Syrie
Armes chimiques:
qui donne des leçons ?
Majed Chergui
Samedi 7 juin 2014
Alors que le 15 mai dernier
Laurent Fabius et John Kerry1 (contredit
le même jour par Chuck Hagel2)
accusaient de nouveau le gouvernement
syrien d’utiliser les armes chimiques,
il est utile de revenir sur les
évènements de l’année dernière qui
allaient entrainer la région et
peut-être le monde dans une nouvelle
guerre.
La première attaque à l’arme
chimique eu lieu à Khan El Assal en
banlieue d’Alep le 19 mars 2013 et avait
fait 25 victimes. Il y a peu de doutes
sur l’origine de cette attaque,3 car
d’une part une partie des victimes
étaient des soldats syriens, d’autre
part la bombe était d’un type qui
n’existait pas dans l’arsenal de l’armée
syrienne. Finalement, le tir avait pour
origine un quartier tenu par les
rebelles fondamentalistes. Il faut
rajouter que ces derniers avaient
auparavant proféré sur leurs sites
sociaux des menaces d’attaque à l’arme
chimique à l’encontre de leurs ennemis
(minorités, partisans du gouvernement,
etc).4 Cela n’empêchera pas les
Etats-Unis et leurs alliés d’accuser le
gouvernement syrien. Ils seront mis dans
l’embarras par les déclarations de Carla
Del Ponte, membre de la Commission
indépendante internationale d'enquête
pour la Syrie, sous les auspices du
Conseil des droits de l'homme des
Nations unies. Suite à cette attaque, le
gouvernement syrien demandait à l’ONU de
dépêcher une commission d’enquête afin
d’établir la vérité sur les faits. L’ONU
mettra trois mois à obtempérer sur le
principe d’une commission, en grande
partie à cause de la réticence des pays
occidentaux. Ces derniers en réduiront
le mandat à uniquement établir si des
armes chimiques avaient été utilisées ou
non, sans spécifier par qui.
Parallèlement à cela, la police turque
arrêtait en mai 2013 des rebelles
fondamentalistes qui tentaient
d’introduire du gaz Sarin en Syrie à la
frontière entre les deux pays. Le 22
juillet 2013, le quartier de Khan el
Assal faisait l’objet d’une attaque
d’envergure de plus de 1000 rebelles qui
l’occupaient et massacraient 123
personnes, dont 51 soldats syriens qui
s’étaient rendus. Par cette action, ils
faisaient disparaitre les témoins de
l’attaque de mars et intimidaient toute
personne susceptible de témoigner.
La commission d’enquête arriva le
18 août 2013 à Damas. Or le 21 août
avait lieu l’attaque de la Ghouta
orientale (région proche de Damas). Il
est difficile de penser que les
autorités syriennes aient tant insisté à
inviter une commission d’enquête de
l’ONU pour lui faire une démonstration
de massacre à l’arme chimique.
Néanmoins, et comme à chaque occasion
précédente, les gouvernements
occidentaux et la presse occidentale
désignaient le gouvernement syrien comme
coupable. On s’épargne ici le détail des
péripéties qui ont suivis, le fait
majeur qui en ressort est l’incohérence
et l’absurdité des accusations proférées
par les Etats Unis et leurs alliés à
l’encontre de la Syrie. En particulier,
il n’y avait aucune logique militaire et
tactique de la part de l’armée syrienne
d’attaquer à l’arme chimique une zone
qu’elle était en train de récupérer, et
ce d’autant que le gouvernement syrien
était menacé d’intervention de la part
des gouvernements occidentaux s’il
dépassait la fameuse « ligne rouge »,
c’est-à-dire s’il utilisait des armes
chimiques. Suite à une vive montée de la
tension avec menaces de bombardement de
la Syrie, la Maison Blanche reculait
quelques semaines plus tard, entre autre
après la mise en garde du président
russe Vladimir Poutine qui n’avait pas
hésité à qualifier, solennellement, son
visiteur le secrétaire d’État US John
Kerry de menteur lorsqu’il accusait la
Syrie de bombarder chimiquement sa
propre population. La sortie de la crise
sera trouvée par les Russes et se
résumera à un désarmement chimique
unilatéral de la Syrie.
