ahed Tamimi,
jeune manifestante de 16 ans
emprisonnée il y a quelques
jours par les Israéliens,
écrivait :
« Dans un autre monde,
dans votre monde, sa vie serait
complètement différente. Dans
notre monde, Ahed est une
représentante d’une nouvelle
génération de notre peuple, de
jeunes combattants pour la
liberté. Cette génération doit
mener sa lutte sur deux fronts.
D’un côté, ils ont le devoir,
bien sûr, de poursuivre le défi
et le combat contre le
colonialisme israélien dans
lequel ils sont nés, jusqu’au
jour de son effondrement. De
l’autre, ils doivent affronter
avec hardiesse la stagnation et
la dégradation politiques qui se
sont répandues parmi nous. Ils
doivent devenir l’artère vivante
qui fera revivre notre
révolution, et qui la sortira de
la mort entraînée par une
culture croissante d’une
passivité inhérente à des
décennies d’inactivité
politique ».
On ferait évidemment injure à
l’héroïsme d’Ahed Tamimi en
comparant son existence à celle
des teenagers d’un pays en paix.
Mais il se pourrait que sous la
pression des catastrophes à
venir, l’histoire rapproche plus
vite que prévu les deux mondes,
et unisse les Ahed de tous les
pays, en Palestine comme en
Israël ou aux Etats-Unis. Au
fond, Bernie Sanders est arrivé
juste un peu trop tôt. Le
prochain président démocrate
pourrait bien être obligé d’en
finir avec les hypocrisies,
proches-orientales et autres, de
ses prédécesseurs. La décision
de Trump a conduit un
Palestinien aussi émollié que
Mahmoud Abbas à sortir de sa
léthargie pour affirmer depuis
l’Elysée – dont l’actuel
occupant
n’est certes pas un grand ami de
la Palestine – que les
Etats-Unis s’étaient
définitivement « discrédités »
comme médiateur de paix au
Proche-Orient. Une telle
déclaration a valeur de
symptôme.
Voici donc quel sera le
combat des temps qui viennent :
la société civile, dont nous
autres universitaires faisons
partie intégrante, devra être
assez forte pour contraindre le
prochain président américain à
rompre avec la fausse alternance
des gentils Obamas et des
méchants Trumps, et pour imposer
que l’on s’attaque enfin
vraiment aux catastrophes que la
présidence de Donald Trump
n’aura fait qu’aggraver – au
nombre desquelles le climat, la
pauvreté et le génocide soft du
peuple palestinien. L’effort
massif –
effort de guerre – israélien
pour rendre la campagne BDS
hors-la-loi, pour en
criminaliser, voire en éliminer,
les promoteurs, est la
résultante de cette situation :
il s’agit, pour l’État hébreu,
d’en finir avec la résistance de
la société civile, et tout
particulièrement de la société
civile américaine, avant que
celle-ci n’ait eu le temps
d’intégrer définitivement les
droits des Palestiniens à
l’ensemble des causes justes,
humanistes, dans le collimateur
de leur gouvernement actuel. Une
décision comme celle de
l’artiste Lorde d’annuler son
concert à Tel Aviv, survenue
presque le même jour que celui
de l’emprisonnement d’Ahed
Tamimi, montre que ce moment de
cristallisation politique,
annonciateur d’une nouvelle
donne Orient-Occident,
est proche. Il est même à
portée de main, si nous ne
relâchons pas nos efforts.
L’AURDIP (Association
des Universitaires pour le Respect du
Droit International en Palestine) est
une organisation française
d’universitaires créée en liaison avec
la Campagne Palestinienne pour le
Boycott Académique et Culturel d’Israël
PACBI et avec l’organisation
britannique
BRICUP.
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