Opinion
Lettre philosophique au Dr Jean-Patrick
Rakover, chirurgien et diamantaire de la
colonne vertébrale
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 27 novembre 2015
|
1 - Le bistouri de la
méthode
2 - Scolastique et sophistique
3 - Effeuillons la marguerite
4 - A la recherche de la vis de
Romeo
5 - Le miracle du singulier
6 - Expliquer et comprendre
7 - Du descriptif à l'explicatif
|
1 - Le bistouri de
la méthode
Il y a longtemps
que ma modeste anthropologie originelle
me sollicite de rédiger une lettre
philosophique à l'intention des grands
chirurgiens: leur audace fera non
seulement la gloire de la science
médicale du XXIe siècle, mais ils
modifieront, de surcroît, le regard sur
la politique et sur l'histoire de la
bête schizoïde. Celle-ci se cherche une
boussole et qui la situe, depuis des
millénaires en des lieux variables entre
le réel et ses songes, et cela au gré
des époques, des climats et des lieux.
De plus, une
anthropologie consciente des origines
animales du simianthrope, repose sur une
méthode chirurgicale, puisqu'il faut
plonger le bistouri et le scalpel de la
méthode dans les entrailles d'une
historicité elle-même à la recherche de
son statut. Pour bâtir un observatoire
capable d'examiner une bête
partiellement évadée de la zoologie et
loin d'être parvenue à son terme, il
faut connaître la plateforme à partir de
laquelle le simianthrope a construit une
historicité et une géopolitique
flottantes entre deux eaux.
C'est alors que
vous vous êtes présenté en médiateur
d'une anthropologie consciente du destin
philosophique de la chirurgie moderne.
Vous savez mieux
que personne que l'alliance de la
science médicale avec la philosophie a
été scellée par l'alliance de Platon
avec la raison fondatrice de la
civilisation européenne. Socrate ne
cesse de rappeler aux sophistes de son
temps qu'ils ressemblent à des
cuisiniers habiles à vous préparer des
aliments délicieux, mais qui vous gâtent
l'estomac. Puis vingt siècles de
christianisme se sont fondés sur la
nécessité de combattre une pathologie
inguérissable, à savoir le péché
originel. Si cette maladie ne pouvait
être terrassée, l'atténuation de ses
symptômes vous conduisait au moins au
purgatoire - le verbe purgare est
médical, que je sache, et c'était un
remède bénéfique d'éviter du moins au
patient les tortures éternelles de
l'enfer.
Puis, sous la plume
de Voltaire, le combat mondial de la
médecine est redevenu impie. Dans ses
Lettres philosophiques,
l'auteur de Candide ou l'optimisme
félicitait l'Angleterre de combattre la
variole par l'inoculation infime des
germes de la malade, ce qui permettait à
l'organisme de s'armer d'un système
immunitaire que Jugurtha avait déjà
expérimenté sur sa personne du temps de
Pompée et de Cicéron. Quoi de plus
hérétique que de contester
l'administration divine des épidémies
vengeresses dont le créateur nourrissait
l'éternité de sa justice.
Mais le XXe siècle
a connu le naufrage des deux armures de
la raison euclidienne, puisque nos
sciences pourront seulement continuer de
calculer les négociations de l'espace
avec le temps. Il n'est plus permis à
nos exploits mathématiques de comprendre
goutte à une physique qui nous a privés
du sceptre de l'espace et du temps du
genre simiohumain. Raison de plus pour
la science médicale de reprendre la tête
de la connaissance de la bête schizoïde
dont le cerveau oscille entre le réel et
des empires du songe - car la bête
dichotomisée ne sait plus sur quel pied
danser dès lors que les démocraties et
les républiques auto proclamées laïques
n'osent s'intéresser davantage que
Platon à l'alliance de la pensée
médicale avec les attributs et les
apanages de l'intelligence.
De son côté, la
philosophie est tombée dans des formes
nouvelles de la sophistique et de la
scolastique dont Socrate condamnait les
friandises, comme il est dit plus haut.
2 - Scolastique et
sophistique
Quand je considère
les cohortes d'enseignants de l'histoire
scolastique et sophistique de la
philosophie qui se proclament
philosophes, à seulement mâchonner la
vulgate scolaire de l'histoire de leur
discipline; quand je considère le
vocabulaire superficiel et vaporeux dont
ils habillent leur fausse histoire de la
pensée du monde de Platon à nos jours;
quand je compare leur vocabulaire et
leur récitatif avec la précision du
lexique dont vous faites preuve dans
votre compte rendu du déroulement de
votre intervention dans lequel une
topographie minutieuse habille une
problématique et les nœuds serrés d'une
logique éclairante, je me demande une
fois de plus s'il ne serait pas utile
d'approfondir la définition même de la
philosophie, c'est-à-dire de l'histoire
de l'intelligence que suggère votre
discours et le langage qui lui sert de
cuirasse.