Le célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersch a
depuis, largement analysé et exposé les
contradictions du gouvernement
étatsunien. En décembre 2013, il
publiait un article (dans la London
Review of Books, aucun journal n’ayant
accepté de le publier aux Etats Unis)5
dans lequel il révélait que la CIA avait
des informations sur la capacité de
Jabhat al-Nusra, un des groupes affiliés
à al-Qaeda en Syrie, de produire du gaz
Sarin et que c’était probablement ce
groupe qui l’avait utilisé dans
l’attaque de la Ghouta en Août 2013.
Seymour Hersch publiait plus tard un
autre article,6 dans lequel il mettait
clairement en cause les autorités
turques (la Turquie est membre de l’OTAN
et le principal allié d’Israel dans la
région) dans la planification des
attaques chimiques par le groupe Jabhat
al-Nusra. Finalement, un groupe de
physiciens du Massachusetts Institute of
Technology, dont des experts en
balistique, publiait en Décembre 2013
une étude détaillée7 dans laquelle ils
démontraient l’impossibilité d’un tir de
missiles avec charge chimique depuis les
positions de l’armée syrienne. Toutes
ces enquêtes allaient invalider les
affirmations et accusations du
gouvernement des Etats-Unis et de ses
alliés, de l’organisation Human Rights
Watch et du New York Times.
Dans cette région du monde,
lorsqu’on parle de bombardements
chimiques de civils, l’exemple qui vient
en tête est le tristement célèbre
massacre de la ville kurde de Halabja
(Irak) en mars 1988. Toutefois, les
accusations à l’encontre de Saddam
Hussein n’ont jamais été étayées par une
enquête. Comme le révèle Stephen
Pelletiere8, un ancien analyste de la
CIA, ayant à cette époque, accès aux
dossiers classifiés venant de la région
du Golfe, les civils de Halabja ont été
tués par des bombes iraniennes lors de
tirs croisés avec l’armée irakienne
pendant la guerre Iran-Irak entre 1980
et 1988. En particulier, les victimes
étaient mortes empoisonnées par une
substance à base de cyanure, qui était
absente des arsenaux chimiques irakiens.
Il faut ajouter que c’est l’armée
irakienne qui a, la première, utilisé
des armes chimiques lors de cette
guerre, dont la matière première et la
technologie étaient fournies par les
Etats Unis et le Royaume Uni, tous deux
en parfaite connaissance de cause. Au
regard de ces faits, on est en droit de
s’interroger sur l’assise morale des
Etats Unis et de leurs alliés lorsqu’ils
prétendent protéger les populations
civiles de possibles exactions de la
part de leurs dirigeants.
La première guerre mondiale avait
déjà révélé au monde l’horreur des armes
chimiques telles que nous les
connaissons aujourd’hui, suite à leur
invention par le célèbre chimiste
allemand Fritz Haber.9 En 1919 Churchill
déclarait : « je ne comprends pas cette
pruderie vis-à-vis du gaz (armes
chimiques), je suis tout à fait en
faveur de son utilisation contre les
tribus non civilisées », et de fait les
Britanniques inaugureront l’utilisation
des armes chimiques contre des civils
dans leur empire pendant les années 20
en commençant par, ... l’Irak ! Ils
seront rejoints par la France et
l’Espagne qui utilisent le gaz moutarde
contre le soulèvement populaire au Maroc
dans les années 20, puis par l’Italie
qui en fera usage en 1935 en Abyssinie.
Très vite, aux armes chimiques viennent
s’ajouter les armes biologiques.
L’Allemagne et le Japon engagés comme
les autres puissances coloniales de
l’époque dans des expérimentations de
substances chimiques et biologiques sur
les prisonniers de guerre verront les
scientifiques en charge de celles-ci
épargnés de condamnation lors des procès
de Nuremberg et de Tokyo, en échange
d’information. Certains seront invités à
les poursuivre aux Etats Unis.
