Opinion
La Russie et l’Islam, partie 5 :
L'Islam en tant qu'allié
Le Saqr
Vendredi 15 novembre 2013
« La Russie est devenue l’ennemi
n°1 de l'Islam et des musulmans
parce qu'elle s’est dressée contre le
peuple syrien; plus de 30 000 Syriens
ont été tués par les armes fournies par
la Russie »
Yusuf Al-Qaradawi
En lisant les mots d'Al-Qaradawi,
qui est probablement l’un des religieux
musulmans les plus influents de la
planète, dont l'émission de télévision
est suivie par 60 millions de musulmans,
on pourrait se demander comment
quiconque pourrait considérer l'Islam
comme un allié de la Russie. Mais de
fait, en lisant
le reste de l'article qui citait son
propos, nous voyons que Qaradawi a
également « appelé les pèlerins à
prier pour la chute de Bachar Al-Assad,
l'élimination de l’armée syrienne, de
l'Iran, du Hezbollah, de la Chine et de
la Russie. » Si nous examinons la
logique de ses propos, la liste
d'ennemis qu’il nomme et si nous
considérons qu'il croit que la Russie
est le pire d’entre eux, cela
n'indique-t-il pas que la Russie doit
être la force principale qui se tient
derrière les autres, derrière la Syrie,
l'Iran, le Hezbollah et la Chine ? S'il
en est ainsi, à moins de présumer que
les Russes sont irrationnels, nous
pouvons probablement en conclure que la
Russie voit en la Syrie, l'Iran, le
Hezbollah et la Chine des alliés, ce qui
est bien évidemment le cas. Et sachant
que la Syrie, l'Iran et le Hezbollah
sont sans le moindre doute musulmans,
cela montre clairement deux choses
fondamentales : il y a beaucoup de
versions différentes de l’ « Islam »
dans le monde (Hasan Nasrallah ne serait
certainement pas d'accord avec le point
de vue d’Al-Qaradawi), et certaines
de ces versions de l'Islam sont déjà des
alliés objectifs de la Russie. Par
conséquent, encore une fois, nous devons
mettre de côté la dénomination très
large d’ « Islam » et regarder de plus
près ce qui s'est passé à l'intérieur du
monde musulman.
Le point suivant est une évidence :
Le monde Musulman n'est pas une entité
unie et cohérente ayant un but, une
idéologie ou un éthos communs. Tandis
que quelques Musulmans veulent
entretenir cette fiction et que tous
les Islamophobes sont très heureux de
soutenir et propager de telles idées,
ceci est clairement faux. Bien que tous
les Musulmans partagent certaines
croyances communes, celles-ci sont
extrêmement réduites. En fait, tout ce
qui est exigé pour se convertir à
l’Islam est une récitation sincère de la
Chahada (l’attestation de foi) :
« il n'y a pas d’autre Dieu qu’Allah et
Muhammad est son messager. » Tout le
reste est sujet à l’interprétation des
diverses sectes et écoles de
jurisprudence. C'est pourquoi toutes les
généralisations habituelles sur l'Islam
sont si trompeuses : elles ignorent
l’immense diversité de l'Islam, du Maroc
à l'Indonésie, du wahhabisme saoudien au
soufisme kazakh.
Et pourtant, quelques généralisations
peuvent être faites, même si elles
doivent être accompagnées de divers
avertissements et mises en garde.
Premièrement, le segment le plus riche
(économiquement) du monde musulman est
clairement celui du type d'Islam sunnite
qu’on trouve autour du Golfe Persique,
en particulier celui représenté par le
wahhabisme saoudien. Cette version
saoudienne de l'Islam combine trois
éléments distincts dans un mélange
explosif : une idéologie primitive
mais extrêmement agressive, d’immenses
revenus disponibles et un
dévouement militant au prosélytisme et à
l’expansion.
Deuxièmement, les musulmans sunnites
sont tous des cibles potentielles de
l’endoctrinement wahhabite saoudien et
de ses efforts de recrutement. Cela ne
signifie pas que tous les sunnites se
conformeront au modèle Al-Qaeda, mais
que les efforts de recrutement
wahhabites ont déjà connu beaucoup de
succès dans la plupart des groupes
sunnites, indépendamment de leur
position géographique ou de leurs
traditions. Inversement, cela signifie
aussi que pour l’Islam traditionnel
sunnite, le wahhabisme que les saoudiens
propagent est un adversaire des plus
dangereux.