Car Platon est
demeuré à la fois le plus grand
prosateur de la civilisation grecque et
le plus grand philosophe de tous les
temps. Le premier il a introduit une
anthropologie critique dans l'histoire
et dans la définition même de la
philosophie. Il a observé la
construction et les vices de
fonctionnement de l'encéphale parlant
des Athéniens et il a considéré leur
intelligence scientifique et
philosophique en observateur d'un organe
naturel du genre humain. C'était porter
sur la boîte osseuse de l'élite
intellectuelle de l'époque le même
regard compréhensif et réparateur que
vous portez sur la colonne vertébrale de
vos congénères.
Or cet examinateur
de notre machinerie sommitale a remarqué
tout d'abord que la chute de notre
espèce dans le langage la dotait d'un
instrument imparfait. Les mots charrient
des concepts et les concepts sont
globalisants, de sorte qu'ils commencent
par soustraire le singulier à notre
champ visuel. Impossible, dit Platon,
avec un outil de ce genre, de capturer
le nez camus de mon élève Théétète,
puisqu'il n'existe pas de science du
singulier et que le concept ressemble à
une marguerite dont je suis condamné à
effeuiller les pétales.
3 - Effeuillons la
marguerite
Voici un arbre:
j'en retire les feuilles, les branches,
l'écorce, le poids, la couleur et il me
reste entre les mains un spectre que
j'appelle un arbre. Et ce spectre est si
maigre et si utile seulement à entasser
tous les arbres du monde dans le panier
de la parole, que ce malheureux existe
bien moins en sa multiplicité et son
ubiquité que le seul individu qui
s'appelle Socrate et que je suis
précisément impuissant à connaître dans
sa singularité, sa spécificité, en un
mot en son essence même.
Il a fallu attendre
plus d'un millénaire et demi, jusqu'au
XIe siècle de notre ère, pour qu'un
certain Abélard redécouvrît
l'effeuillage de la marguerite du
concept inaugurée par Platon, et pour
doter le Moyen-âge chrétien de sa seule
découverte philosophique. Mais le génie
des grands inaugurateurs de la pensée
critique est de se donner une assise
anthropologique, donc une problématique
heuristique que l'histoire mondiale de
la science se chargera de féconder. Il
aura fallu attendre la parution de
L'Evolution des espèces de
Darwin en 1859 pour que toute l'histoire
véritable du cerveau humain, donc de la
pensée philosophique, se découvrît une
autre assise que celle de la Grèce
antique. Car il est alors apparu que
l'encéphale de l'espèce simiohumaine est
un organe en évolution et qu'il nous
faut commencer par tenter de découvrir à
quelle étape du devenir de cet organe
nous nous trouvons présentement arrêtés
- sinon comment saurions-nous seulement
dans quel observatoire nous avons
installé notre télescope, si bien que
nous poursuivons notre fabuleuse
entreprise de tenter de comprendre
comment fonctionne notre encéphale.
Décidément, le
concept à effeuiller n'est plus une
plate-forme suffisante pour savoir d'où
nous partons et où nous conduisons la
flotte des Argonautes dont nous ne
sommes jamais que des Jason provisoires.
Il nous faut donc observer quelles sont
les productions champignonnesques qui
germent sous nos boîtes crâniennes et
trouver une balance sur les plateaux de
laquelle nous déposerons, siècle après
siècle, l'organe sommital censé nous
piloter parmi les galaxies.
Platon osait à
peine se demander pourquoi les Grecs
offrait des bœufs ou des moutons à Zeus,
à Athéna ou à Hermès. Vingt-cinq siècles
plus tard, nos philosophes n'osent pas
davantage peser la signification de
notre abandon d'offrandes animales aux
Célestes afin de leur substituer un
successeur imaginaire d'Isaac ou
d'Iphigénie, que nous appelons notre
Sauveur, notre Délivreur ou notre
Rédempteur.
