Théopolitique
Le rêve du pape François
Manuel de Diéguez
Vendredi 12 octobre 2018
"
On ne peut
apprendre la philosophie, on ne peut
qu'apprendre à philosopher."
E Kant
Le 30 septembre
2018, une singulière nouvelle a provoqué
un grand étonnement dans les médias. Des
députés, des avocats et divers notables
ont interpellé l'Eglise de Rome: pour
quelle raison se voulait-elle à ce point
absente de la vie politique et au
premier chef de la vie parlementaire de
la République?
Et pourtant, en
2013 le Général des Jésuites, un Italien
devenu archevêque de Buenos Aires,
accédait à la papauté et renouait
aussitôt avec le rêve de saint Ignace,
celui de convertir les centaines de
milliers de Chinois au christianisme. Ce
rêve était-il réalisable ou bien le
monde avait-il tellement changé que cet
objectif n'était plus réalisable? C'est
la question centrale que pose notre
époque, parce que le pape actuel n'a pas
d'ambition plus haute que de concrétiser
un aussi immense projet et donc de
reprendre pied dans l'histoire.
Alors que les dieux
anciens étaient d'autant plus audibles
et crédibles qu'ils faisaient le plus de
brut possible dans la politique et dans
l'histoire de leur temps, un dieu
nouveau s'était présenté dans l'arène du
temps des peuples et des nations il y a
deux millénaires. Loin de chercher comme
ses collègues à intervenir bruyamment
dans les affaires du monde, ce dieu-là
faisait de grands efforts à se rendre
absent de l'histoire du sang et des
carnages qui font le quotidien des
peuples et des nations. Et, loin de
chercher à multiplier ses adeptes, il
semblait avant tout désireux de
multiplier ses martyrs.
Sept siècles plus
tard, un nouveau dieu unique, du nom
d'Allah, mettait un bémol significatif à
cette définition nouvelle des dieux
uniques : loin de se présenter en
champion de l'ignorance, celui-là
proclamait que "l'encre du savant
serait aussi précieuse que le sang des
martyrs".
Mais il n'avait pas
réussi longtemps à tenir sa promesse:
après quelques tentatives louables de
redonner vie à des textes antiques dont
la pieuse ignorance des chrétiens avait
perdu la mémoire et les avait presque
totalement détruits, le nouveau venu
avait à son tour dressé une barrière
d'interdits autour des forteresses
sacrées des connaissances de l'époque.
Pendant ce temps,
qu'en était-il du dieu des chrétiens?
Son ardeur se ramenait à retirer ses
fidèles de l'arène du sang et de la
mort. Tous les ordres religieux, des
dominicains aux cordeliers, des ordres
mendiants aux bénédictins et plus tard
des trappistes aux chartreux ont tenté
de se retirer des tumultes de l'histoire
d'Adam. Or, en 410, le sac de Rome par
les barbares avait déjà posé au cœur du
christianisme la question de savoir ce
qu'il fallait penser d'une divinité
incapable de protéger ses fidèles de la
défaite et sa capitale du saccage.
Cependant la
décision des ordres religieux de sortir
du monde avait reçu un premier coup
d'arrêt au siège de Pampelune en 1521, à
la suite duquel un certain Ignace de
Loyola, fondateur de l'armée appelée
Compagnie de Jésus et devenu son premier
général, avait redonné au christianisme
la vocation de doter les chrétiens d'un
guide et d'un chef sur le modèle
militaire. C'est à cette tradition que
se rattache la vocation de l'actuel pape
François.
Mais il aura fallu
attendre deux millénaires pour assister
au pire: il se trouvait maintenant
révélé que la découverte de la
composition ultime de la matière
conduisait effectivement à la
possibilité de l'auto-anéantissement de
l'humanité. Et le dieu des chrétiens ne
pourra pas davantage l'empêcher qu'il
n'avait pu empêcher la destruction de sa
capitale en l'an 410.
Cela signifiait-il
que la décision originelle du dieu de
retirer le sacré de l'histoire et de
tout le temporel conduisait purement et
simplement au suicide universel en
commun? Quoi qu'il en soit, il devenait
évident que le mythe d'un créateur du
ciel et de la terre, donc de l'univers
de la matière et de la sphère cosmique,
se trouvait désormais placé à un
tournant décisif, celui de la mort du
concept d'absolu.
Il était devenu
impossible de voir surgir une nouvelle
divinité, impossible de ressusciter
l'ancienne et enfin impossible de
trouver un fantastique et un fabuleux
nouveaux en remplacement des dieux
uniques usés et impossibles à régénérer.
Le rêve du pape François paraissait
futile car la question entrait dans le
tragique le plus désespéré, puisque nous
ne savions pas si, sans la promesse
d'une divinité de rechange, nous allions
finir par détruire l'humanité de nos
propres mains. Si toute socialisation
nous conduisait à la mort, de laquelle
les premiers chrétiens avaient pu croire
se libérer et à des apories sans remède,
comment faire passer définitivement tous
nos rêves sacrés à la trappe?
Etions-nous des
animaux condamnés à chercher un travail
n'importe où et n'importe lequel afin
d'assurer notre pitance quotidienne?
Quoi qu'il en soit, nos dirigeants
n'avaient aucune réponse à apporter à
ces questions - notre destin de bêtes de
somme paraissait consommé et
irréversible.
Le 12 octobre 2018
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