Troisièmement, les États-Unis ont le
mérite suivant : ils ont pris une secte
locale tout à fait insignifiante et
grâce à la complicité de la dynastie
saoudienne, ils ont littéralement fédéré
tous les forcenés wahhabites du monde
entier sinon en une seule et même
organisation, du moins en un même
mouvement. Alors que les Etats-Unis ont
initialement voulu organiser la
résistance contre l'invasion soviétique
de l'Afghanistan, ils ont depuis lors
toujours commandé, sinon toujours
contrôlé, ces mouvements à travers le
monde, et ils continuent à le faire
aujourd’hui. Des
« vols secrets » américains et turcs en
Bosnie à l'armement de l’Armée
de libération du Kosovo, en passant
par le 11 septembre et les soulèvements
en Libye et en Syrie, les États-Unis ont
toujours dirigés les forcenés wahhabites
contre les ennemis du vaste Empire
américain.
Quatrièmement, contrairement au reste du
monde Islamique, les chiites ont
toujours été des adversaires déterminés
de l’Islam wahhabite et de l’Empire
américain. Réciproquement, ceci signifie
aussi que pour l'Empire américain et les
forcenés wahhabites, les chiites sont
l’ennemi n°1 et qu’ils ne ménageront pas
leurs efforts pour affaiblir, subvertir
ou détruire n’importe quel mouvement ou
pays chiite. Il est remarquable qu’ils
aient échoué jusqu'ici, ce qui en soi
est un témoignage de l'intelligence, du
courage et de la détermination
formidables des peuples chiites.
Qu'est-ce que cela signifie pour la
Russie ?
Alors qu'il y a quelques cercles qui
souscrivent entièrement à la théorie du
« choc des civilisations » et qui
considèrent l'Islam comme une menace (voir
dans le chapitre précédent la
section « l'Islam à travers le prisme du
choc des civilisations »), il y a aussi
plusieurs groupes influents qui voient
clairement en l’Islam un allié naturel :
Shevchenko
a) Les Patriotes orthodoxes : le célèbre
journaliste
Maxim Shevchenko, par ses vues, est
leur meilleur représentant. Ce sont des
nationaux Russes qui en tant que
patriotes (et non en tant que
nationalistes) pensent que la Russie a
la vocation d’être un Etat et une
civilisation multi-ethniques et qui, en
tant que chrétiens orthodoxes, croient
que l’Islam traditionnel partage
certaines (voir toutes) des valeurs clés
du christianisme orthodoxe. Shevchenko,
qui est un activiste Orthodoxe de longue
date, est aussi un spécialiste de la
région du Caucase et a de nombreux
contacts avec les diverses communautés
musulmanes de Russie. Contrairement aux
« œcuménistes Orthodoxes », Shevchenko
n'a aucun intérêt à trouver un terrain
théologique commun avec l'Islam ; pour
lui, la valeur d'Islam réside dans ce
qu’elle défend culturellement et
politiquement. La croyance fondamentale
de Shevchenko et de ceux qui partagent
ses idées est que l'Islam traditionnel
est l'allié naturel du christianisme
orthodoxe et de la civilisation russe
dans sa lutte contre l’impérialisme
occidental et l'extrémisme wahhabite.
Inutile de dire que les islamophobes
russes méprisent profondément Shevchenko,
et ils répandent régulièrement des
rumeurs au sujet de sa conversion à
l’Islam (totalement fictive).
Massoud
b) Les services de sécurité : les
services de sécurité russes ont assez
d'analystes et d’experts pour avoir
pleinement conscience du potentiel d'une
alliance orthodoxe-musulmane contre
leurs ennemis communs. Ce n'est pas une
coïncidence qu'un ancien officier du KGB
comme Poutine ait entrepris tant
d'efforts pour soutenir le
clan Kadyrov en Tchétchénie. Il y a
une vieille tradition dans les services
de sécurité russes qui consiste à
chercher des alliances avec des
mouvements musulmans contre des ennemis
communs. De l’alliance de longue date du
GRU soviétique (service de renseignement
militaire) avec
Ahmad Shah Massoud (le Commandant
Massoud) au soutien du SVR (service des
renseignements extérieurs) apporté à
Bachar al-Asad, en passant par le
soutien du FSB (service fédéral de
sécurité) à
Akhmad et Ramzan Kadyrov (Présidents
de la république de Tchétchénie), les
services de sécurité russes ont toujours
cherché des alliés dans le monde
musulman. Ils ont toujours agi de la
sorte du fait d’un mélange de
considérations pragmatiques et
d'admiration profonde pour leurs
homologues (je peux personnellement
attester de l'admiration réelle et
sincère que les commandants des forces
spéciales Spetsnaz Kaskad et Vympel
éprouvaient pour Massoud). Poutine a
personnellement déclaré à plusieurs
reprises que les communautés musulmanes
traditionnelles peuvent compter sur le
soutien absolu de l’Etat russe et que ce
soutien pour l’Islam russe traditionnel
est un objectif stratégique clé pour la
Russie.
