Syrie, 3-17 octobre
2015
« Les gens
qui ont un livre »
Marie-Ange Patrizio
Père Georges, dimanche 11 octobre 2015,
Mar Yakub
Jeudi 26 novembre 2015
Récit de voyage en
Syrie, 3 -10 octobre 2015.
4ème épisode.
« Les gens qui ont un
livre »
En ces jours où
nos politiciens irresponsables et médias
peu talentueux nous font tremper dans la
peur et la morosité, je modifie à
nouveau la chronologie de mon récit pour
vous faire part de la façon dont
certains résistent à l’agression
terroriste en Syrie. Hauts les choeurs.
Au monastère de Mar
Yakub, dimanche matin 11 octobre.
Rencontre imprévue avec le Père Georges,
curé de la paroisse grecque-catholique
-autrement dit melkite- de Qâra. Il est
venu faire travailler des chants
liturgiques byzantins à certaines
religieuses[1]
et dire la messe pour remplacer le Père
Daniel qui la dit tous les jours au
monastère.
Claire-Marie, au dernier moment : «allez
lui demander de vous raconter ce qu’il a
fait au moment du siège de Qâra» par les
terroristes (novembre 2013).
Le Père Georges ne se fait pas prier, et
nous allons assister à une véritable
épopée dans le salon d’accueil du
monastère. Rafqa traduit, mais nous
intervenons aussi en français ou en
italien, que notre interlocuteur
comprend.
Le début du
récit se situe juste avant l’assaut de
Qâra par l’Armée syrienne. La ville
venait d’être envahie et occupée par les
terroristes (dits à l’époque
« rebelles » par nos politiciens
menteurs et médias aux ordres). La
population s’était enfuie en apprenant
l’arrivée des groupes armés.
Le Père Georges était avec deux amis (dont un avait un pistolet) dans le
salon d’accueil de son église quand un
habitant de Qâra (musulman) l’a appelé
pour lui dire de partir. A peine sortis
dans la rue, à côté de l’église, ils
voient arriver un islamiste des groupes
armés, longue barbe, qui s’adresse à eux
en arabe littéraire (pas le patois
local, donc), les salue « salam alaykum »
puis leur dit qu’il cherche l’église
parce qu’il faut détruire tous les
insignes du Mal. Le Père Georges était
en habits civils ; un des deux amis
répond à l’islamiste que Mohamed dans le
Coran leur demandait de respecter « les
gens qui ont un livre » « ahel al
kitab » : c’est-à-dire les chrétiens
et les juifs. L’autre persiste : les
signes chrétiens sont des signes du Mal
qu’il faut détruire et leur redemande
« où elle est, l’église ? » Ils
lui répondent c’est là, et l’ami de Père
Georges lui dit « tas addal »
-« je vous en prie »- pour qu’il
rentre. L’autre : non je dois aller
chercher mes compagnons.
Le Père G. réalise alors qu’il a laissé son téléphone portable dans le
salon et ils retournent le chercher, en
sachant qu’ils ne pourront pas ressortir
par la porte de l’église car les autres
allaient arriver. Ils vont partir par
les toits pour aller chercher quelques
affaires dans sa maison. Il savait qu’il
y avait un barrage de Daesh à la porte
de la ville. Il ne pouvait pas prendre
de valise : il a mis des
vêtements dans un petit sac, de l’argent
aussi. Et ils sont sortis par derrière,
par des petites rues, pour aller jusqu’à
une voiture qui les attendait. « Dieu
était avec nous parce que personne ne
nous a vus ».
A midi, un officier de l’armée arabe l’appelle : « Père, où êtes-vous ? »
: « Je suis à Qâra », « - mais que
faites-vous là ?! S’ils vous prennent
ils vont négocier après avec nous pour
vous relâcher, et encore s’ils ne vous
font pas de mal ! ». « Je ne peux pas
sortir, ils sont à la porte de la ville
et ils vont me voir ». « - Si, il faut
sortir, c’est pour ta sécurité et pour
ta vie ».
« J’ai téléphoné aux 20% de chrétiens
qui étaient restés dans la ville »
m-a : « ça fait combien de gens à peu
près ? »
Père G. : « 30-40 personnes. Je leur ai
dit : ceux qui veulent sortir, ils
sortent », et la plupart des 20% est
sortie. Lui, il a rejoint la personne
qui attendait avec une voiture.
Rafqa : un musulman ?
« Non, c’était un chrétien. Avec
moi il y avait ma mère, la femme de son
frère et (X) : on les a mis dans la
voiture. C’était la Providence. Celui
qui avait un pistolet m’a dit monte avec
nous. Je ne peux pas monter avec vous,
il n’y a plus de place ». L’autre lui a
dit : « assieds-toi sous moi » Et quand
cet homme était assis sur lui on ne le
voyait plus ! Rire du Père Georges, nous
aussi car la scène mimée est cocasse, le
Père étant loin d’être fluet !