Ces armes seront ensuite
largement utilisées par les Etats-Unis
pendant les guerres de Corée, puis du
Vietnam. Septante cinq millions de
litres de substances chimiques (dont le
fameux Agent Orange) auront été déversés
sur ce pays dans le but délibéré de
détruire son agriculture et son
environnement. En 2012, la Croix rouge
estimait que 1 million de vietnamiens
souffraient de séquelles dues à l’Agent
Orange. Plus récemment, lors de la
première guerre d’Irak, les USA
bombarderont 28 sites civils de
production ou de stockage de substances
bio-chimiques (dont des usines
d’engrais), avec de graves conséquences
sur la santé des personnes se trouvant à
proximité. On parlera aussi du
mystérieux syndrome de la guerre du
Golfe dont souffriront de nombreux
soldats étatsuniens. En 2001, le
gouvernement des Etats-Unis se retire
des négociations sur la convention sur
les armes biologiques et toxiques,
torpillant ainsi les efforts visant à
prendre des mesures globales contre les
armes biologiques.
Pendant la deuxième guerre d’Irak
et en particulier, lors de la rébellion
de la ville de Fallujah, les Etats-Unis
utiliseront des bombes au phosphore qui
feront de nombreuses victimes parmi les
civils, mais plus grave encore, des
bombes à uranium appauvri (une substance
radioactive chimiquement toxique). Entre
2007 et 2010, la moitié des bébés nés
dans cette ville avaient des
malformations génétiques, à un point tel
que les médecins de cette ville
recommandent aux couples de ne plus
faire d’enfants. Les enquêtes menées sur
place par le Professeur Christopher
Busby de l’Université de Belfast et
secrétaire scientifique du Comité
européen sur les risques dus aux
rayonnements, l’amenaient à déclarer que
« c’était le plus haut taux de dégâts
génétiques jamais relevés dans une
population ».
La liste d’exemples d’utilisation
de l’arme chimique contre des civils par
les Etats Unis et leurs alliés est trop
longue (sans parler des armes
nucléaires) pour être détaillée ici,
mais on peut se demander si les traceurs
de « ligne rouge » n’ont jamais eu le
souci de protéger des populations
civiles comme ils le prétendent, car
l’usage de ce type d’armes leur en
revient presque exclusivement.
Les Etats Unis et leurs alliés
n’ont donc autorité morale ou juridique
pour se poser en justiciers et donner
des leçons de bonne conduite au reste du
monde. En procédant à un désarmement
unilatéral de son arsenal chimique, le
gouvernement syrien a créé un précédent
historique dont bien des pays devraient
s’inspirer. Il s’agit d’une véritable
leçon aux donneurs de leçons.
Majed Chergui
1
http://www.reuters.com/article/2014/05/15/us-syria-crisis-kerry-idUSBREA4E0TN20140515
2
http://www.nytimes.com/2014/05/15/world/middleeast/hagel-urges-gulf-arab-states-to-unite-against-hreats.html?partner=rss&emc=rss&_r=1
3
http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/syria/9950036/Syria-chemical-weapons-finger-pointed-at-jihadists.html
4https://www.youtube.com/watch?v=TpIRRRuCEyg&oref=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3DTpIRRRuCEyg&has_verified=1
5
http://www.lrb.co.uk/2013/12/08/seymour-m-hersh/whose-sarin
6
http://www.lrb.co.uk/v36/n08/seymour-m-hersh/the-red-line-and-the-rat-line
7
https://www.documentcloud.org/documents/1006045-possible-implications-of-bad-intelligence.html#storylink=relast
8 Stephen C. Pelletiere ″Iraq and the
International Oil System: Why America
Went to War in the Gulf″ (Praeger, 2001)
9 Fervent patriote, pendant la 1ère
guerre mondiale il se déplaçait en
personne sur les champs de bataille pour
superviser l’utilisation des armes
chimiques qu’il développait et pour en
étudier les effets. Son patriotisme sera
toutefois peu récompensé. Contraint à
l’exil en 1933 à cause de ses origines
juives, il mourra peu après de chagrin à
Bâle.
Le
dossier Syrie
Les dernières mises à jour
|