Chrétiennes ou Musulmanes ?
c) Les traditionalistes orthodoxes :
jetez un œil à cette photo, elle montre
des robes que l'on considèrerait comme
des robes orthodoxes traditionnelles
dans la Russie moderne. Bien qu’elles ne
soient pas rigoureusement identiques,
elles sont très semblables à ce que
beaucoup de femmes musulmanes
porteraient, n’est-ce pas ? Comparez
maintenant cela avec le type de
civilisation proposé par les divers
Pussy Riot, défilés de la Gay Pride et
autres mouvements
LGBT. Le fait est que les éthiques
traditionnelles orthodoxes et islamiques
sont très semblables et qu'elles
défendent les mêmes valeurs : familles
traditionnelles, patriotisme modéré,
responsabilité sociale, modestie,
sobriété, charité, honneur et respect
des traditions, y compris des traditions
étrangères. Pendant que la plupart des
chaines de télévision russes répandent
un flot constant d’immoralité, de
matérialisme et d’obscénités pures et
simples, les chrétiens orthodoxes
regardent avec compréhension et
admiration ces familles musulmanes qui
élèvent leurs enfants dans le respect
des anciens et les traditions qu’elles
représentent.
Récemment, il y a eu quelques scandales
médiatisés autour de la question du port
du voile par les filles musulmanes dans
les écoles publiques. Tout comme en
France, certains Russes se sont sentis
menacés par un tel étalage religieux, en
particulier dans les régions du sud de
la Russie où l'immigration est un gros
problème, mais de façon intéressante,
les commentateurs orthodoxes
traditionalistes se sont ralliés à la
cause des filles musulmanes en disant
qu'elles donnaient en fait le bon
exemple aux filles orthodoxes russes.
C'est un fait qu'avant la Révolution
bolchevique, presque toutes les femmes
de la Russie rurale portaient un voile,
ce qui est une tenue russe
traditionnelle (ceux qui en doutent
peuvent le vérifier avec n’importe
quelle
poupée russe Matriochka).
d) Les responsables de la politique
étrangère russe : bien que n'étant pas
nécessairement aussi pro-islamiques que
les services de sécurité russes, ils
sont largement convaincus de
l'importance de soutenir des pays comme
la Syrie et particulièrement l'Iran, que
la plupart des diplomates russes
considèrent comme un allié clé de la
Russie au Moyen-Orient. Cependant, il y
a aussi une forte minorité
pro-occidentale aux affaires étrangères
russes qui considère que l'Iran doit se
soumettre aux ordres du CSNU (Conseil de
sécurité des Nations Unies) même dans le
cas où le CSNU prendrait des décisions
défavorables à la Russie. C’est
également le groupe qui a prévalu à
l'époque où la Russie trahit Kadhafi en
ne posant pas son véto contre une
résolution qui visait clairement à
permettre à l’OTAN et aux Etats-Unis
d’attaquer la Libye (la Russie a
également trahi l’Iran à plusieurs
reprises au CSNU). Malgré tout, la
pensée dominante, en particulier depuis
le retour de Poutine au pouvoir, est que
l'Iran est un allié important que la
Russie doit soutenir.
L'Etat russe, dans son ensemble, n'est
pas un acteur unitaire. En fait,
d’intenses combats internes y ont lieu
en ce moment, et il y a de fortes
preuves indiquant qu’au moins deux
camps, l’un associé à Medvedev et
l’autre à Poutine, sont maintenant au
cœur d’une guerre secrète l’un contre
l’autre. Ce sujet, et ce qu’il implique
pour l'Islam, seront traités dans le
prochain article.
Le Saqr
Article original :
http://vineyardsaker.blogspot.fr/...
Traduction :
http://www.sayed7asan.blogspot.fr
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