Quand ils sont partis vers les portes de la ville, les frappes (de
l’Armée syrienne) ont commencé :
« C’était très, très, très dangereux,
une extrême dangerosité. Moi je priais
Saint Michel, "Saint Michel, ouvre les
portes ! Sois avec nous ! "»
Dans les rues, quasiment désertes, les
terroristes qu’ils croisaient étaient
paniqués (par les frappes) : «"Passez
par là, passez par là", c’est eux qui
nous guidaient ! Et moi avec l’autre
assis sur moi ! ». C’était risqué parce
que certains -qui étaient avec Daesh- le
connaissaient.
Rafqa : « ils étaient sur la ligne rouge
entre l’Armée syrienne et Daesh ! ».
Père G. : « Ils (terroristes) ont tiré
sur les chrétiens (le deuxième groupe)
mais personne n’est mort. Les musulmans
qui n’étaient pas avec Daesh voulaient
partir, mais les autres leur tiraient
dessus pour qu’ils ne sortent pas, ils
voulaient qu’ils restent avec eux dans
la ville. Les chrétiens sont sortis. On
(les terroristes) a tiré sur nous mais
personne n’est mort ».
(…)
« Quatre jours après, la même histoire
s’est répétée à Dayr Atiyah ». « On
s’est retrouvé enfermés,
assiégés à Dayr Atiyah aussi ».
La plupart des paroissiens étaient allés
se réfugier à Dayr Atiyah (ville à moins
de dix kilomètres de Qâra). « On s’était
installé dans les maisons pour
accueillir les réfugiés, avec des aides,
pour notre paroisse. Quatre jours plus
tard on est réveillé par des cris. Daesh
était entré dans l’université. Tous les
universitaires s’étaient enfuis du
village. Et dans le souk du village il y
avait Al Nosra. Daesh à l’université et
Al Nosra au souk ! Les filles de
l’Université du Qalamoun (nom de
l’université de la région) sortaient en
criant et en pleurant. On dit qu’il y a
des filles sur qui ils ont tiré ».
La maison où ils étaient réfugiés était
tout près de Daesh, vers l’université.
« Nous étions deux familles, 17
personnes avec le prêtre, et nous étions
arrivés le dimanche à Dayr Atiyah. Le
problème a commencé le mercredi et nous
sommes restés (dans la maison) mercredi,
jeudi, vendredi, samedi » et sortis le
dimanche. « Cinq jours, on a vécu avec
la mort ». Les tirs de roquette
partaient de la maison à côté d’eux.
« Il n’y avait pas à manger, pas à
boire, il n’y avait qu’à prier ». Le
prêtre de Dayr Atiyah avait quitté la
ville le premier jour.
R. : « Ce prêtre, avec le père G, ils se
soutenaient un peu parce que lui aussi
(Père Georges) est de Dayr Atiyah ; et
donc il connaissait quelques personnes
de Dayr Atiyah ».
Alors il a dit à Dieu : « Pourquoi tu es
comme ça ?! ». Il (Père G.) avait pris
le danger de mourir pour sa paroisse et
maintenant il se retrouvait avec celle
de Dayr Atiyah en plus ! Le dernier
jour, le samedi, il a dit aux autres
qu’il sentait que Dieu voulait qu’ils
sortent le lendemain, le dimanche,
« parce que c’est le dimanche que je
suis sorti de Qâra et je sortirai le
dimanche de Dayr Atiyah » ; il a senti
que le dimanche ce serait bien, que Dieu
voulait ça. « Comment on sort ? » lui
ont dit les autres, «on a 4 Kms à faire
à pied pour arriver à l’entrée de Dayr
Atiyah ! Et à l’entrée il y a Al Nosra.
Et de l’autre côté Daesh : ils
contrôlent les chrétiens. Il ne faut pas
sortir. Il y a des chrétiens qui ont été
tués » ; les chrétiens de Qâra qui
étaient là lui ont dit : « Non, 4 Kms,
non ! On préfère mourir ici, dans la
maison »; alors il leur a dit « Dieu
sera avec nous », et il s’est mis
debout. Il a fait mettre un foulard aux
femmes et il a fait une prière : « Dieu
quand tu as marché avec Moïse dans la
mer Rouge, tu as ouvert le chemin devant
lui. Aujourd’hui tu vas nous ouvrir le
chemin. Et je vais te demander plus, mon
Dieu : ce barrage d’Al Nosra tu vas
l’enlever, au nom du Père, du Fils et du
Saint Esprit, amin ! »
m-a : « Vous êtes aussi un grand
acteur !».
« Non, je dis notre expérience, ce qui
est ».
