Opinion
La Russie et l’Islam, partie 3 :
politique interne russe
Le Saqr
Samedi 9 novembre 2013
Dans les deux premiers articles de cette
série sur la Russie et l'Islam, nous
avons vu les raisons pour lesquelles ni
le modèle civilisationnel européen
moderne ni la foi Orthodoxe
traditionnelle ne peuvent, de nos jours,
fournir une source viable et positive
d'inspiration idéologique ou spirituelle
à la Russie post-soviétique. Alors que
durant les 300 dernières années, le
paradigme philosophique et politique
idéologiquement dominant était
« l’Occidentalisation » de la Russie,
les désastres absolus inévitables causés
par l’arrivée au pouvoir de « libéraux »
en Russie (Kerenski,
Eltsine), combinés avec la trahison
par l'Occident de toutes les promesses
faites à
Gorbatchev (selon lesquelles l'OTAN
ne s’étendrait pas vers l'Est) ont
finalement abouti à un écroulement de ce
modèle. La grande majorité des Russes
s’accorderaient aujourd’hui sur ces
idées de base :
a) L'Occident n'est pas l’ami de la
Russie, ne l’a jamais été et ne le sera
jamais, et la seule façon de traiter
avec lui est d’être en position de
force.
b) La Russie a besoin d'un gouvernement
fort mené par un dirigeant fort.
c) Les Russes « libéraux » (dans
l’emploi russe moderne du terme) sont un
petit groupe d’intellectuels dégénérés
qui idolâtrent les USA et détestent la
Russie.
d) La Russie doit être un « Etat
social », et le modèle capitaliste
« pur » est à la fois moralement mauvais
et fondamentalement non durable, comme
le montre la crise financière actuelle.
e) Le système démocratique est une
imposture utilisée par les riches dans
leurs propres intérêts.
Jusqu'ici tout va bien, mais quelle est
l'alternative ?
Historiquement, il y avait un modèle
traditionaliste qui disait que la Russie
devait être un pays Chrétien Orthodoxe,
où le pouvoir laïc le plus élevé devait
être mis entre les mains d’un Tsar, dont
le pouvoir doit être sous le contrôle
d’une Église puissante et autonome et où
la volonté du peuple serait exprimée par
le biais d’un
Zemskii Sobor, un « Congrès
de la Terre », quelque chose comme un
Parlement ayant un rôle principalement
consultatif. Cette idée a été exprimée
par des philosophes et des auteurs comme
[Alexeï]
Khomiakov, [Lev]
Tikhomirov, [Vassili]
Rozanov, [Ivan]
Solonevich, [Ivan]
Iline,
Soljenitsyne, [Igor]
Ogurtsov et beaucoup d'autres.
Avec beaucoup de réserves et
d’avertissements, je dirais que ce
serait la version Orthodoxe russe du
type de régime que nous voyons
aujourd'hui en République islamique
d'Iran. Pas une théocratie bien sûr,
mais un régime dans lequel la structure,
la nature, la fonction et le but
fondamentaux de l'Etat sont de maintenir
des valeurs spirituelles. Un régime avec
une forte composante démocratique, mais
dont la volonté populaire peut, en cas
de nécessité, se voir opposer le véto
des plus hautes autorités spirituelles.
J'appellerais un tel système une
« démocratie orientée », dans laquelle
les décisions tactiques sont remises à
la volonté de la majorité du peuple,
mais dont la direction stratégique est
définie et ne peut pas être remplacée
par une autre.
La grande différence entre la Russie et
l'Iran est qu'en Iran, le modèle
Islamique est clairement et pleinement
approuvé par une forte majorité de la
population. Au contraire, en Russie,
même la plupart de ceux qui se
considèrent (nominalement) Chrétiens
Orthodoxes auraient de grandes réserves
vis-à-vis de la tentative d’établir une
telle
« République Orthodoxe ». Il est
difficile d’avancer un chiffre crédible,
mais mon intuition personnelle est que
pas plus de 10 % des Russes ne se
sentiraient à l'aise face à une telle
proposition. Autrement dit, l'idée
d’établir une « République Orthodoxe »
serait probablement contestée par 90 %
de la population.
Je déplore personnellement cet état des
choses, ne serait-ce que parce que je
considère ce modèle comme ce qui serait
le mieux pour la Russie, mais la
politique étant la science du possible,
il est vain de s’obstiner à s’accrocher
à une impossibilité.
Et alors ? Quelles sont les autres
options ?
Le choix actuel « visible » (la variété)
des partis politiques existants
aujourd’hui est à la fois révélateur des
principaux courants de la société et, en
même temps, plutôt trompeur. Regardons
quels sont ces partis :
1) La « Russie
Unie ». C’est le parti de
Poutine. Je le décrirais comme
modérément patriotique (mais non
nationaliste), résolument engagé à avoir
une Russie forte, « social » en termes
économiques, et « indépendant » au
niveau des relations internationales.
2) Le « Parti
Libéral-Démocrate de Russie ».
Dirigé par
Vladimir Jirinovski, il est
virulemment anti-communiste et
anti-soviétique, nationaliste d’une
façon grotesque, également « social » en
termes économiques, et fou à lier dans
les relations internationales.
3) Le
Parti Communiste de Russie. Dirigé
par
Guennadi Ziouganov, c’est un parti
pathétiquement réactionnaire qui prétend
ouvertement être le successeur de
l'ancien
PCUS. Il est dirigé par une sorte de
politicien « sanglier » qui pourrait
être assis juste à côté de
Brejnev ou
Tchernenko. Il n'a aucune vision
politique réelle, à part la nostalgie de
l'URSS.