Décidément, si
notre découverte du langage nous a fait
tomber dans le concept et si le concept
nous prive de toute science du
singulier, voici que notre enquête sur
le singulier nous conduit à peser en
anthropologues les relations négociées
et dispendieuses que nous entretenons
avec les trois personnages célestes que
nous avons substitués à la douzaine de
Célestes d'Homère. La philosophie est
devenue l'anthropologie dont l'objet
d'observation s'appelle la boîte osseuse
de l'humanité. Voici qu'elle est devenue
une anthropologie du simianthrope bloqué
de siècle en siècle entre le monde réel
et les mondes imaginaires. Cet animal
voudrait en faire sa proie
épistémologique. Mais il se rend tout au
contraire un prisonnier ligoté à ses
songes par les ficelles ou les cordes de
ses litanies ou de ses liturgies.
4 - A la recherche
de la vis de Romeo
Mais, M. le
diamantaire de la colonne vertébrale de
l'humanité, quelle leçon de philosophie
que le récit de votre intervention.
Nulle autre discipline que la
philosophie n'a davantage besoin de
préciser son vocabulaire à l'école des
orfèvres et des joailliers de nos
vertèbres, de notre globe oculaire ou de
notre système cardiaque. Car plus une
discipline étend son champ d'observation
et se rend heuristique à élargir sa
problématique, plus elle court le risque
de tomber dans le piège que je dénonçais
au début de cette lettre, celui des
petits récitants d'une histoire
scolarisée de la pensée humaine dont
Descartes dénonçait les travers plus de
deux siècles avant les Schopenhauer, les
Nietzsche, les Jaspers.
Vous avancez pas à
pas et de vertèbre en vertèbre. Vous
m'avez placé une vis de Roméo de plus
d'un demi-centimètre de diamètre et
d'une longueur de quatre centimètres à
laquelle la philosophie est conviée à
donner un sens symbolique et ce sens
symbolique n'est autre que celui auquel
la précision de votre lexique sert de
véhicule. Puisse le génie des
chirurgiens d'avant-garde de ce temps
servir de vis de Roméo entre la
philosophie et la médecine. Plus que
jamais, nous avons besoin de votre timon
pour ne pas perdre pied dans l'histoire
de notre cervelle et pour nous souvenir
que si toute philosophie est une
anthropologie, elle demeure liée à la
connaissance d'un organe du simianthrope.
La philosophie de demain ne devra jamais
retomber dans les songes et les vapeurs
d'une sophistique et d'une scolastique
qui entachaient la raison elle-même.
Vous avez lié à
jamais toute philosophie à un corps,
celui du simianthrope, dont le statut
pourra osciller entre les pires délires
de sa vie onirique et le solide
marchepied d'une ossature.
Mais il y a plus:
les joalliers de la colonne vertébrale
partagent depuis longtemps leur solitude
d'avant-garde avec la solitude de la
pensée rationnelle. Vos patients ne sont
pas des connaisseurs et des admirateurs
compétents de vos exploits et vous ne
partagez pas vos découvertes avec vos
collègues, dont aucun n'est appelé à
venir admirer vos exploits dans un
laboratoire qui vous serait commun. Le
philosophe, lui non plus ne s'adresse
pas à un public de connaisseurs
suffisamment avertis; le philosophe lui
non plus ne s'adresse pas à un corpus
internationale de philosophes qui
examineraient à la loupe ses exploits.
5 - Le miracle du
singulier
Mais la solitude
partagée des artistes de la chirurgie
moderne d'un côté et, de l'autre, la
solitude des philosophes fournit
l'avantage hautement symbolique de leur
fournir une vision anthropologique de la
médecine et de la philosophie.
Qu'est-ce à dire?
C'est que nos deux disciplines ont
rendez-vous avec le singulier. La
science moderne a découvert qu'il
n'existe pas deux trèfles ou deux
flocons de neige identiques. A plus
forte raison, il n'existe pas deux
individus semblables. Vous aviez à
négocier le fonctionnement de mon
encéphale actuel avec la durée de votre
opération. Vous ne pouviez me maintenir
quatre heures durant sous le tranchant
de votre scalpel. Si vous dépassiez trop
les vingt minutes nécessaires au
nettoyage de deux vertèbres, vous
n'aviez plus le temps d'installer un
quadrilatère d'écartement et toute votre
science revenait à négocier, en
interlocuteur direct de la vie et de la
mort, qui fait de vous un autre type de
dialoguiste avec le genre humain, que
celui des anesthésistes qui surveillent
le système cardiaque du patient.
Vous voyez combien
l'alliance de la microchirurgie avec la
philosophie d'avant-garde s'élargit
d'ores et déjà à un autre organe. Mais,
essayons de faire sans cesse davantage
de l'axe de la pensée la colonne
vertébrale du genre simiohumain.