Je ne mettais pas en doute son récit ;
je parlais de la façon dont il le
mettait en scène : ton, mimiques,
gestes, occupant l’espace pour certaines
scènes : on y était. Et on s’est
vraiment amusé malgré le tragique des
situations décrites. Il nous manquait un
Pasolini pour filmer ; celui de
Uccellacci e uccellini.
Père G. : « Alors on est sorti et on
a commencé à marcher, moi à la fin (de
la file), le dernier. J’ai le chapelet
et je prie, je prie. On a marché les 4
Kms, on a commencé à marcher et moi je
prie, je prie. Quatre kilomètres. Je
prie… La surprise c’est qu’on n’a trouvé
personne (en chemin) : imaginez, un
endroit plein de terroristes, on n’a vu
personne ! C’était tranquille ».
Ils arrivent vers la sortie, il n’y avait plus de barrage d’Al Nosra !
Ils ont continué à marcher, au début
c’était entre les maisons, on ne les
voyait pas, mais là c’était à découvert.
R. : Si on avait eu plus de temps, il
aurait voulu nous amener sur place pour
nous montrer les lieux.
Il a dit aux autres de courir, lui
restant derrière pour que, si jamais ils
tirent, il soit le premier à mourir.
Tout d’un coup, au milieu du chemin,
devant le musée de Dayr Atiyah, ils se
trouvent face à face avec un sniper,
armé. « Je lui ai dit en continuant à
marcher "salam alaykum » (en
penchant la tête courtoisement), il ne
m’a pas répondu… comme s’il ne nous
avait pas vus !»
m-a : « il a dû être sidéré» (stupeur ;
ou un peu forcé sur le captagon),
Père G. « Non, un miracle ! ».
Ils sont arrivés jusqu’à l’Armée
syrienne, et quand ils sont arrivés il a
dit « on est en sécurité ». Il a fallu
faire encore 3 Kms, 4 et ensuite 3 : ça
faisait 7 Kms, il avait mal aux pieds.
Mais il était heureux.
Dominique : « vous étiez en soutane ? »
« Non, pas en soutane, il fallait se
cacher, pas question de se montrer ».
Ensuite ils sont partis (se réfugier) à
Sadad (sur la route Palmyre-Homs,
attaquée par Daesh ces dernières
semaines, assaut repoussé par l’Armée
syrienne et comités de défense
populaire), pas loin de Qaryatayn
(envahie par les terroristes cet été,
assiégée en ce moment par l’Armée ; des
chrétiens retenus en otage viennent
juste d’être libérés), où il y avait un
évêque qui leur a donné des aides. Après
il est parti à Homs, où il est resté 3
semaines. « Et après je suis allé à (?),
au Liban parce que ma mère est
libanaise », il est resté 4 jours chez
sa mère au Liban.
« Et après nous sommes rentrés à Qâra,
qui était vide (les terroristes se sont
enfuis - à Aarsâl, Liban- après l’assaut
de l’AS). Je suis rentré avec des jeunes
et quelques familles. On était parti
avec eux. Pas d’eau, pas d’électricité,
pas de télévision, rien ». L’armée ne
voulait pas que les gens rentrent mais
comme il est prêtre, il a dit
(inaudible) et tous les chrétiens sont
revenus. Quand ils sont rentrés dans
l’église, elle était profanée, cassée,
détruite. Les croix cassées. Ils avaient
volé les objets en argent, répandu le
vin (de messe), coupé la croix. Il n’y
avait pas d’eau pour nettoyer, mais il y
avait la neige ».
Rafqa : « la neige a beaucoup aidé ! »
(cf. épisode suivant).
Il a remis les croix qui n’étaient pas
trop cassées, il a tout ramassé, et ce
qu’il y avait à recoller il l’a envoyé à
Damas pour la restauration. « Ils ont
tiré sur la croix qui est tout en haut,
après ils l’ont piétinée ».
Ils ont tout nettoyé. Personne ne les a
aidés. Deux ou trois semaines après leur
retour à Qâra les gens sont revenus.
D’abord seulement les chrétiens. Quatre
jours plus tard, j’ai célébré la
messe ».
Conclusion, tranquille : « c’était une
belle expérience ». Oui, et partagée.
m-a : « on n’en vit pas des moments
comme ça dans la vie. Heureusement
d’ailleurs ».
Père G. : « on était seuls, personne ne
nous a soutenus économiquement, rien ».
Il aurait aimé qu’on voie l’église après
sa restauration, après la guerre. « J’ai
quelque chose ici (photos dans son
smartphone) ».
R. : « c’est une belle histoire quand
même ». Il nous montre les photos :
« c’est le salon de l’église, après la
restauration. Les icônes étaient toutes
cassées. Tout était cassé, l’autel
aussi ».
Dominique : « J’ai vu des églises
cassées de la même façon au Kosovo ».