4) « Russie
Juste ». Dirigé par
Sergeï Mironov, un ancien
parachutiste devenu social-démocrate,
c’est une version modérément « centre
gauche » de la « Russie Unie ». C’est un
parti « sympa » qui ne fera jamais de
réelle différence.
5) Tous les partis pro-américains, qui
ne sont même pas parvenus à entrer à la
Douma et dont les protestations et
les manifestations se sont rapidement
essoufflées. Ils sont fondamentalement
insignifiants (nuls et non avenus).
Que signifie tout cela en réalité ?
Il n’y a qu’un seul parti en Russie : la
« Russie Unie », parti de
Poutine et
Medvedev. Les Libéraux-Démocrates et
les Communistes ne sont là que pour
assurer la fonction de valve de sécurité
pour les mécontents. Alors que ces
partis absorbent effectivement une
grosse partie des gens qui s'opposent à
Poutine et à la « Russie Unie », ces
partis finissent toujours par voter avec
le Kremlin au sein de la Douma. Cela est
également à peu près vrai pour « Russie
Juste », un parti si petit qu'il n’a de
toute façon pas vraiment d’importance.
L'autre fonction utile des
Libéraux-Démocrates et des Communistes
est qu’ils gardent les « forcenés » loin
du Kremlin. Les nationalistes
hystériques et les Communistes
nostalgiques sont absorbés par ces deux
partis et cela les rend tout de suite
insignifiants.
J'estime qu'il est important de
souligner ici qu'il existe des
communistes et des nationalistes
brillants, bien éduqués et instruits qui
n'appartiennent PAS aux partis
des Libéraux-Démocrates ou des
Communistes. Je pense à des
nationalistes comme
Dmitri Rogozine (qui est
actuellement le Premier ministre adjoint
du gouvernement russe, responsable de la
défense et de l'industrie spatiale) ou à
des stalinistes comme
Nikolaï Starikov (le dirigeant de
l'Union des Citoyens Russes).
Franchement, les gens intelligents se
tiennent à l’écart de ces deux partis
(Libéraux-Démocrates et Communistes).
La réalité est qu'il n’y a qu’une option
possible : la « Russie Unie » et son
non-parti, le « Front
Populaire de Toute la Russie »
(désormais
Front Populaire Panrusse - FPP),
créé par Poutine comme un mouvement
politique pour de nouvelles idées. Tout
le reste n’est là, plus ou moins, que
pour donner au système un air
« démocratique » et légitime.
Résumons tout cela.
La Russie est un pays multi-ethnique qui
est présentement dépourvu de toute
idéologie ou spiritualité unificatrices,
et dirigé par un seul groupe de
personnes dont l'idéologie peut être
résumée par un mélange de pragmatisme,
de patriotisme, de socialisme moderne et
de multilatéralisme dans les relations
internationales. Plus important encore,
La Russie Moderne n'est ni la Russie
Impériale d’avant 1917 ni l'Union
soviétique, et il serait
fondamentalement erroné de chercher à
établir des parallèles dans le passé
pour comprendre la nature actuelle de la
relation entre la Russie et l'Islam.
C’est là une grande tentation, à
laquelle la grande majorité des
observateurs occidentaux cèdent toujours
: chercher des parallèles entre des
événements actuels et des événements
passés. Même s’il est vrai qu'une
compréhension du passé est souvent la
clé de
la compréhension du présent, dans
le cas de la Russie et de l'Islam, ce
n'est pas une approche appropriée. Par
exemple, comparer les guerres en
Tchétchénie sous Eltsine puis Poutine à
la manière dont Staline a traité les
Tchétchènes, ou à la manière dont la
Russie a envahi le Caucase sous
Alexandre I, est une démarche qui ne
peut que fondamentalement induire en
erreur, amener à des parallèles
absolument infondés et aboutir à des
conclusions profondément erronées.
La Russie Moderne n'a pas de
définition claire d’elle-même. Etant
dépourvue de ce type de définition, elle
n’est pas capable d’articuler une vue
consensuelle sur ce que l'Islam signifie
pour la Russie.
Certains Russes voient dans l'Islam un
ennemi très dangereux, d'autres voient
l'Islam comme un allié naturel. Tout
cela est rendu encore plus complexe par
le fait que l'Islam lui-même n’est en
aucun cas un phénomène unifié et que
chaque fois que nous pensons à l'Islam,
nous devons préciser de quel type
d’Islam, et même de quel aspect
de l’Islam nous parlons.
Pour la Russie, l'Islam représente un
mélange de risques et d’opportunités à
bien des égards, y compris des aspects
spirituels, politiques, sociaux,
économiques, historiques et
géostratégiques. Pour être entièrement
comprise,
la question de « la Russie et
l'Islam » doit être considérée à travers
chacun de ces aspects, sans en négliger
un seul, ce qui nous permettra de voir
qu'il y a des « courants » différents à
l'intérieur de la Russie qui ne sont pas
du tout d'accord entre eux sur la
question de savoir si l'Islam est un
risque ou une opportunité au niveau de
chacun de ces aspects. Ainsi, plutôt que
de parler de « risques et
d’opportunités », je vais considérer les
défis spirituels, politiques, sociaux,
économiques, historiques et
géostratégiques que l'Islam représente
pour la Russie. Ce sera le sujet du
prochain article.
Article original :
http://vineyardsaker.blogspot.fr/2013/02/russia-and-islam-part-three-internal.html
Traduction :
http://www.sayed7asan.blogspot.fr
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