Dans cet esprit, la
phalange des géants de la microchirurgie
n'est pas la seule à tenter d'élever le
degré de densité philosophique de la
science médicale, donc le degré de
lucidité anthropologique de la science
moderne. J'ai déjà évoqué la vocation
des " logiciens de la nuit" (III
- Les logiciens de la nuit , 23
octobre 2015).
Mais il est un
empire du vocabulaire où votre
discipline occupe le premier rang, celui
de l'approfondissement du sens que la
chirurgie de demain sera appelée à
donner aux verbes expliquer et
comprendre.
6 - Expliquer et
comprendre
Expliquer
remonte à explicare, qui signifie
déplier, défaire des nœuds,
démêler un écheveau embrouillé et confus
et à comprehendere, qui renvoie à
notre adjectif préhensile et qui
évoque la capture et la prise de
possession d'un ensemble rassemblé sous
la poigne des mots et plus précisément
sous le joug d'une problématique, donc
d'une logique aux nœuds serrés. Pour
l'instant, le simianthrope considère
qu'il a compris quand il a démêlé un
écheveau ou cadenassé un savoir au point
de l'enfermer dans une cage cérébrale
aux barreaux les plus solides possible.
Prenez le cas du
grand physicien Werner Heisenberg. Dans
son essai Der Teil und das Ganze
(Le Tout et la Partie)
il se demande comment la science
atomique doit conjuguer le verbe
comprendre, c'est-à-dire expliquer,
alors que la logique d'Euclide est
réfutée depuis 1905 et qu'il n'est pas
logique de continuer de s'en servir sous
prétexte qu'elle nous suffit pour
construire des ponts solides. Werner
Heisenberg était à la fois un
musicologue qui s'inscrivait dans la
tradition de la "musique des sphères"
de Pythagore et un amateur de la
philosophie grecque. On lui doit d'avoir
posé les fondements de l'usage
pacifique, c'est-à-dire contrôlé, de
l'énergie nucléaire et d'avoir empêché
l'Allemagne de s'engager dans la
construction de l'arme atomique.
Et comment
répond-il à la question de la
signification des verbes expliquer et
comprendre? A la manière de la science
classique qui disait qu'un phénomène
était expliqué quand la physique
mathématique l'avait rendu prévisible à
coup sûr.
7 - Du descriptif
à l'explicatif
Quelle est
l'animalité spécifique, donc
cérébralisée du simianthrope si cet
animal déclare qu'un ensemble de
phénomènes serait rendu compréhensible
de s'être seulement rendu préhensible?
Tous les animaux
expliquent le monde sur ce modèle.
Il y a un demi-millénaire, Montaigne
observait l'intelligence du renard qui,
avant de s'engager sur un étang gelé,
vérifie d'une patte prudente la solidité
de la glace. Par bonheur, les verbes
expliquer et comprendre
résistent aux sirènes de la physique
mathématique. Car vous savez déjà que le
cosmos ne pose pas la question du
"pourquoi". Vous savez déjà que
l'intelligible renvoie à des
signifiants, vous savez déjà que
tous les signifiants du monde sont
anthropomorphiques , vous savez déjà que
tous les signifiants sont humains, vous
savez déjà que toute intelligence
téléguidée par le finalisme qui lui est
inhérent, est nécessairement construite
sur le modèle mythologique des
théologies, vous savez déjà que
l'animalité spécifique de ce type de
rationalité du simianthrope renvoie
nécessairement à un manipulateur, à un
gestionnaire, à un démiurge censé caché
derrière les décors et réputé tirer les
ficelles du cosmos.
C'est pourquoi les
verbes expliquer et comprendre
sont absents du récit de votre opération
et cela non point pour les remplacer par
le langage superficiel, approximatif ou
vaporeux de nos pseudo historiens de la
philosophie, mais parce que
l'avant-garde des Titans de la micro
chirurgie est appelée à poser les
fondements d'un humanisme abyssal et qui
armerait la science médicale du tragique
et de la solitude de la condition
humaine. La science chirurgicale
d'aujourd'hui est appelée à rouvrir
l'encéphale schizoïde d'une espèce
scindée entre le réel et l'imaginaire à
l'interrogation fécondatrice des
civilisations en marche.
Il n'existe
malheureusement pas encore de
microchirurgien du globe oculaire qui
puisse remédier à l'affaiblissement de
mon acuité visuelle. Par bonheur,
soixante ans de maniement de la plume
m'ont permis de vérifier la justesse de
l'adage de Cicéron qui disait que l'art
d'écrire est opifex artis dicendi. Lle
texte ci-dessous a été dicté d'une
traite, parce que je demande à ma tête
de tenir la plume à ma place - et elle
s'exécute. .
Le 27novembre 2015
Le sommaire de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|