Père G. : « les vitraux cassés. Il y
avait une sépulture sous l’autel, d’un
prêtre enterré là, ils avaient pris son
corps. Pas de respect pour les morts,
profanation ».
P. Georges en riant : « Mais les croix
qu’ils ont abîmées on les a refaites
encore plus grandes ! À l’entrée et tout
en haut de l’église ».
(…)
Je note ses coordonnées et lui donne les
miennes : « Ah vous êtes psychologue,
c’est pour ça que vous m’avez dit que je
suis un acteur ! ».
Oui, quelqu’un qui raconte ces
événements avec autant d’humour et de
vitalité, a aussi l’intelligence et le
courage nécessaires pour les affronter ;
et en sortir vivant, avec ses
ouailles. Ça va ensemble. L’épopée
racontée par le Père Georges relève
autant de la tragédie que de la commedia
dell’arte. Il a passé, pour apprendre le
chant liturgique orthodoxe,
quatre années à
Rome. Ça laisse des traces, pas que dans
la voix. Mais peut-être y a-t-il aussi
dans la tradition littéraire et
théâtrale syro-libanaise des éléments
préparant à cette disposition : au jeu,
à l’art de vivre. Donc à faire face, à
agir au lieu de se laisser submerger par
la peur. Au désir de vivre, en revenant
au plus tôt dans sa maison,
reconstruire.
Ils ne se sont pas partis, tous ceux
que nous avons rencontrés, ou ils
reviennent dans leur Syrie meurtrie par
plus de quatre années
d’agressions terroristes. Dont nous
avons eu un exemple le 13 novembre à
Paris. En Syrie, plus de quatre
années d’assassinats programmés,
quotidiens, et certains accomplis dans
des exactions innommables, par ces
groupes très bien armés, nourris, logés,
payés : ceux que nous prétendons
attaquer aujourd’hui (Daesh) et ceux
dont nous ne disons pas que nous
continuons à les soutenir (Al Nosra, et
girouettes genre ASL).
En France juste après le 13 novembre, nos médias nous ont gavés de
mauvais micro-trottoir où des gens plus
ou moins excités exhibaient une « envie
de vivre » pour « résister à la
barbarie » : « il faut continuer à aller
boire des verres, à faire la fête, à
sortir, à aller au restaurant, au
théâtre, au cinéma » etc., surtout quand
on a de quoi payer tout ça, à Paris[2].
Politique de l’autruiche, comme
disait le pauvre Dr Lacan : « la tête
dans le sable pendant qu’un autre
(politiciens vendus et mercenaires
terroristes) vous plume le derrière ».
marie-ange patrizio,
Marseille, 25 novembre 2015
Les citations du
récit du Père G. ont été restituées
notamment grâce à l’excellente mémoire
de Rafqa F. et à l’enregistrement
partiel de Dominique de France. Merci à
toutes les deux.
[1]
Note de Dominique de France :
« Ne pas confondre les melkites
avec les orthodoxes, dits, au
Proche-Orient,
"grecs-orthodoxes". Si le père
Georges a appris le chant
byzantin à Rome c'est parce
qu’il chante la liturgie
byzantine mais il l'apprend à
Rome, ville du Pape, et non à
Athènes, capitale du chant
byzantin.
Entre les melkites et les
orthodoxes, il y a des
différences d’ordre théologique
mais la principale différence
est l'organisation des églises :
les grecs-catholiques ou
melkites obéissent au pape, les
grecs-orthodoxes dépendent de "
juridictions " nationales qui se
rattachent aux différents
patriarcats orthodoxes : Moscou,
Constantinople, Antioche (avec
quatre patriarcats d'Antioche
différents), de Serbie, et de
Roumanie. Au Proche-Orient,
c'est plutôt
Antioche.
Les rites sont exactement les
mêmes : byzantins. La plupart du
temps ils suivent la liturgie de
Saint Jean Chrysostome, vénèrent
les icônes, etc. ... C'est en
apparence semblable, mais ni
l'organisation de l'église, ni
la théologie, ni les pratiques
ne sont semblables, et donc cela
donne des mentalités et des
manières de vivre différentes,
au fil des siècles.
Ces séparations remontent pour
certaines aux premiers conciles
des Vème et VIème
siècles ... Mais au
Proche-Orient, ils sont tous en
danger et cela les unit très
certainement. C'est pourquoi Agnès-Mariam
voudrait faire de Mar
Yakub le monastère de " l'Unité
d'Antioche « (Dar
Antakya) ».
[2]
Sinon à la maison en banlieue,
après la journée de travail et
une ou deux heures de trajet
avec ce qu’il faut de peur
instillée par l’état d’urgence
(et médias).
>>> Partie 3
>>> Partie 2
>>> Partie 1
Le
dossier Syrie
Les dernières mises à jour
|